Support de cours et entraînement BTS… Objets cultes, culte des objets : la moto Harley-Davidson

BTSculgen_logo_1Thème concernant l’enseignement de culture générale et expression en deuxième année de section de technicien supérieur (sessions 2015-2016) : 
Ces objets qui nous envahissent : objets cultes, culte des objets

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En cette période de révolution technologique permanente, et face au “trop plein” des objets qui nous envahissent de toute part, certains objets oscillant entre l’unique et la reproductibilité industrielle, possèdent néanmoins un caractère singulier, qui les fait échapper aux effigies stéréotypées du consumérisme : tel est le cas des motos Harley-Davidson, source d’une inépuisable fascination. L’objet de ce support de cours sera d’étudier dans quelle mesure la possession souvent ostentatoire de ces “machines de série et de rêve”*, est fortement liée au champ émotionnel et à une dimension connotative essentielle qui relève du sacré.

* J’emprunte à Jim Lensveld le titre de son ouvrage (traduit par Jean-Bernard Gouillier) : Harley-Davidson, Machines de série et de rêve, Rebo Publishers 2010.

→ Prochain support de cours (dimanche 21 septembre 2014)
Posséder de l’inutile : gadgets, objets kitsch, ready-made, Pop Art… L’inutilité comme source de valeur.


logo_bts_entete1Harley-Davidson :

de l’objet culte au lien tribal

Dans un célèbre article intitulé “Des fonctions de l’objet” et qui sert d’introduction au  numéro 13 (“Les objets”, 1969) de la revue Communications|1|Abraham Moles explique : “[…] il existe une véritable sociologie de l’objet […] [car] en fait celui-ci est vecteur de communication au sens socio-culturel du terme : élément de culture, il est la concrétisation d’un grand nombre d’actions de l’homme dans la société et s’inscrit au rang des messages que l’environnement social envoie à l’individu ou, réciproquement, que l’Homo Faber apporte à la société globale. Plus précisément, [les] objets sont porteurs de formes, d’une Gestalt au sens précis de la psychologie allemande […]. L’objet est donc communication […]. À cet égard s’applique remarquablement la formule de Mac Luhan « the medium is the message », l’objet porteur de forme est message en dehors même, en plus de ces matérialités”|2|.

 Les Harley-Davidson comme objets cultes

Cette dimension connotative qui se greffe sur la fonction de l’objet a été particulièrement mise en avant par la sémiologie : les travaux de Barthes ou de Baudrillard|3| sont à ce titre éclairants, et c’est dans cette perspective que je voudrais ici me pencher sur les célèbres motos Harley-Davidson, « objets sacrés, patrimoniaux, objets cultes » (Instructions Officielles). De fait, elles articulent à une pure fonction (leur propriété matérielle : le fait de se déplacer rapidement sur un véhicule automoteur à deux roues) un signifié symbolique, imaginaire, émotionnel et affectif en corrélation avec un certain âge d’or de la modernité américaine. Cette signification plus idéologique qui se greffe sur le pur usage se définit donc par une valeur abstraite et symbolique qui détourne l’objet de son usage habituel, pour en faire un objet de rêve fonctionnant comme attribut social : objet-mémoire, objet statutaire, objet de collection.

Easy_Rider_1969Emblématique de la génération hippie, le film Easy Rider (Dennis Hopper, 1969)
a fait de la Harley-Davidson un objet culte, à la fois « mystérieux, fascinant et terrifiant ».

Isabelle Paresys faisait à ce titre remarquer : “la relation à l’objet peut être révélatrice des relations sociales et l’objet devient un véritable véhicule identitaire”|4|. En ce sens, une Harley-Davidson n’est pas une simple machine : véritable œuvre d’art pour certains, objet de culte “qui parle aux yeux, en impose à l’imagination”|5|, elle “incarne le mythe des grands espaces, sous-tendu par la figure archétypale du rebelle, guidé par son rêve de liberté et la volonté d’échapper à l’ordre établi”|6|. Ces propos de Nicolas Riou suggèrent bien qu’il y a projection sur l’objet d’une valeur ajoutée qui n’appartient pas intrinsèquement à l’objet mais s’objective en lui ; l’objet cesse d’être lui-même en devenant un objet culte : « mystérieux, fascinant et terrifiant », pour reprendre les termes de Rudolf Otto à propos du sacré|7|, rempli de puissance extraordinaire et interdit au contact des “profanes”, un aspect particulièrement mis en valeur par les Hell’s Angels Motorcycle Club et sa horde des anges de l’enfer, parfois proche du crime organisé.

D’un point de vue ethnologique, on pourrait dire que ces grandes cérémonies collectives des gangs de motards criminalisés, en mêlant à la mort symbolique la renaissance, permettent aux participants de quitter leur statut, leur rang social, pour endosser une nouvelle identité qui culmine dans l’acte meurtrier. La route devient ainsi, dans ces moments de marginalité,  un chemin rituel et initiatique. Je renvoie le lecteur à ces remarques très enrichissantes de Sandra Gorgievski : “Dans les road-movies des années 1970, la moto n’est plus le simple avatar du destrier chevaleresque, mais un instrument de mort, d’où les titres évocateurs de la série produite par Roger Corman, Les Anges de l’enfer à moto (1967). […] Les motards appartiennent au symbole du cheval infernal […]. Ils s’apparentent aux anges exterminateurs, aux démons que sont les combattants à cheval de l’Apocalypse. Dévorant les kilomètres comme des démons hippomorphes, la vitesse de ces monstres, alliée au bruit assourdissant des moteurs, modernise le symbole de l’étalon infernal […]”|8|.

« Harley-Davidson »
(Serge Gainsbourg, 1967)

Je n’ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n’reconnais plus personne
En Harley Davidson
J’appuie sur le starter,
Et voici que je quitte la terre,
J’irai p’t-être au Paradis
Mais dans un train d’enfer.

Je n’ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n’reconnais plus personne
En Harley Davidson
Et si je meurs demain,
C’est que tel était mon destin,
Je tiens bien moins à la vie
Qu’à mon terrible engin.

Je n’ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n’reconnais plus personne
En Harley Davidson
Quand je sens en chemin,
Les trépidations de ma machine,
Il me monte des désirs
Dans le creux de mes reins.

Je n’ai besoin de personne
En Harley Davidson
Je n’reconnais plus personne
En Harley Davidson
Je vais à plus de cent,
Et je me sens à feu et à sang,
Que m’importe de mourir
Les cheveux dans le vent.


Cette intégration de l’objet dans un paradigme symbolique et mythique est particulièrement intéressante à étudier dans la fameuse chanson de Serge Gainsbourg (1967) qui met bien en avant, à travers tout un imaginaire du risque et de l’aventure, la dimension cultuelle, terrifiante et fascinante de la Harley-Davidson. Celle-ci donne en effet à son possesseur le sentiment d’être et d’exister vraiment :

Je n’reconnais plus personne
En Harley Davidson
J’appuie sur le starter,
Et voici que je quitte la terre,
J’irai p’t-être au Paradis
Mais dans un train d’enfer.

Comme on le voit à travers les paroles, la chanson mêle au fantasme de puissance une sorte de pulsion primitive mortifère, de plaisir narcissique et auto-érotique, qui fait de la Harley-Davidson un objet de jouissance et de violence sacrificielle, tiraillé entre des forces contraires (terre et ciel, paradis et enfer). Cette relation narcissique à l’objet pourrait à ce titre évoquer la définition que propose en 1757 Charles de Brosses à propos du fétichisme, qu’il considère comme le premier sentiment religieux. De Brosses avait en effet utilisé le terme fétiche pour indiquer une sorte d’excès symbolique des choses qui étaient devenues objets de vénération et de culte. À ce titre, la Harley-Davidson est véritablement un fétiche, c’est-à-dire, pour reprendre les propos de Charles de Brosses, une « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des […] êtres inanimés que l’on divinise ».

Cette croyance en des « choses douées d’une vertu divine » est bien exprimée par exemple dans le film Easy Rider de Dennis Hopper (1969), œuvre mythique de toute une génération. Ainsi, d’un point de vue anthropologique, l’objet-culte cristallise une certaine manière de se rapporter aux objets proche de l’animisme ou de l’idolâtrie. La valeur prend ainsi le pas sur l’utilité puisque l’objet se trouve investi d’une dimension symbolique et d’un coefficient de religiosité dont la finalité est de préserver dans la conscience collective, et plus encore dans l’inconscient collectif, le caractère sacré de l’objet. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1917), Durkheim définit la religion comme un ensemble de croyances et de rites dont la finalité est de distinguer le sacré du profane.

Dès lors, l’objet sacré n’accomplit pas seulement une fonction sociale, mais renvoie à ce que Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions (1949) nomme une hiérophanie, c’est-à-dire un acte de manifestation du sacré. Rattachée à des valeurs, une histoire, des rites et une hiérarchie très codifiée|9|,
Brigitte Bardot Harley Davidsonla Harley Davidson devient ainsi un objet mythique isolé du profane, séparé du monde ordinaire et commun des « masses ».

Pochette du 45 tours
“Harley Davidson” (1967) →

 Fonction médiatique
et lien tribal

Il y a en outre toute une gestuelle, voire une exhibition du corps, propre à la conduite d’une Harley assez proche du faire voir et du paraître. Ainsi le corps, dans toutes ses attitudes, est concerné, et devient, au même titre que l’objet, communiquant : à la fois motif plastique et support de signification. De là une certaine théâtralité médiatique qui obéit à une véritable mise en scène. Il faut même des habits particuliers|10| pour accéder à la communauté Harley-Davidson, lieu de véritables rites communautaires selon des rôles et une scénographie codifiés qui consacrent l’accomplissement d’une mythologisation de l’objet. Georges Lewi et Jérôme Lacoeuilhe notent à ce sujet : « La marque Harley-Davidson est particulièrement représentative de ce que l’on nomme le lien tribal ou communautaire. En effet, elle s’appuie sur la tribu des « bikers » aux yeux desquels la moto Harley-Davidson est un objet-culte, pour créer un lien particulièrement fort entre les adeptes de la marque »|11|.

Harley Davidson_2En faisant émerger des figures d’idoles ou d’aventuriers qui modèlent notre représentation d’un certain idéal, les Harley-Davidson influencent fortement le rapport à l’apparence et au corps…
Source de l’image : hogeuropegallery.com

C’est ainsi que chaque année, les possesseurs d’une Harley se retrouvent : ces rites à récurrence périodique hypertrophiant la camaraderie virile et la figure légendaire du vétéran, tête brûlée, casse-cou et volontiers macho, suscitent d’une part une intégration identitaire de l’individu au sacré collectif et à l’épique du groupe, et confèrent d’autre part une dimension cérémonielle et quasiment dramaturgique à l’objet. Ainsi les motos Harley-Davidson ont-elles une signification sociale identifiante constitutive du mythe du biker, ce bad boy avec son blouson noir, en quête de grandeur, de transcendance et d’extase. Il y a en effet tout un aspect liturgique, épique et dionysiaque dans ces rassemblements collectifs qui permettent, en revenant à intervalles réguliers, de garantir la cohésion émotionnelle et symbolique du groupe : exaltés comme un acte héroïque, ils sont pour les bikers autant de façons de célébrer la proximité d’une communauté très sélective et d’échapper à la monotonie de la vie moderne en attribuant une valeur rituelle et quasi apologétique à l’objet.

