Entraînement BTS : Corps de mémoire, mémoire des corps (Corps naturel, corps artificiel)

Thème BTS 2018-2019 : « Corps naturel, corps artificiel »


Support de cours et travaux dirigés BTS

Corps de mémoire, mémoire des corps
Le corps en héritage…


Niveau de difficulté :  difficile 

Support de cours et introduction au corpus

« Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet. Il a raison. L’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. […] Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. »

Jacques Lacan

« La paix descendait sur elle, le calme, la sérénité, cependant que son aiguille, tirant doucement sur le fil de soie jusqu’à l’arrêt sans brutalité, rassemblait les plis verts et les rattachait, en souplesse, à la ceinture. C’est ainsi que par un jour d’été les vagues se ressemblent, basculent, et retombent ; se rassemblent et retombent ; et le monde entier semble dire : « Et voilà tout », avec une force sans cesse accrue, jusqu’au moment où le cœur lui-même, lové dans le corps allongé au soleil sur la plage, finit par dire lui aussi : « Et voilà tout » Ne crains plus dit le coeur. Ne crains plus, dit le coeur, confiant son fardeau à quelque océan, qui soupire, prenant à son compte tous les chagrins du monde, et qui reprend son élan, rassemble, laisse retomber. Et seul le corps écoute l’abeille qui passe ; la vague qui se brise ; le chien qui aboie, au loin, qui aboie, aboie. »

Virginia Woolf, Mrs. Dallowway, 1925.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si le corps naturel est matière, il est également esprit. S’il possède une matérialité qui peut être analysée, il exprime aussi une pensée, il garde en lui les souvenirs enfouis de nos souffrances d’enfant, mais aussi les traces de l’Histoire : lieu de mémoire, le corps se souvient, il est comme un étrange palimpseste sur lequel s’écrit notre livre des heures. Palimpseste qui laisserait apparaître des traces de vie ; corps-mémoire inscrit dans la chair du monde

À chaque moment de notre vie, nous mettons ainsi notre corps naturel en jeu : et c’est sans doute à tort qu’on a voulu par le passé dissocier l’âme et le corps, tant il est vrai que le corps « met en jeu le je » de l’histoire de notre personnalité : il est un médiateur de la connaissance de soi. Comme il a été justement dit, « le corps n’est pas un instrument de performance ou de rendement […], mais le lieu de relation et de rencontre des identités. Il n’est pas l’enveloppe éphémère d’une âme immortelle, mais le lieu de la pensée »¹Lieu même de conservation des souvenirs, il est le témoin de l’âme humaine, il nous confronte à notre vécu, et donc à nous-même. Avant même d’être tourné vers le futur, notre corps est donc un corps en héritage : la faim, la violence, la joie, les guerres, les déportations, les souvenirs voyagent dans les corps.

Bruno Catalano, « Voyageurs » (bronze) →

La vérité de l’Histoire, notre corps la subit, et il la fabrique. L’homme a ainsi un corps et il est un corps, car c’est dans son corps qu’il naît à la pensée, dans une relation voulue ou subie de complicité. Dans Matière et Mémoire (1896), le philosophe Henri Bergson traitant de la question de la mémoire et plus particulièrement du problème des rapports entre le corps et l’esprit posait justement l’importance du corps dans la remémoration : que l’on songe par exemple à Freud qui faisait du corps le lieu d’expérimentation d’un vécu infantile relié au corps maternel. C’est là sans doute la différence fondamentale entre le corps naturel et le corps artificiel. Par définition, le corps artificiel fonctionne automatiquement : il a une mémoire sans souvenir. À l’opposé, la conscience historique, entendue comme la possibilité de nous penser comme temps et finitudehabite le corps naturel.

Le corps naturel porte ainsi en lui les stigmates de l’Histoireplaies du corps de Jésus de Nazareth crucifié, corps des esclaves marqués au fer par les négriers, chiffres tatoués sur le bras des déportés dans les camps de la mort nazis, terribles meurtrissures « surgissant du passé » dans « L’Aigle noir » de Barbara… Le corps garde la marque du temps. À la différence du corps artificiel qui ne connaît que la panne, le corps naturel connaît la souffrance du trauma : il en connaît les maux. Comme l’a si bien dit Anne-Lise Stern²

« Si le corps pense avant la tête, une espèce de pensée du corps doit se déployer, doit se chercher. Pour entendre ce qui est dit, le thérapeute doit savoir lire les maux du corps. Vomir comme un mort pour ne pas vomir des mots, des regrets, des remords, c’est tenter de couper avec ce temps figé au moment du traumatisme. Les rescapés ne peuvent plus suivre le temps qui passe. 

Même quand ils tentent d’effacer leur histoire en se tournant vers l’avenir, c’est le corps qui les rappelle à l’ordre : un homme vomit pour oublier, pour extirper de lui les images du génocide. Le corps garde la marque de ce temps que le génocide a suspendu ».

En décembre 1991, on découvre dans le Bois de Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse-Grand Est) les ossements de l’écrivain Alain-Fournier et de ses compagnons d’armes, tombés au combat le 22 septembre 1914.
Crédit photographique : © 1991, Frédéric Adam

On a l’impression, en regardant cette photographie, que même les ossements laissent une trace du vivant, de l’événement passé. En ce sens, si le corps est mémoire puisqu’il ramène ce qui a disparu, il est aussi parole, langage. En portant dans sa chair les marques de la révolte, le corps revêt ainsi une dimension transgressive et libératrice essentielle car il tient lieu de culture, de valeur, de lien : il fait corps avec tout l’être, il est l’affirmation de sa nécessité vitale.

Kiki Smith
« Daisy Chain », 1992
(bronze et acier) →

Dans son dérèglement même, dans sa finitude et sa vulnérabilité, le corps fouille littéralement les entrailles de la mémoire comme en témoigne cette sculpture de l’artiste américaine Kiki Smith. Expression d’une angoisse personnelle et sociale, instrument de contestation, il est l’affirmation de notre propre souveraineté identitaire. C’est ainsi que dans le numéro 4887 du magazine Society (14-27 septembre 2017), l’artiste serbe Marina Abramovic fait des rapports entre corps et politique l’affirmation d’une dissidence apte à contester l’institution :

Society : Des Femen³ aux leaders des printemps arabes, il est fréquent que les artistes et révolutionnaires mettent en scène leur corps au service de leurs idées. En quoi le corps humain est-il un instrument de contestation ?

M. A. J’aime prendre l’exemple d’Ulrike Meinhof, l’une des leaders de la bande à Baader. Quand elle a été emprisonnée, on l’a torturée. Alors pour protester, et aussi pour se protéger de ses tortionnaires, elle a recouvert son corps nu avec ses propres excréments. Ce que cela montre, c’est que le corps est une arme face à l’oppression, il est à la fois la cible de la torture et le moyen de se rebeller face à la violence.

Cet échange est riche d’enseignement : de fait, comme nous l’avons vu, le corps est porteur d’une signification existentielle. Ainsi que l’affirme le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans La Prose du monde, notre corps est « un système de systèmes voué à l’inspection d’un monde » : il s’appartient autant qu’il appartient aux autres. C’est parce que le corps est mémoire qu’il est aussi devenir. Indivisible de l’esprit et de l’âme, manifestation de ce que nous sommes et de ce que nous sommes pour autrui, le corps prend sens dans l’histoire et dans la mémoire des hommes. Et c’est au regard du corps que l’Histoire prend également son sens.

Grotte de Lascaux (Montignac, Dordogne). La scène du puits est la plus énigmatique de Lascaux : elle représente un « homme-oiseau » qui tombe (ou s’élève ?) devant un bison blessé (art paléolithique).

Récepteur et à la fois émetteur de signes, refus mais aussi refuge, le corps dans sa connivence ou sa confrontation avec le monde, porte donc notre histoire, qui est d’abord une histoire de chair et de sang avant d’être une histoire de systèmes et d’idées : en cela, il est radicalement différent de la machine parce qu’il met en jeu notre vie même et impose d’assumer notre passé. Voici sans doute pourquoi le corps naturel pèse parfois comme un fardeau : parce qu’à la différence du corps artificiel, il est l’expression essentielle de notre identité patrimoniale ainsi qu’une donnée fondamentale de la conscience humaine.

« Le corps est le véhicule de l’être au monde » selon la belle expression de Merleau-Ponty. Comprenons que si le corps était ramené à sa seule définition fonctionnelle et opératoire, il ravalerait l’humain au nihilisme, c’est-à-dire à la perte du sens et des valeurs, car il le condamnerait à toutes les manipulations possibles, qui sont le propre du corps artificiel. Au contraire, en obligeant l’homme à se mesurer à sa finitude, le corps naturel donne paradoxalement un sens à l’existence, car il élève l’homme à sa vérité, c’est-à-dire à la conscience qu’il a de sa propre imperfection. Et c’est ainsi qu’en humanisant l’homme, le corps l’ouvre à la condition historique de l’existence.

© novembre 2017, Bruno Rigolt

Notes

  1. Jean-Daniel Causse, Denis Müller (dir.), Introduction à l’éthique : penser, croire, agir, page 389. Éditions Labor et Fides, Genève 2009. 
  2. Propos cités par Marie-Odile Godard. « Se souvenir et dire… Mais à quel prix ! », Les Temps modernes, 2014/4, n° 680-681. 
  3. Voir à ce propos : Stéphanie Pahud, « Le corps exhibé : un texte singulier du féminisme quatrième génération », Argumentation et Analyse du Discours, 18 | 2017. URL : http://aad.revues.org/2338
  4. Cf. ces propos de René Descartes : « Notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais […] il y a en lui une âme qui a des pensées […] » (Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646).

Emma Göransson, « Body/Memory » (2006-2007)
Stockholm, Museum of Mediterranean and Near Eastern Antiquities (Medelhavsmuseet

Présentation par l’artiste :
« Body/Memory is a sculptural installation shown at the Museum of Mediterranean and Near eastern Antiquities (Medelhavsmuseet) in Stockholm. It discusses constructions of the human body in time and our writing of prehistory as a political act. »

→ Site web : http://emmagoransson.com/


 Corpus et pistes de réflexion

  1. Louise Bourgeois (sans titre) : vêtements, bronze, os, caoutchouc et acier, 1996.
  2. Babette Rothschild, Le Corps se souvient : mémoire somatique et traitement du trauma, page 111, De Boeck, Bruxelles 2008.
  3. Marie-José Del Volgo, « La mémoire au corps », Cliniques méditerranéennes, 2003/1 (n°67).
  4. Andrée Chedid, « Un jour, l’ennemie… » in : Les Corps et le temps, Paris Flammarion 1978.
  5. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (extrait), 1946.

►  Entraînez-vous à mettre en relation les documents suivants : sans prétendre faire une synthèse complète, il est aisé d’élaborer des problématiques communes.

  • En exploitant et en mettant en relation les documents du présent corpus, montrez que notre rapport au corps conditionne notre rapport au monde. Dans votre réponse, exploitez ces propos de Virginia Woolf (voir plus haut) : « seul le corps écoute […] ». 
  • Pourquoi peut-on affirmer que le corps se construit entre culpabilité et quête identitaire ?
  • Dans quelle mesure notre rapport au corps est-il un questionnement adressé au passé ?
  • De quelles réflexions sur le sens de la vie le corps est-il porteur ?
  • Étayez ces propos du support de cours : « le corps prend sens dans l’histoire et dans la mémoire des hommes. Et c’est au regard du corps que l’Histoire prend également son sens. »

  • Document 1
    Louise Bourgeois, (sans titre) : vêtements, bronze, os, caoutchouc et acier, 1996.

Louise  Bourgeois (Paris, 25 décembre 1911 − New York, 31 mai 2010), est une sculptrice et plasticienne française de renommée mondiale. Fortement influencée par le Surréalisme et l’Expressionnisme abstrait, son œuvre accorde une place majeure à la mémoire et à la réactivation des souvenirs d’enfance à travers l’expression corporelle sous toutes ses formes.

Louise Bourgeois, Untitled, Sans titre, 1996
Vêtements, bronze, os, caoutchouc et acier, 300,40 x 208,3 x 195,6 cm

Collection de l’artiste|Photo Allan Finkelman|© Adagp, Paris|Source|

Problématiques possibles :

  • Montrez que le rapport au corps est prédominant dans cette œuvre.
  • En quoi les vêtements exposés participent-ils à une histoire du corps ordinaire quotidien ?
  • Réfléchissez à l’importance des vêtements et des os : montrez qu’ils sont un élément essentiel de la mémoire individuelle et collective.
  • Document 2
    Babette Rothschild, Le Corps se souvient : mémoire somatique et traitement du trauma, page 111, De Boeck, Bruxelles 2008

À lire utilement : Lia Mack, « What are Body Memories? And How to Heal Them…  »
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« À propos de Karim : récit à trois voix sur un passé interdit »

Ce matin-là, j’entends de mon bureau un enfant pleurer très fort. Un jeune garçon de 6 ans au crâne rasé, accompagné de son père, pleure à chaudes larmes devant les appareils de mesure du souffle. Comme elle en a l’habitude, l’infirmière lui a bien expliqué l’exercice qu’il doit faire mais sa tentative de lui mettre l’embout dans la bouche demeure vaine. Ce geste très simple, indolore, ne justifie aucunement la terreur de l’enfant qui a un âge tout à fait compatible avec une exploration fonctionnelle respiratoire (cefr). L’examen est demandé par le pneumologue pour « une toux chronique, non sensible aux bronchodilatateurs et aux corticoïdes inhalés ». Le père crie, hurle même pour que l’enfant accepte de faire l’examen. Lorsque j’arrive, mon intervention n’est pas plus efficace ; je lui demande pourquoi est-ce qu’il pleure et ma question reste bien évidemment sans réponse. Je tente d’éloigner le père qui se montre brutal avec l’enfant et agace tout le personnel qui commente, « il n’y a qu’à voir le père ! » Les choses ne font alors qu’empirer et toujours sans voix, sans cris – Karim n’appelle pas son père –, il tourne son visage en pleurs vers la porte et cherche du regard son père. Le père revient et je m’en vais en les laissant faire.

Lorsque je reçois l’enfant et le père dans mon bureau, Karim est arrivé, tant bien que mal, à souffler. De la toux et de la suspicion d’asthme, il n’en sera pratiquement pas question. Le père me dit que Karim a eu une « très grave opération » pour une « malformation cardiaque ». En fait ces mots, il ne les prononcera qu’après plusieurs tentatives pour éviter ce sujet. Il me tend d’abord un courrier échangé entre le pneumologue et le cardiologue, puis le carnet de santé. Malgré ces renseignements mis à ma disposition, je questionne l’enfant et le père sur les antécédents médicaux de Karim. Le père finit par dire qu’il a été malade à 18 mois mais qu’il ne comprend pas, qu’il ne sait pas et qu’il est trop petit encore. Il ne faut pas en parler.

À propos d’opération, je demande à l’enfant s’il a une cicatrice, il me dit qu’il ne sait pas (ce sont les premiers mots qu’il prononce, reprenant ainsi les mots du père) mais en même temps il touche sa poitrine. Je lui demande où se trouve son cœur, il me répond encore qu’il ne sait pas, tout en montrant sa poitrine. Lorsqu’un peu plus tard je lui redemande où se trouve son cœur, il dit « là » et touche avec un sourire sa poitrine. Entre-temps le père s’est aussi détendu et parle de la séparation qui a duré deux ans, Karim a été hospitalisé entre 18 mois et 3 ans et demi. Contrairement à mes habitudes, j’ai dans mes mains le carnet de santé – je ne m’y intéresse en principe qu’en fin d’entretien – et je lis à haute voix le nom de la malformation cardiaque, « communication interventriculaire », et deux pages plus loin se trouve mentionnée « la réussite sans séquelles de la chirurgie cardiaque » que je lis encore à haute voix. Cet intérêt pour le carnet de santé est suscité par l’intérêt propre de Karim qui murmure à son sujet « il ne faut pas l’oublier ». De même, ma participation très active dans cet entretien est probablement un effet de la détresse que l’enfant, par ses pleurs, et le père, par sa brutalité, manifestent.

Le père me dit que c’était très difficile et que Karim avait une chance sur 1000 de survivre. Le père m’interroge alors sur le mot « cardiaque », « c’est le cœur ? ». Cette interrogation prouve que l’incompréhension et l’ignorance que le père attribue à son fils le concernent tout autant lui-même. Être « cardiaque » signifie dans le langage populaire « être malade du cœur ». Le mot « cardiaque » réalise en quelque sorte une condamnation médicale pour Karim et probablement cette « peur des blouses blanches » pour l’enfant mais sans doute aussi pour le père. La secrétaire me racontera après leur départ l’anecdote suivante : le père aurait bousculé un des médecins de Karim parce qu’il l’aurait mal reçu ; il estime que « ce n’est pas parce qu’on a une blouse blanche qu’on peut tout se permettre ».

Pendant tout l’entretien, le père est doux, calme et attentif à l’égard de son enfant. Il évoque la séparation de l’enfant avec sa mère et l’affection et l’attachement du personnel soignant qui a été peiné au moment de son départ. Je demande alors pourquoi la mère n’accompagne pas Karim. Le père évoque le taxi, le bus, le fait qu’ils habitent loin mais Karim murmure malicieusement « elle ne doit pas voir les messieurs ».

Le père va aussi manifester une inquiétude sur le placement en centre spécialisé de Karim depuis un mois. Karim présenterait un retard psychomoteur alors qu’il le trouve, lui, normal à la maison et intelligent avec ce commentaire : « Il connaît toutes les parties du corps. » Lorsqu’à la fin je reviens sur le carnet de santé, je lui montre l’étiquette et je lui demande de m’épeler son prénom, il me demande d’abord pourquoi une lettre est placée à tel endroit puis il épelle correctement toutes les lettres de son prénom sauf le « a » qu’il confond avec le « v ».

La suite des examens se déroule normalement. Il effectue tout ce que je lui demande de faire sans réticence et sans la moindre crainte. Avec l’infirmière, tout se passe bien aussi.

Pour Karim, cet interdit du savoir du passé de son corps dont il porte la cicatrice, interdit venant du père, contribue sans doute à l’interdit de sa curiosité sexuelle et de son apprentissage scolaire. Il parle très peu, il murmure à l’extérieur de chez lui, enfermé, fixé dans un passé douloureux qu’il lui est interdit de connaître. « Il ne faut pas l’oublier » renvoie factuellement au carnet de santé mais encore à sa malformation cardiaque, son opération et son séjour à l’hôpital. Il serait trop petit, trop petit pour apprendre la vérité de son passé mais aussi trop petit pour apprendre à lire. Or son intérêt pour le carnet de santé, livre de son corps et de sa santé, manifeste son intérêt pour la lecture d’un carnet de santé, prédécesseur d’un autre carnet, carnet scolaire.

Pour Karim la difficulté à mettre l’embout buccal m’évoque une difficulté à ouvrir la bouche, à dire, à dire un passé corporel trop douloureux et trop présent encore, mémoire trop vive d’un passé douloureux. Comme Angélique, 5 ans, accompagnée de sa mère et rencontrée récemment, Karim évoque sans s’y réduire, dans sa souffrance corporelle et psychique, les vestiges de l’hospitalisme décrit en son temps par Spitz. Angélique refuse obstinément l’embout buccal. Au contraire de Karim, elle ne pleure pas, mais elle refuse d’ouvrir la bouche alors que la mère me précise qu’elle a accepté sans problèmes les tests cutanés du pneumologue. Elle n’articulera que quelques mots au cours de notre rencontre. Angélique est née prématurée de 700 g et a passé les six premiers mois de sa vie à l’hôpital. Elle présente un retard scolaire et psychomoteur.

Autre passé corporel douloureux pour cet autre patient, d’origine turque. Il est accompagné de son fils qui lui sert de traducteur. Âgé de 50 ans, il en paraît 20 de plus et je me fais préciser sa date de naissance. Ce patient se plaint de douleurs au thorax et à l’aine que je ne comprends pas. Plus exactement, l’expression du patient qui accompagne la description de ses douleurs semble exprimer une souffrance plus qu’une douleur physiopathologique réelle. Il est en France depuis quatre mois et il va de médecin en médecin pour ses douleurs. L’efr est demandée car il présenterait un emphysème à la radio du thorax. Lorsque je l’interroge sur son travail, le fils m’apprend qu’il vient de passer sept ans en prison en Turquie. En prison, il a reçu un coup très violent à la tête qui a laissé une cicatrice sur la tempe. Cela l’inquiète et il me demande s’il peut faire des examens de la tête. Il a aussi reçu des coups de crosse sur le thorax. La nuit, il a mal et son fils l’entend crier.

  • Document 4.
    Andrée Chedid, « Un jour, l’ennemie… »
    Les Corps et le temps
    , Paris Flammarion 1978

Romancière, poète, dramaturge et nouvelliste, Andrée Chedid (Le Caire, 1920 − Paris, 2011) est une écrivaine française d’origine libanaise chrétienne. La guerre civile qui déchire le Liban l’amène à envisager l’écriture comme un devoir de fraternité. Toute son œuvre est une profonde méditation sur le sens de la vie et de la mort.

Lisez d’abord la présentation de l’éditeur :

Ces récits tentent d’accorder le présent de nos CORPS et le TEMPS sans mesure ; nos existences actuelles avec une permanence du souffle humain qui traverse les âges et les lieux.

S’enracinant dans le concret, ils vont parfois du réalisme à l’insolite, essayant de rendre l’imaginaire familier : deux amies sont broyées par la guerre civile ; une tête se réveille, seule, sur un trottoir ; une femme au volant de son taxi parcourt les rues surpeuplées du Caire ; précédée par son corps, Eva se promène dans un jardin de Paris ; sur un lit d’hôpital, quelqu’un fait l’apprentissage de la mort ; la dernière lettre de l’alphabet entre en révolte ; un paysan de la vallée du Nil affronte les dieux ; au bord de la Seine un homme étrange attend le voyageur…

Notre bref passage sur terre, avant l’engloutissement final, brasse les temps révolus avec le nôtre, renferme un monde de fenêtres, de rires, d’interrogations ; contient l’angoisse, mais aussi sa dynamique ; embrasse toutes les cruautés, mais aussi l’amour.

Prenez ensuite connaissance des premières pages du récit intitulé « Un jour, l’ennemie… »

Problématique possibleComment dans ce début de récit, l’évocation du corps des deux jeunes filles blessées par les balles d’un franc-tireur s’articule-t-elle avec une profonde réflexion sur le sens de la vie ?

  • Document 5.
    Aimé CésaireCahier d’un retour au pays natal (extrait), 1946.

Aimé Césaire (Basse-Pointe, 1913 − Fort-de-France, 2008) est un écrivain et homme politique français. Résolument anticolonialiste, il est avec Léopold Sédar Senghor, l’un des fondateurs du mouvement de la Négritude. Dans ce passage célèbre du Cahier d’un retour au pays natal, le poète s’interroge sur son engagement identitaire : il aperçoit dans un tramway parisien un homme noir victime des préjugés raciaux. Le corps de cet homme est ici le symbole d’un marquage d’exclusion (« un nègre »), par opposition à un marquage d’inclusion (« Ma lâcheté retrouvée ! »).

Et moi, et moi,
Moi qui chantais le poing dur
Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté.
Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.
C’était un nègre grand comme un pongo
¹ qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d’abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l’avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l’action d’une inlassable mégie. Et le mégissier² était la Misère. […] On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef d’oeuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création.

C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.
Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID,
COMIQUE ET LAID pour sûr.
J’arborai un grand sourire complice…
Ma lâcheté retrouvée !

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1946
© Présence africaine, 1971.

1 Pongo : grand singe.
2 Mégissier : Ouvrier qui transforme les peaux en cuir fin et souple par tannage (Mégir : tanner une peau).

Problématiques possibles :

  • Dans quelle mesure cet épisode tragique est-il révélateur du marquage social du corps ?  
  • Comment la description « donne-t-elle corps » à l’imagerie de l’altérité de l’étranger ?
  • Qu’est-ce qui caractérise notre rapport au corps ?

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Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques