Support de cours BTS. Thème « Corps naturel, corps artificiel »
Les dystopies du corps :
Corps en crise, crise du corps
Le corps entre survalorisation et dépréciation
par Bruno Rigolt
Niveau de difficulté de ce cours : difficile ★★★★★
« Une autre fois, un démon d’anatomiste ne m’a-t-il pas, pour s’amuser, mis en pièces comme une poupée articulée, destinée à servir à toutes sortes d’essais diaboliques, voulant voir, par exemple, quel effet produirait un de mes pieds planté au milieu de ma nuque ou mon bras droit fixé dans le prolongement de ma jambe gauche ?… »
Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, « Le Magnétiseur », 1814.
In : Contes. |Wikisource|
« Nos corps entrent dans les divans sur lesquels nous sommes assis, et les divans
entrent en nous comme le tramway qui passe entre les maisons.»
Umberto Boccioni
Cité par Pierre Courthion, « Boccioni sculpteur de l’antisculptural »
In : XXe siècle, n°19, juin 1962 (« Tournants décisifs »), page 17.
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ous vivons une époque de profonde transgression, époque de mutations et de redéfinition sans précédent des valeurs humaines. Tout semble pourtant comme avant : les guerres sont les mêmes guerres, le sang versé est le même sang versé, et le soleil est le même soleil qu’il y a quatre milliards et demi d’années. Mais voici qu’en vérité les territoires de l’homme se sont profondément transformés. Sans nous en rendre compte, nous marchons dans les ornières d’un monde qui s’est structurellement modifié, avec ses visions de séismes et de tsunamis, monde qui implique de redessiner les liens entre les chemins sinistrés de l’Humanisme et la grande mutation de notre système identitaire promise par les temps à venir.
En fait, cette mort des civilisations, terriblement annoncée par Paul Valéry dans la Crise de l’esprit en 1916, s’apparente davantage à une mutation anthropologique : l’individu hypermoderne est l’enfant mort-né de l’idée de société au sens historique du terme, comme si le monde ayant dépassé ses limites, l’avait contraint à se chercher d’autres abris pour y loger son corps. Et face à ce monde mutant, monde sans idéal, sans quête, sans transcendance, répond l’idée de corps-spectacle, de corps médiatique, de corps augmenté, amélioré, seules possibilités pour l’humain de dépasser ses limites et d’exprimer son essence.
Le corps comme « matériau expérimental »
Ainsi que nous le notions dans un précédent support de cours*, « cette décorporéisation du corps est en fait étroitement associée à une quête pour l’homme de son corps utopique […] comme si la vie artificielle constituait l’aveu frappant de sa finitude ». Je parlais de corps utopique mais le développement du scientisme à partir de la seconde moité du XIXe siècle n’oblige-t-il pas plutôt à parler de corps dystopique ?
Nul mieux que l’art à partir du XXe siècle n’a en effet exprimé ce désenchantement du corps qui est fondamentalement une crise de l’Humanisme.
Malmené et asservi par la science, déconnecté de la pensée humaniste, noyé au sein d’une machine sociale qui le submerge, le corps devient le lieu d’expérimentation de l’humain. Prisonnier entre l’utopie d’une jeunesse éternelle et la dystopie d’une trop longue vieillesse, il subit à partir du vingtième siècle une crise fondamentale, qui est d’abord une crise de l’identité corporelle.

Livré à une expérimentation illimitée sur lui-même, le corps perd d’une part son intégrité physique : il cesse d’avoir une forme absolue ; il devint variable et ouvert à toutes les déformations possibles comme en témoigne cette curieuse toile de Magritte, Entr’acte, peinte en 1928 : on y voit depuis le fond de scène d’un théâtre des fragments de corps désexués et sans visage semblant regarder les rangs d’un public absent remplacé par un étrange décor volcanique.
Mais ce renversement des relations premier-plan/arrière-plan² suggère plus fondamentalement un renversement des valeurs morales : en perdant son unité organique, le corps perd conséquemment son intégrité métaphysique. Aux conceptions religieuses traditionnelle du corps —marqué par l’unité originelle et promis à la résurrection—, s’oppose un corps morcelé, libéré de l’éthique, soumis à toutes les dérives plastiques de l’objet et à tous les fantasmes de l’imaginaire.
Ce renversement de la relation entre le corps et la réalité sera l’une des constantes de l’art du vingtième siècle, à commencer par le Cubisme. Le tableau de Picasso intitulé « Femmes devant la mer » (1956) est une parfaite illustration des remarques précédentes. En introduisant dans sa peinture des distorsions, des schématisations géométriques, des morcellements, le peintre provoque une remise en question des normes de beauté du corps.
Épuré, dépouillé, schématisé, le corps se disloque, se distend, explose, et passe finalement du domaine de la représentation au domaine de l’abstraction. Ce renversement des goûts et des pensées est essentiel : dégagé de son contexte référentiel, le corps semble se métamorphoser au point de n’être plus qu’un matériau de base, hors-norme, distancié, déconnecté de l’esthétique traditionnelle : corps comme outil conceptuel, corps comme artifice, comme image mentale projetée sur le sujet.
Il faut ici faire remarquer combien, au-delà de la peinture de Picasso et du Cubisme, c’est tout l’art moderne qui a révolutionné notre rapport au corps en introduisant une esthétique de la distanciation du corps naturel. En déformant le visage et le corps humains, l’art moderne s’inscrit ainsi dans un esprit de révolte par rapport au réel. Délivré de son obligation de ressemblance, soumis à l’indéterminé, à l’aléatoire, au hasard, le corps devient un instrument d’exploration et progressivement, de transgression sociale.
* Corps humain et corps « déshumain » : entre identité et altérité
- Voir à ce sujet l’ouvrage de Marcel Paquet, Magritte ou l’éclipse de l’être, Éditions La Différence, 1982.
La désublimation du corps dans l’art moderne
Les deux guerres mondiales et les nombreux conflits du vingtième siècle ont sans nul doute accentué cette réification de l’Homme. Au scientisme triomphant qui prévalait depuis la fin du XIXe siècle, la guerre ébranle profondément le statut ontologique de l’Homme : c’est tout l’être qui devient malmené. Par son caractère dramatique, interruptif et hyperbolique, la guerre constitue donc une rupture dans la temporalité historique ainsi qu’une remise en cause brutale du corps comme univers de référence. Ce qui subsiste de l’humain, c’est l’inhumain : corps tordus dans la souffrance, cris des blessés déchirant la nuit, mosaïques de cadavres entassés pêle-mêle dans les fosses…
Dante Gabriel Rossetti
« Lady Lilith », 1866 →
Wilmington (USA), Delaware Art Museum
À la quête idéale du corps parfait dont les Préraphaélites, héritiers du puritanisme victorien avaient fait leur matière, répond la représentation du corps en douleur au XXe siècle : le corps perd son unité, il devient une addition d’instants de corps qui l’artificialisent. Ce que Marcel Gromaire (1892-1971) peint dans « La Guerre » (1925), ce ne sont pas des corps d’hommes, ce sont des corps-machines, mécanisés, déshumanisés et pétrifiés dans l’attente de la mort. Statufié dans un espace vide, le corps devient un monument funéraire : corps dystopique, corps-robot assujetti au poison terrifiant des machines¹, et annonciateur du monde de demain, rationalisé et totalitaire qu’a si bien décrit l’écrivain Georges Bernanos dans La France contre les robots.
Marcel Gromaire, « La Guerre » , 1925
(Musée d’art moderne de la Ville de Paris. © ADAGP/RMN – Bulloz)
L’histoire de l’art moderne serait ainsi celle de l’identité perdue. Si elle tire son origine des crises institutionnelles et sociales du dix-neuvième siècle, elle précipite le monde vers une fin de l’histoire marquée par l’abolition de la temporalité et la mise à l’épreuve du corps. « S’attaquant avec la même force, aux natures mortes qu’au corps humain, le Cubisme fait voler en éclat la représentation du réel, déforme la figure humaine jusqu’à la monstruosité »². À la fragmentation de l’Histoire répondent les corps disloqués de Guernica, ébranlant la représentation picturale et sculpturale du XXème siècle. Ces corps disloqués ne sont-ils pas un terrible « théâtre de la cruauté » ? Désordre de corps en chaos, apocalypse en noir et blanc de corps suppliciés et démembrés…
Pablo Picasso, « Guernica », 1937 (détail)
Madrid, Musée Reina Sofía
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Centre Pompidou, « Le corps dans l’œuvre ».
« 1938-1945 : des camps, des corps, des barbelés, des gardes. Il y avait ceux qui étaient dehors et ceux qui étaient dedans : une masse de chairs qui furent à la fois anonymées, inventoriées, marquées, manipulées, tuées. Au nom de quoi ? […] Folie eugéniste, folie de création, folie meurtrière, folie de l’imaginaire de l’homme qui se prend pour le créateur de la vie à venir. Des images sortent de la nuit et du brouillard, surgissent encore après un demi-siècle : tri des corps devenus choses, objets d’expérimentation, vies devenues rouages d’un travail forcé – de la machine à produire. Des corps-choses sont répertoriés: les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ou encore ceux qui vont vivre et travailler et ceux qui vont mourir. Toujours, quel que soit l’ordre du jour, deux files, deux chemins. Couloir de gauche ou couloir de droite, en rangs serrés ; le destin se restreint à un choix qui vous met sur une liste ou sur une autre. Les chairs et l’intime sont gérés, comme les accumulations de linges, de vêtements, de chaussures, de bijoux et autres objets de valeur récupérés. La valeur est regroupée, rangée en série, pour mieux être évaluée. […]. Peut-on encore imaginer un monde à partir de ces cendres-là ? Après les guerres du XXe siècle − après la dernière, celle que l’on a dite totale, celle d’un système nommé totalitaire − l’artiste pouvait-il encore faire de l’art, pouvait-il encore représenter une culture ? »
Lydie Pearl |
L’exemple du corps artificiel chez les Futuristes italiens
« L’homme multiplié et le règne de la machine »
Filippo Tommaso Marinetti
Il faut préparer aussi la prochaine et inévitable identification de l’homme avec le moteur, facilitant et perfectionnant un échange continuel d’intuitions, de rythmes, d’instincts et de disciplines métalliques, absolument ignorées aujourd’hui par le plus grand nombre, et devinées seulement par les esprits les plus lucides.
[…] nous aspirons à la création d’un type inhumain, en qui seront abolis la douleur morale, la bonté, la tendresse et l’amour, seuls poisons corrosifs de l’intarissable énergie vitale, seuls interrupteurs de notre puissante électricité physiologique.
Nous croyons à la possibilité d’un nombre incalculable de transformations humaines, et nous déclarons sans sourire que des ailes dorment dans la chair de l’homme. Le jour où il sera possible à l’homme d’extérioriser sa volonté de sorte qu’elle se prolonge hors de lui comme un immense bras invisible, le Rêve et le Désir, qui sont aujourd’hui de vains mots, régneront souverainement sur l’espace et sur le temps domptés.
Le type non humain et mécanique ; construit pour une vitesse omniprésente, sera naturellement cruel, omniscient et combatif. Il sera doué d’organes inattendus : des organes adaptés à un environnement fait de chocs continus.
F. T. Marinetti,
L’Homme multiplié et le règne de la machine (extraits). Article rédigé en Français en mai 1910.
Cité par Giovanni Lista,
Le Futurisme, textes et manifestes (1909-1944),
Éditions Champ Vallon 2015 |Lien|
du corps humain…
Il serait intéressant d’évoquer ici le corps technologique souvent vanté par les futuristes italiens. En tant que mouvement d’avant-garde, le Futurisme apparaît à une époque de profonds bouleversements idéologiques dans la culture européenne. Le culte du progrès et du scientisme, largement célébré dans la poésie futuriste, débouche donc sur l’affirmation d’un corps artificiel et hybride, identifié à la machine (voir ci contre), privé de son affectivité, et obsédé par la toute-puissance.
Ainsi dans « L’Homme multiplié et le royaume de la machine », article rédigé en français en 1910 et republié en italien en 1915 dans le recueil Guerra sola igiene del mondo (Guerre seule hygiène du monde), le poète italien Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), chef de file du mouvement futuriste, fait l’éloge de l’homme futuriste au corps artificiel et mécanique.
Comme le note très bien Giovanna Sapperi, « le corps technologique imaginé par Marinetti est donc caractérisé par un processus de métamorphose du sujet en engin métallique. Ce fantasme d’une fusion entre la chair et le métal permet d’imaginer un corps dur, phallique, imimmunisé contre les menaces intérieures et extérieures, un être à la psychologie inhumaine et au corps impénétrable »*.
Il faut ici évoquer l’œuvre d’Umberto Boccioni, qui est avec le poète Marinetti, le protagoniste le plus important du mouvement futuriste : dans sa célèbre sculpture, Formes uniques de la continuité dans l’espace (1913), il représente un agrégat de formes censées figurer un homme. Mais un homme sans bras, « image triomphante et mythique de l’homme nouveau en marche vers le futur » (G. Lista). Cette déshumanisation du corps naturel correspond inévitablement à une mise à l’écart de l’homme et à une objectivation du corps artificiel : sorte de surhomme fasciste dont le corps dystopique devient la forme primordiale de la Volonté de Puissance : idéologie du corps artificiel et anti-humanisme vont de pair.
* Giovanna Zapperi, « Du Surhomme au non-homme. Visions du corps-machine en temps de guerre », in : Véronique Adam, Anna Caiozzo, La Fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, CNRS/MSH-Alpes 2010, page 318..
Umberto Boccioni (1882-1916), Formes uniques de la continuité dans l’espace (1913)
New York, MOMA
L’atteinte au corps dans l’art :
du corps narcissique à la remise en cause de l’intégrité corporelle
Paradoxalement, cet « adieu au corps » (David Le Breton) que nous avons interprété comme une réification croissante de l’Homme, se traduit par une survalorisation du corporel, des postures et des dévoilements. En jouant sur les limites, la provocation corporelle ainsi que le narcissisme hyperbolique, la culture excentrique qui explose dans la deuxième moitié du XXe siècle préfigure l’adieu au corps : véritable chant du cygne, elle précipite le corps dans l’Underground : tatouages, piercings, style punk, épingles à nourrice, vinyle, zips, etc., s’ils magnifient superbement la culture excentrique et son extravagance, traduisent plus fondamentalement un profond dérèglement existentiel.
Regardez ce cliché extrait du très beau clip Big girls cry réalisé en 2015 par Daniel Askill pour la pop-star australienne Sia : on y voit la jeune danseuse Maddie Ziegler dans une scène forte évoquant un étranglement. Le symbolisme très élaboré de la chorégraphie de Ryan Heffington interroge immédiatement le rapport au corps et suggère en palimpseste un abus sexuel. Proche du Body Art, le travail artistique sur le corps est inséparable d’un processus de manipulation corporelle : il s’agit presque pour le corps d’éprouver ses propres limites.
Cette expression du danger, de la douleur est également parfaitement rendue dans le clip que Terry Richardson réalisa en 2013 pour la chanteuse Miley Cyrus (Wrecking Ball). Au-delà de la polémique suscitée par le caractère osé du tournage, ce qui transparaît est l’articulation de l’intégrité corporelle, fortement anthropocentrique et narcissique, à l’altérité du moi et du corps suggérée par la dévastation du décor. Cette expression du danger, de la douleur est également parfaitement rendue dans le clip que Terry Richardson réalisa en 2013 pour la chanteuse Miley Cyrus (Wrecking Ball).
Au-delà de la polémique suscitée par le caractère osé du tournage, ce qui transparaît est l’articulation de l’intégrité corporelle, fortement anthropocentrique et narcissique, à l’altérité du moi et du corps suggérée par la dévastation du décor. Mais ne nous méprenons pas sur cette mise en scène du corps : s’il semble sublimé, le corps de la chanteuse est en réalité réifié comme concept puisqu’il se conteste lui-même. Survalorisé comme objet, le corps doit paradoxalement se détruire pour exister en tant que sujet.

Cette remise en cause de l’intégrité corporelle est évidemment particulièrement sensible de nos jours où les souffrances humaines résultant des dysfonctionnements socio-économiques ont profondément ébranlé l’intégrité structuro-fonctionnelle des sociétés : formaté par la publicité, la mode, les médias, confronté brutalement aux enjeux bioéthiques de la génétique, le mythe du corps artificiel semble le point d’ancrage d’un profond désordre social qui résulte en fait d’une culpabilité du corps naturel.
Jamais assez jeune, jamais assez beau, jamais assez mince, le corps est devenu le parent pauvre autant que le souffre-douleur de l’Homme. Si l’atteinte au corps est tellement exploitée dans l’art, particulièrement depuis le XXe siècle, c’est sans doute parce qu’il met en jeu le corps politique et social dont il est en réalité le terrible reflet. Comme le dit très bien Paul Ardenne, « le corps est moins que jamais une figure neutre. Un espace de conflits plutôt, trouble décalque de l’instabilité de la condition humaine » |source| : ce n’est pas l’ordre et la mesure qui façonnent le spectacle du monde mais l’excès, l’hybris et la démesure.
Alighiero Boetti, Io che prendo il sole a Torino il 19 gennaio 1969 →
Boules de ciment, 1969
Au-delà même de la représentation, le corps devient outil, trace et empreinte : corps-mémoire, mais aussi corps hybride, noueux, déformé, découpé, tordu, morcelé… Regardez cet étrange assemblage de boules de ciment réalisé en 1969 par Alighiero Boetti (« Moi qui prends le soleil à Turin le 19 janvier 1969 ») : derrière ces 111 boules de ciment figurant une forme humaine, n’est-ce pas le corps séché d’un cadavre gisant sur le sol, déjà raidi, que nous contemplons ? En mettant en scène notre relation traumatique à nous-même, le corps dystopique fait donc figure de révélateur des désordres du monde.
« L’atteinte corporelle est une attaque du corps de l’espèce, elle perturbe les formes humaines et suscite ainsi le trouble et le rejet. Celui qui s’incise, se brûle ou se suspend dit son mépris ou son indifférence face au corps lisse, hygiénique, esthétique, achevé qui est de mise dans nos sociétés contemporaines. La sacralité diffuse qui entoure socialement le corps est altérée, profanée. En « abîmant » son corps, comme le dit le discours commun, l’individu entre dans une sorte de dissidence. Attenter à l’image du corps (et donc de soi), s’infliger délibérément une douleur, ce sont là deux transgressions essentielles aux yeux de la société, et pour l’individu deux manières de dire son refus des conditions d’existence qui sont les siennes. En brisant les limites du corps, l’individu bouleverse ses propres limites et s’attaque simultanément aux limites de la société, puisque le corps est un symbole pour penser le social. »
David Le Breton « Lukas Zpira ou le hacker corporel », in : Lukas Zpira, Onanisme Manu Militari II, |
Liée à l’Art corporel (ou Body-Art), l’œuvre de Paul McCarthy exprime cette profonde dystopie du corps : n’hésitant pas à s’automutiler et à maculer son corps de tâches de peinture, McCarthy fait du corps le creuset d’une profonde angoisse existentielle : « J’utilise le corps comme réceptacle des peurs, des obsessions, des conflits générés par notre société »¹. Ces propos sont à rapprocher des prises de position de François Pluchart, l’un des grands théoriciens de l’Art corporel : « Tout créateur est un terroriste dont l’efficacité se mesure à la capacité de dynamiser les esprits et d’entraîner avec lui, pour les transformer, le plus grand nombre d’individus, qu’ils soient ou non conscients de lui être redevables de leur attitude à mieux appréhender l’exercice de la vie »².
Paul McCarthy, « Two heads », 1971-1993. Diptyque cibachrome (© Galerie Georges-Philippe Vallois, Paris)
Exposition L’Art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours.
Marseille, MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille, 6 juillet-15 octobre 1996. Catalogue de l’exposition, page 163.
© Musées de Marseille, Réunion des Musées Nationaux, 1996
C’est de cette crise de l’esprit et de l’humain que l’œuvre d’Hans Bellmer (1902 – 1975) tire également toute sa substance. Ses fameuses « poupées » expriment à travers la profonde hétérogénéité du corps qu’elles donnent à voir l’enjeu même du sens de l’être, ou plutôt le non-sens du non-être. De fait, la question de la dislocation qui est au centre des créations de Bellmer peut se lire comme une dislocation du corps-sujet. Entre conflit et désarticulation, le corps disloqué nous introduit au cœur d’un corps qui expérimente ses propres limites. Devenu objet, le corps naturel s’altère au point d’être machinal, post-humain, artificiel, monstrueux³.

Ce n’est pas un hasard si la déconstruction du corps naturel prend dans l’art contemporain les dimensions d’un véritable manifeste, à la limite de l’extrémisme. Témoin l’artiste américain Chris Burden (1946-2015) qui accède à la notoriété avec « Shoot » (1971), où il n’hésite pas à mettre en danger son corps en se faisant tirer dessus par un complice. Cette esthétique de l’extrême violence faite au corps se retrouve dans l’œuvre sulfureuse de l’artiste et vidéaste américain Vito Acconci (New York, 1940-2017). Comme chez Chris Burden, le corps est utilisé comme un langage transgressif et provocateur allant jusqu’à la destruction. Ainsi, la vidéo See Through (1970) montre le reflet du buste de Vito Acconci dans un miroir. Dans la position d’un boxeur, il met des coups de poings à son reflet jusqu’à briser le miroir.
Vito Acconci, See Through, image extraite de la vidéo →
Source : MOMA
Dans cette lutte avec lui-même, avec son identité, comme pour détruire son image, le corps semble la mesure (la démesure ?) de toutes choses : du langage, de l’espace, de la douleur, des structures sociales. Comme nous l’avons vu tout au long de cette étude, l’essentiel n’est pas tant le corps que sa confrontation à une situation qui questionne l’identité même de notre être au monde. L’art du corps semble donc pleinement confirmer ces propos de David Le Breton : « Entre l’homme et son corps, il y a un jeu, au double sens du terme. Le corps est aujourd’hui un double, un autre soi-même mais disponible à toutes les modifications, preuve radicale et modulable de l’existence personnelle et affichage d’une identité provisoirement ou durablement choisie » |Source|.
- Virginie Luc, Gérard Rancinan, Art à mort, Éditions Léo Scheer, Paris 2002, page 47.
- François Pluchart, L’Art : un acte de participation au monde. Nîmes : Jacqueline Chambon, 2002, page 180. Cité par Chantal Pontbriand (2002).
- Voir à ce sujet notre support de cours : « Extraordinaire, monstruosité et métamorphose ».
Corps et malaise identitaire
Corps sujet, corps objet
« Le corps, donc, comme cette réalité de toute façon présente à notre être, absolument tangible mais aussi divisée sans arrêt : un objet, et un sujet ; le support du moi mais, aussi bien, celui d’autrui ; une incarnation, et tout autant une représentation. Un complexe, en somme, tandis que la vie se charge d’harmoniser du mieux possible ces pôles d’appréhension divergents du phénomène corporel ; et un problème, de fait, sitôt et pour peu que défaille cette mécanique d’harmonisation. S’il est à tous au quotidien, s’il fait en termes cliniques la fortune de la psychologie et de l’hôpital, le corps compris comme complexe problématique n’en est pas moins aussi, comme on devine, le bien de l’art. Ce qu’est le corps, réalité, enjeu et stratégies, trouve là une déclinaison des plus aiguës qui soit. Car l’artiste ne fait pas qu’éprouver son corps, à l’instar de tout un chacun. Encore lui faut-il en écrire la formule. L’œuvre d’art joue ce rôle, dont une Sarah Kofman, dans la lumière freudienne, a bien montré la fonction à la fois transitive et réparatrice. Que l’artiste, en un raccourci radical, décide de dire son corps seul, de le conjuguer, d’en produire l’image ou la matière, voilà qui démultiplie aussitôt l’enjeu de l’art, mais de manière paradoxale, le champ de l’expression artistique se révélant subitement concentré. Élisant son corps comme “objet d’art” (H. P. Jeudy), l’artiste regarde moins loin, il se contient à sa chair, aux représentations égotistes qu’il forme de celle-ci, au seul réseau sensible qui s’organise à partir d’elle. Mais ce faisant, il lui faut scruter au plus profond, s’ouvrir, investir son être propre, accepter de faire de lui-même un sujet d’expérience. ».
Paul Ardenne
L’Image corps, Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Editions du regard, Paris 2001.
Ce que nous comprenons, c’est la manière dont le corps, à travers l’art, n’a cessé de rendre compte de cette crise de la société dont nous sommes les témoins.
Hans Bellmer, Variations sur le montage d’une mineure articulée (Minotaure n°6, décembre 1934).
En dépassant ses limites, le corps s’affranchit de tout manichéisme pour donner consistance à ce qui relevait hier de la Science-fiction, voire du nihilisme.
Ángela Burón, « Anatomie surréaliste », 2016
Il ne fait guère de doute en effet qu’au XXIe siècle, l’art accompagnera les tendances actuelles aux transformations du corps et à l’hybridation. Cette tendance n’est en rien un quelconque abandon du corps naturel : comme l’affirme très bien l’artiste Stelarc, dans un entretien avec Jacques Donguy le 30 novembre 1995, « Depuis que nous avons évolué en tant qu’hominidés et que deux membres sont devenus préhenseurs, nous avons commencé à créer des artefacts, des outils, des instruments, des ordinateurs… Le corps a toujours possédé la technologie […]. Pour moi, cette mentalité technophobique de la fin du millénaire est très étrange, et je pense qu’elle est déclenchée par une notion nostalgique, ou plutôt romantique, selon laquelle le corps est simplement biologique dans un paysage naturel, ce qui n’a jamais été le cas »¹.
1. Stelarc, L’Art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours. Catalogue de l’exposition, Musées de Marseille/Réunion des Musées Nationaux, 1996 page 217. COTE CDI : 7.038.6 ART
Stelarc, Handswriting, Maki Gallery, Tokyo 1982.
Une telle conception n’est cependant pas évidente : de fait, ce qui est radicalement nouveau dans l’art contemporain, c’est la façon dont les artistes s’accommodent des possibilités inouïes de la science pour façonner le corps au gré de leurs envies ou de leurs fantasmes. On objectera à juste titre que l’art a valorisé par le passé d’audacieuses manipulations corporelles : ainsi les savoureux portraits phytomorphes du peintre italien Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1537-1593) suggérés par des végétaux, des animaux ou des objets astucieusement disposés. Mais point de manipulation génétique derrière ces têtes plaisantes composées de fruits, légumes, végétaux : plutôt une invitation à rappeler combien notre corps est « nourri » par une nature douce et bienveillante comme le serait une mère nourricière.
← Giuseppe Arcimboldo, Vertumne (huile sur toile, 1690). Château de Skokloster (Suède)
Au contraire de cet humanisme, l’art moderne suppose un changement dans la représentation de notre propre corps. Ainsi, l’attrait fantasmé pour les techno-sciences amène à reconstruire l’identité même de l’humain. Entre raison et déraison, sentiment de finitude et pressentiment de l’infini, le corps artificiel ne tend-il pas à devenir un pur artefact ? Car cette dissolution du corps-sujet en corps-objet implique nécessairement une mise à distance du corps comme substrat de l’être. D’où cette question essentielle : le corps a-t-il le même statut que les choses ? Et pareille démarche ne s’apparente-t-elle pas à une objetisation du corps humain ?
En manipulant le corps comme s’il s’agissait d’un appareil, d’une machine, les artistes ne mettent-ils pas en évidence la facticité et le vide du soi corporel dans le monde moderne ? Devenu signe, illusion (cf. Baudrillard), le corps est mis en scène selon la logique de la « société du spectacle » pour reprendre une célèbre expression de Guy Debord.

Vers un art « post-humain » ?
En cherchant à remettre en cause la conception traditionnelle de la nature humaine et des valeurs morales, l’art mutant s’inscrit dans le dépassement subversif du corps selon une logique de (dé)-monstration proche de l’exhibition voire de l’obscène : transparence et voyeurisme vont de pair. Impudiques, exhibant et maltraitant le corps comme une chose, les tendances artistiques actuelles tendent en effet à faire du corps un simple conglomérat de tissus et d’organes remettant en question notre espace intime. Faut-il y voir une tentative un peu vaine de lutter contre la réification de l’homme par la technologie ?
Ce qui est certain, c’est que le monde postmoderne imposera de renoncer à ce qui définissait conventionnellement notre individualité. Il n’est guère étonnant que la fragmentation et la dépersonnalisation soient à la base de l’art moderne : la personne, c’est le corps biologique, marqué par les déterminismes, la douleur, les émotions. Antonin Artaud disait « Là où ça sent la merde, ça sent l’être » (Pour en finir avec le jugement de Dieu) : derrière ces propos ouvertement provocateurs, il y a l’idée que c’est le corps qui nous fait exister.
Fragmenter le corps, c’est fragmenter l’être. L’art fragmenté du XXIe siècle est à la recherche du sens perdu, de même que l’homme fragmenté est en quête de son corps perdu : « à corps perdu » pourrions-nous dire… D’où cette question : « L’art du XXIe siècle sera-t-il post-humain ? » Tourné en 1997, le clip All Is Full of Love de l’artiste islandaise Björk (album Homogenic) apporte un élément de réponse en amenant à penser l’humain à travers le machinique.
Ce qui était aliénation dans Les Temps modernes de Chaplin prend ici une toute autre valeur : derrière les mouvements de piston, les agencements machiniques de vissage et les multiples rotations d’éléments mécaniques, c’est bien le corps humain qui se donne à penser comme machine : machine-organe, machine désirante utilisée à des fins de neutralisation du corps. Le titre même du clip suggère un accouplement… de machines, selon une logique de prise en charge des pulsions. Humanisée, la machine est indissociable d’une dépersonnalisation de l’homme : utopie terrifiante du corps idéal tourné en dystopie.
Reconnaissons-le, cette évolution de l’art qui fait du corps un espace d’expérimentation sans limite est fondamentalement une crise de l’humain. Corps en crise, crise du corps, perte de soi, désir de changer de peau, d’apparence, de sexe, recherche d’une nouvelle chair dans le corps artificiel, exploration des limites par la mise en danger du corps…
Autant d’indices d’un refus du « fondement objectal et existentiel du corps »2 qui peuvent se lire comme une volonté de réécriture de l’Homme. En substituant le machinique, l’organique, l’animal à l’humain, l’art confronte le réel à toutes les virtualités : le corps devient malléable, transformable, manipulable. Il perd sa rigidité, et ce faisant s’affranchit de l’obsolescence programmée du corps.
2. Patricia Signorile, Paul Valéry philosophe de l’art, L’architectonique de sa pensée à la lumière des Cahiers, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 1993, page 71.
Pour conclure…
Progression de l’homme, régression de l’humain
ette négation des déterminismes est sans doute l’aspect le plus marquant de l’art contemporain : marqué par la crise de l’identité, il semble installer durablement l’Homme dans le readymade : mais à la différence de la fameuse bicyclette de Marcel Duchamp en 1916, ce ne sont pas des objets qui sont manipulés, c’est l’homme lui-même promu à la dignité d’objet. Aux roues de bicyclette fixées sur un tabouret, aux urinoirs retournés, aux porte-chapeaux suspendus dans le vide succéderont les bricolages génétiques, les clonages et autres manipulations du corps humain dont l’art contemporain semble tirer son inexorable substance…
Au scepticisme absolu de l’art d’après-guerre dans la seconde moitié du vingtième siècle, qui considérait le monde ainsi que l’existence humaine comme dénués de sens, semble ainsi succéder aujourd’hui un art qui tente désespérément de s’approprier la recherche d’un sens dans l’homme artificiel.
Progression de l’homme, régression de l’humain :
ce paradoxe est à la base de notre postmodernité.
Progression de l’homme, c’est-à-dire négation des déterminismes… Mais cela ne revient-il pas en définitive à nier l’élément le plus essentiel de l’humain, qui est son humanité, c’est-à-dire sa conscience qu’il a de lui-même ? Comme le disait Paul Valéry, « La vie est pour chacun l’acte de son corps »…
© Bruno Rigolt, 30 décembre 2017 (dernière mise à jour : 11/09/2022. 17:22)
© Bruno Rigolt, « ↑/↓ », 01/01/2018 (digital painting)
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