En cela, la possession de l’objet fonde l’existence d’identités selon le subjectivisme le plus absolu, puisqu’elle sépare ceux qui le possèdent des “profanes”. Elle participe ainsi à la mise en scène de soi en faisant de son propriétaire une sorte d’initié, de démiurge conscient de sa puissance transgressive et capable d’un pouvoir ambivalent, à la fois protecteur et destructeur, oscillant entre la fraternité et l’absence de loi. Mais cette transfiguration du sujet débouche aussi sur une transfiguration de l’objet lui-même, puisqu’elle le dote “d’une double existence le faisant exister simultanément sur le mode de l’être et du paraître”|12|. Comme nous l’avons vu, le référentiel et le symbolique s’interpénètrent en effet toujours dans l’objet : la possession de l’objet réel et objectif débouche donc sur la possession de l’objet symbolique et connotatif. Dans cette perspective, la fonction de l’objet n’est plus tant mécanique que sémiotique : une Harley-Davidson n’ayant de signification qu’en vertu de cette dimension hiérophanique|13| qui, en transformant subjectivement l’objet en icône, lui confère un rôle identitaire et sublimé.

© Bruno Rigolt, août 2014

NOTES

1. Ce numéro est consultable en ligne en cliquant ici.
2. Abraham Moles, « Objet et communication », revue Communications, 1969, page 2. 
3. Voyez à ce sujet le chapitre intitulé “Sémantique de l’objet” dans L’Aventure sémiologique de Roland Barthes (1985) et l’ouvrage de  Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), dont quelques extraits sont consultables en ligne.
4. Isabelle Paresys, Paraître et apparences en Europe occidentale : du Moyen Âge à nos jours, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq 2008,  page 125.
5. Définition de l’adjectif “spectaculaire” dans Le Petit Robert.

6. Nicolas Riou, Marketing anatomy : Les nouvelles tendances du marketing passées au scanner, Eyrolles, Paris 2009, page 63.
7. Rudolf Otto, Le Sacré (1917)
8. Sandra Gorgievski, Le Mythe d’Arthur : de l’imaginaire médiéval à la culture de masse, Éditions du Céfal, Liège (Belgique) 2002, page 149.
9. Lire à ce propos : Léo Marie, “Bikers dans l’Ouest. 20 ans de lutte…” in : Le Télégramme (27 mai 2012) ; uniquement la partie intitulée “Des règles, des codes et une hiérarchie très stricts”, depuis “Le cœur du chapitre est composé d’officiers et de membres” jusqu’à “signe en voie de disparition, discrétion oblige)”.
10. Alain Bauer, dans son Dictionnaire amoureux du crime (Paris, Plon 2013) note à ce sujet : « [Les Hell’s Angels] possèdent une sorte d’uniforme formé le plus souvent d’une jaquette en cuir (ou d’un blouson). Dans le dos se trouve leur emblème particulier, surmonté d’un demi-cercle en haut, mentionnant le nom du club, souligné d’un autre en bas indiquant la localisation. La face avant du blouson mentionne le “grade” et le nom du club. L’ensemble est dénommé “couleurs”. »
11. Georges Lewi, Jérôme Lacoeuilhe, Branding management : La marque, de l’idée à l’action, Pearson France Paris 2012, page 181.
12. A. J. Greimas, “Pour une sociologie du sens commun”, in Du Sens I, Essais sémiotiques, Éd. du Seuil, Paris 1971, page 99.
13. Hiérophanique : suscitant l’expérience du sacré.

Harley-Davidson Harlista CampaignPublicité pour Harley-Davidson Motor Company (Carmichael Lynch), 2009

 Entraînement à la synthèse :
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

 Écriture personnelle

Dans quelle mesure selon vous la possession de certains objets influe-t-elle sur le comportement social ?
Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

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Harley Davidson_3Une tribu de « bikers » Harley-Davidson…
Source de l’image : hogeuropegallery.com

The Harley-Davidson Reader, Motorbooks 2006
Plusieurs passages de cet ouvrage sont consultables en ligne.

 

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© Bruno Rigolt, EPC août 2014__

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques