Dissertation littéraire sujet corrigé
→ Méthodologie de la dissertation
Rappel du sujet :
Il y a quelques mois, j’avais proposé à mes élèves de Seconde de plancher sur le sujet de dissertation suivant : À un ouvrier qui lui avait demandé : “Conduis-nous vers la vérité”, l’écrivain russe Boris Pasternak répondit : “Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne”. Vous discuterez cette affirmation en élargissant votre réflexion à la littérature sous toutes ses formes. Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire en Seconde 3 et en Seconde 11 (promotion 2013-2014), j’en ai distingué quelques-uns, particulièrement approfondis, et c’est à ces travaux que j’ai songé en élaborant le présent corrigé : merci entre autres à Maud, Marianne, Héloïse, Juliette, Bastien (Seconde 11, promotion 2013-2014) pour leur implication très probante. BR |
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_____Plus les sociétés ont été historiquement bouleversées, et plus le rôle spirituel et social des intellectuels a été sollicité. Le marxisme particulièrement en URSS a ainsi placé au premier rang de ses préoccupations la nécessité de faire sortir l’intellectuel de son solipsisme et de lui assigner auprès des masses un véritable statut idéologique. Le poète Evgueni Evtouchenko relate à cet égard dans Autobiographie précoce l’anecdote suivante : à un ouvrier qui lui avait demandé “Conduis-nous vers la vérité”, l’écrivain russe Boris Pasternak répondit de façon quelque peu paradoxale : “Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne”.
_____Ces propos, pour déroutants qu’ils soient, nous amènent à nous interroger : quel est le rôle de l’écrivain ? Doit-il endosser le statut de pédagogue ou au contraire se soustraire aux contingences de l’Histoire ? De façon plus générale, Pasternak nous invite à questionner le statut et la fonction de la littérature dans notre société.
_____Nous étudierons cette problématique selon une triple perspective. Après avoir montré la validité de la thèse de Pasternak qui semble éloigner l’écrivain de tout militantisme, nous discuterons cette non-insertion dans le réel : l’intellectuel n’est-il pas, par définition, engagé dans l’Histoire ? Pour autant, cette interférence dans l’action politique trouve aussi ses limites : c’est ainsi que nous achèverons notre réflexion en essayant de montrer combien, plutôt que d’apporter des réponses, l’écrivain doit par son œuvre amener autant à un questionnement qu’à une quête du sens.
_____Tout d’abord, comme le rappelle Boris Pasternak, l’écrivain « n’a le pouvoir de conduire personne » : si chemin vers la vérité il y a, n’est-il pas d’abord un appel à la liberté intérieure ? Et si l’écrivain est à l’écoute du monde tel « un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent », son écriture, par définition individualisante, lui est propre. Sa vision est donc subjective et n’appartient qu’à lui. De fait, il ne faut pas se méprendre sur le sens profond de l’art poétique : avant d’être engagement pour les autres, la poésie est engagement pour soi-même. C’est l’être entier qu’elle engage ; c’est son univers intérieur et son intimité que le poète traduit en mots sur la page blanche. L’écriture n’est-elle pas en effet, comme l’ont si bien suggéré les romantiques, la peinture d’un paysage intérieur, reflétant, tel un miroir, les idéaux et les états d’âmes ? Caspar David Friedrich, peintre emblématique du mouvement, déclarait à ce propos qu’il faut [res]sentir ce que l’on crée au lieu de l’inventer ; la simple peinture d’un paysage n’étant qu’un prétexte pour se décrire soi-même et pour guider vers la vérité de l’être. L’œuvre est ainsi l’autoportrait de celui qui l’a créée. Comme nous le voyons, il n’y a pas une vérité possible vers laquelle le lecteur tendrait en lisant un texte, mais une multitude de vérités possibles, chacun ayant la sienne. De même, c’est bien une vision personnelle de voir les choses que l’écrivain expose dans son œuvre. Nous pourrions évoquer ici le lyrisme élégiaque de Charlotte Brontë dans “Apaisement du soir“. L’auteure nous dévoile les tourments de son âme sans prétendre “guider” qui que ce soit :
Le cœur humain renferme des trésors cachés
Gardés en silence, scellés en secret ;
Des pensées, des espoirs, des rêves, des plaisirs,
Dont les charmes seraient brisés s’ils étaient révélés.
Impliquée dans un processus d’intériorisation intimement lié à la fonction émotive du langage, l’auteure ne peut être que subjective, car il s’agit d’émotions personnelles qui, substituant à la perception réaliste du monde la vision intérieure de celui qui écrit, ne sauraient être considérées comme modèle ou vérité. D’ailleurs, comme nous le verrons particulièrement par la suite, tout l’intérêt des propos de Boris Pasternak est de montrer que l’appropriation de la vérité est subjective, et qu’il n’y a sans doute pas de vérité objective. Loin de guider quiconque, nombreux sont donc les poètes dont les vers n’ont d’autre but que de conduire, à travers l’expression des émois et des épanchements du moi, vers une vérité qui leur est propre.
_____Comme nous le pressentions, rien n’est plus individuel que l’écriture, et ce serait risquer peut-être d’en pervertir l’usage que d’assigner à l’engagement individuel la mission de servir une lutte collective. Cette quête vers une vérité intérieure est d’autant plus exigeante qu’elle invite en outre à une perception synesthésique du monde en ajoutant ce bruit subtil des “feuilles [qui] bruissent dans le vent” suggéré par Boris Pasternak. En éprouvant le monde par osmose, l’écrivain métamorphose ainsi le réel, il l’idéalise et amène le lecteur à “voir” le monde différemment : “Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler” écrivait Julien Gracq dans Lettrines pour faire comprendre combien l’écrivain, transcendant le texte, doit l’investir d’une quête poétique autant que métaphysique. Comment ne pas citer à cet égard l’exemple des Fleurs du mal de Baudelaire ? En transcendant la description du monde en un paysage intérieur et idéal, le poète montre combien l’art d’écrire relève bien plus de l’imagination que de l’observation. C’est d’ailleurs cet extraordinaire pouvoir d’imagination qui s’impose comme un impératif intime et souvent non formulé de l’art poétique. Qu’on ne se méprenne pas pour autant, l’écrivain non-engagé n’a pas un rôle mineur, bien au contraire : en procédant de la tension qui l’habite entre une conception individualisante de l’écriture et une conception fusionnelle, il peut alors guider ses lecteurs vers le rêve et l’imaginaire et non pas vers une réalité référentielle par trop matérialiste. Nous pourrions évoquer ici Le Grand Meaulnes imaginé par Alain-Fournier : sorte de fiction en trompe l’œil, le roman nous éloigne du fait historique pour nous plonger dans l’inconscient et le merveilleux. Si ce récit mythique né de l’imaginaire fourniérien fascine encore autant aujourd’hui, c’est qu’il répond à un impératif majeur de l’écriture qui est de nous évader. “Guide-nous vers le rêve” aurions-nous pu demander à Boris Pasternak… Comprenons que le rôle de l’écrivain n’est pas de conduire vers une certitude objective mais de faire apparaître, grâce à la magie des mots, le monde sous un jour nouveau : l’idéal intérieur d’un réel transcendé. Qu’il nous soit permis également d’évoquer l’exemple du Petit Prince. Publié le 6 avril 1943 à New York, et contrastant avec la pesante réalité de la guerre, ce conte poétique et philosophique est bien la projection des rêves d’Antoine de Saint Exupéry¹ lors de son exil aux États-Unis. Mêlant dans la même osmose le réel et l’irréel, il se rapproche de la perspective du songe éveillé en incarnant très poétiquement un imaginaire de transcendance de l’homme, à la fois comme être au monde et comme expérience de soi-même. De l’irréalité du rêve, Le Petit prince reprend à ce titre la dimension allégorique, invitant le lecteur à passer du récit autobiographique comme source d’inspiration à un voyage onirique autant qu’initiatique. Retenons de ces exemples qu’en s’affranchissant du réel grâce à l’imagination, l’écrivain est donc, par la magie de ses récits, un éveilleur de rêve.
_____Éveilleur de rêve, mais aussi éveilleur de conscience puisqu’il peut révéler en chacun de nous une vérité intérieure d’autant plus signifiante que sa valeur n’est pas sujette au consensus social. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Boris Pasternak publia en 1929 un texte à caractère autobiographique dédié au poète Rilke, Sauf-conduit, dans lequel, évoquant son propre parcours artistique et délaissant les pressions de l’actualité, l’auteur défend l’existence autonome de l’art. Tel est peut-être le sens même de l’acte d’écrire, c’est-à-dire l’identité du mot avec sa beauté formelle. Il serait intéressant à ce titre de mentionner le mouvement parnassien. S’il lui a été beaucoup reproché de puiser sa matière dans le rejet de tout engagement social et politique, et de sacrifier l’idée à la perfection de la forme, force est de reconnaître que l’art pour l’art peut s’apparenter à une quête de la vérité intérieure. Dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier écrit qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid ». Pour excessifs qu’ils puissent paraître, ces propos nous amènent à comprendre combien, plus que d’être un guide politique, l’écrivain peut s’imposer comme un magicien des mots, un “enchanteur”, pour reprendre une expression célèbre de Nabokov, c’est-à-dire celui qui donnant à voir la réalité à travers le prisme de l’art, est apte à faire jaillir “quelque lumière même pour les yeux qui ne veulent pas encore voir”, selon Julien Gracq dans Au château d’Argol. Tel un sculpteur qui façonne la matière, l’écrivain doit transformer cette matière difficile qu’est le langage par un long et patient travail sur la forme. Comme nous le comprenons, la quête de la perfection littéraire, loin d’imposer aux hommes une quelconque vérité, leur permet d’être sensible à la présence de l’invisible, c’est-à-dire d’entendre le chant des matelots, pour paraphraser Mallarmé, ou de se baigner avec Rimbaud “dans le poème de la mer”. S’il garde certes conscience du réel puisque tel un arbre ses feuilles bruissent aux murmures du monde, l’écrivain lui donne une signification nouvelle issue de l’imaginaire et selon laquelle le monde devient un univers de signes. Ainsi peut-il guider vers la seule connaissance qui vaille et que l’auteur de la fameuse Lettre du Voyant comparait à un “dérèglement de tous les sens”.
_____Mais en transcrivant les “voix intérieures” qui l’animent, l’écrivain va bien au-delà de la simple confidence, il implique son lecteur. Victor Hugo ne s’y était pas trompé : dans la préface des Contemplations (1856), répondant à ceux qui se plaignent des écrivains qui se replient sur soi, il affirme : “Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi !” Cet appel nous amène à réinterpréter les propos de Boris Pasternak : l’écrivain n’est-il pas “l’écho sonore” de son siècle ? Tel serait le sens qu’il faudrait sans doute attribuer à cet “arbre dont les feuilles bruissent dans le vent” qu’évoque Pasternak. Dans ces conditions, l’écrivain, puisqu’il est à l’écoute du monde, n’a-t-il pas également pour tâche d’agir, de s’engager dans le réel, de guider vers la vérité documentaire, la vérité des faits, la vérité historique ? Et au risque d’apparaître comme un “chanteur inutile” selon la condamnation sans appel de Victor Hugo dans “Fonction du poète”, ne doit-il pas assumer une mission militante vis-à-vis de l’humanité ?
_____Si l’œuvre littéraire doit “servir” à quelque chose, nombreux sont les écrivains qui ont fait figurer l’engagement au premier rang de leurs préoccupations. Certes, comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas d’engagement que politique et social ; d’ailleurs, l’écriture littéraire, fût-elle tournée sur elle-même parfois, reflète toujours à contre-courant les bouleversements culturels d’une époque. Cela dit, force est d’admettre que les propos de Boris Pasternak, parce qu’ils privilégient à un code de règles prescriptives (“Guide-nous vers la vérité”) une éthique personnelle, sont quelque peu paradoxaux : comme l’a affirmé Jean-Paul Sartre en 1948 dans un texte célèbre, “l’écrivain est en situation dans son époque” : chacun de ses gestes et de ses mots, de ses silences même, a une portée. Dans ces conditions, ne doit-il pas assumer cette portée ?
_____En premier lieu, reconnaissons qu’il y a dans l’acte d’écrire la quête de l’existant : de fait, l’intellectuel appartient à l’histoire, à la société, aux idéologies. Témoin attentif et lucide de son temps, le poète, tout comme l’écrivain engagé, est donc celui qui, se révélant soucieux d’infléchir par la plume et par le poids des mots, le cours de l’histoire, aspire à mettre son art au service d’une cause. Fût-elle très suggestive par la perception artistique du monde qu’elle fait prévaloir, la comparaison du poète avec un “arbre dont les feuilles bruissent dans le vent”, s’apparenterait donc davantage à une formule de refus ou de défi qu’à un acte d’engagement et d’adhésion politique, comme le fut par exemple l’ambition qui a présidé au développement du courant réaliste : en revendiquant l’inscription de la fiction dans la vérité historique, des écrivains comme Zola ou Maupassant ont ainsi rationalisé le romanesque, en en faisant une entreprise explicative apte à participer à “l’enquête universelle, l’esprit de vérité transformant les sociétés” pour reprendre une formule d’Émile Zola dans sa “Lettre à la jeunesse” (1879). De même, lorsque l’auteur de Bel-Ami affirme que le but du romancier “n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements”, il cherche à orienter les lecteurs “vers la vérité”. Cette participation de la littérature au politique défend en effet l’idée d’un engagement valant comme un « impératif absolu » et amenant les hommes à prendre en main leur destinée à travers les conditions politiques et sociales dans lesquelles ils se trouvent. Pour Jean-Paul Sartre, que nous évoquions précédemment, “si l’engagement est omniprésent dans le moindre de nos actes, c’est qu’il est constitutif de notre liberté exercée ‘en situation’. Condamné à être libre, je suis donc condamné à m’engager”². Dans ces conditions, l’écrivain joue bien plus qu’un rôle de guide : en servant une cause au service des autres, il devient à ce titre un activiste du Verbe.
_____Parallèlement à ce militantisme revendiqué, l’engagement est la voie d’accès non seulement vers la réalité, mais aussi vers la liberté, puisqu’il sert à affranchir l’individu de la plus cruelle des sujétions : celle du déterminisme. Cette question centrale, qui est au cœur du débat sur la légitimité de l’intellectuel, a été particulièrement bien abordée par le siècle des Lumières qui marque l’émergence d’une nouvelle conception de l’homme et du monde : plutôt que de sacrifier le bonheur aux chimères d’un avenir utopique ou d’une quelconque providence théologique, les Philosophes invitent davantage à une réflexion sur le rôle de l’intellectuel dans l’Histoire. Ainsi, le fameux article de Dumarsais dans l’Encyclopédie fait de l’intellectuel le parangon de la vertu et de la liberté de penser, puisqu’il lui assigne une fonction de questionnement éthique : celui qui a l’esprit critique, qui est libre et qui, doté d’une curiosité intellectuelle, d’un flambeau, réfléchit sur le sens de ses actions, est donc apte à intervenir dans les affaires publiques pour combattre les injustices. Si les Lumières n’ont certes pas vraiment renouvelé le contenu conceptuel de la philosophie, elles en ont cependant redéfini les enjeux politiques par une littérature du vécu et de l’engagement qui trouve son inspiration dans le changement social, la pression sur les opinions publiques et le refus des ethnocentrismes, chemin privilégié pour la quête de soi. Comme nous le voyons à travers cet exemple, l’intellectuel a pour fonction de dépasser l’esthétique des idées par une éthique des idées, seule capable de conduire vers la vérité. L’écrivain engagé est donc un guide, voire même un porte-parole dont les écrits ont non seulement un statut de témoignage mais plus encore de revendication, puisqu’ils engagent la responsabilité de l’écrivain et lui donnent son sens. Nous aurions pu évoquer ici le fameux cri de révolte lancé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa célèbre “Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne” ou même le magnifique Cahier d’un retour au pays natal, point de départ de la négritude… Autant de textes dont l’impact idéologique fait de l’écriture une arme au service de la liberté et de l’intellectuel la conscience de tous.
_____Enfin, les écrivains, contrairement à ce que laisserait entendre Pasternak peuvent constituer des repères, des avant-gardes dont le but est de conduire les masses vers la vérité, la prise de conscience. Ils assument ainsi une mission d’éducation morale contribuant à “dire l’Histoire” au même titre que les historiens. Qu’il soit progressiste, comme Voltaire, Nazim Hikmet, Simone de Beauvoir ou inscrit dans une tradition intellectuelle marquée par la lucidité et l’esprit de révolte comme François Rabelais, Georges Bernanos, Marguerite Duras ou Assia Djebar, l’écrivain est un garant de la liberté : au-delà d’une critique de l’ordre culturel et social en place, il essaie selon les mots d’Édouard Glissant “d’avancer l’histoire, de mettre en ordre les événements”³, il façonne ainsi l’imaginaire collectif, intervient au milieu de la foule et en façonne les idéaux. Dans une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936 à l’occasion de l’exposition internationale du Surréalisme, Paul Éluard n’hésitant pas à prendre ses distances avec nombre de ses contemporains et stigmatisant, au nom de l’évidence poétique, toute représentation par trop élitiste ou individualisante de la poésie, déclare que les poètes “ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse […], ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous”. Comme nous le voyons, dans sa prétention de parler “pour tous”, le poète milite plus encore en faveur du changement idéologique. L’engagement est par définition une mise en question du statisme et de l’immobilisme. C’est donc du fait historique que l’écriture engagée tire sa légitimité ; c’est par l’Histoire qu’elle entre dans l’Histoire. Particulièrement au vingtième siècle, les poètes ont en effet revendiqué l’ancrage de l’écriture dans une historicité cosmopolite. Les bouleversements socio-historiques les ont amenés à remettre en cause nombre de fondements jugés incompatibles avec la société de leur temps. Ainsi, c’est bien le statut de l’intellectuel qui s’est trouvé transformé par l’engagement : il est devenu en quelque sorte un juge à l’égard de ceux qui ne se sont pas engagés. Dans sa volonté de parler “pour tous” ou de conduire vers la vérité, il a ainsi décrédibilisé ceux qui, n’engageant que leur “conscience personnelle”, n’avaient pas la prétention de se révolter comme lui. Faut-il dès lors, comme le suggèrent implicitement les propos que l’ouvrier tient à Pasternak, déclarer le non-politique comme le champ de l’arbitraire et conséquemment une écriture plus individualiste comme sclérosante ?
_____Comme nous le comprenons, le refus d’une identité différentielle des intellectuels, qui est au cœur de notre débat, trahit un difficile rapport entre l’écriture et le réel : quelles sont les limites et les finalités du langage ? Qu’attend-on vraiment d’un livre ? Certes l’écrivain doit apporter des réponses, mais une telle conception n’est-elle pas toutefois réductrice, voire dogmatique ? Et la demande, somme toute assez naïve que l’ouvrier formule à Pasternak, n’amène-t-elle pas à douter des réponses toutes faites, surtout en matière de vérité ?
_____Si la recherche de la vérité détermine nos actions, au sens le plus fort du mot le vrai est ce qui est. Ainsi, lorsque Boris Pasternak dit que “le poète est un arbre”, il nous donne sa vérité ; or comme nous l’avons suggéré dans notre première partie, toute vérité n’est-elle pas un trait de l’être lui-même ? Dès lors, vouloir guider vers la vérité, ne relèverait-il pas d’une erreur fondamentale qu’ont commise nombre d’intellectuels qui ont joui d’un crédit politique illimité ? N’est-ce pas au nom de cette même vérité dont ils se réclamaient que Robespierre fera guillotiner Olympe de Gouges ? Que Louis-Ferdinand Céline prendra le parti de la collaboration à outrance ? Ou que Sartre écrira que la liberté de critique était totale en URSS ? Que les dissidents étaient des menteurs ? Que le terrorisme et toutes ses violence étaient justifiables au nom d’une juste cause ? Comme nous le voyons, l’articulation de la littérature et de l’éthique est difficile : en ce sens, guider vers la vérité relèverait davantage d’un cheminement intérieur, d’un travail de réflexion et de questionnement, que de l’imposition d’une parole aussi unique qu’imperturbable.
_____Pour commencer, reconnaissons que tout le mérite de Pasternak est de nous donner, par son expérience interprétative du monde, une vision très personnelle du statut et du rôle de l’écrivain. Ce faisant, l’auteur nous amène à nous questionner nous-même : qu’attendons-nous d’un livre ? Pour certains la lecture est une échappatoire, elle peut mêler bouleversement et divertissement, nous amener à un enseignement, nous faire réfléchir à la vie en général ou nous apprendre quelque chose sur nous-même. Lire un livre c’est donc se chercher pour mieux se comprendre soi-même et ainsi mieux comprendre le monde qui nous entoure. Tel sera l’enjeu des Rêveries du promeneur solitaire, dont la première page annonce : “Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher”. Cette quête que Jean-Jacques Rousseau entend faire partager à son lecteur est le fruit d’un cogito herméneutique qui amène conséquemment le lecteur à se chercher devant le texte et peut-être à essayer de se comprendre dans l’acte de lecture : il ressort de ces remarques que lire amène davantage à des questionnements qu’a des réponses toutes faites, simplificatrices et dogmatiques. L’exemple de l’autobiographie est d’autant plus intéressant qu’il nous permet de comprendre l’auteur à travers son histoire, de l’envisager dans cette succession d’instants qui ont constitué sa vie. Ainsi, quand nous lisons Si c’est un homme de Primo Levi, œuvre testimoniale majeure sur l’enfer concentrationnaire et l’horreur de la Shoah, nous sommes amenés à nous poser des tas de questions : “Comment aurions nous supporté ces horreurs ? Aurions-nous survécu ? Aurions-nous essayé de trouver la force de nous sauver ? Aurions-nous supporté le manque de nourriture, la fatigue, la maladie, le fait d’être en permanence rabaissé ?” Plus que de guider vers une responsabilisation de l’écrivain, ce témoignage bouleversant répond donc d’abord à une nécessité vitale pour l’auteur. Comme il l’écrira dans la préface à l’édition italienne, “le besoin de raconter aux “autres”, de faire participer les “autres”, avait acquis chez nous […] la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre, c’est avant tout en vue d’une libération intérieure”. Comme nous le comprenons, le rôle de l’écrivain n’est ni de s’enfermer dans sa tour d’ivoire, ni d’être un quelconque prophète, mais d’apparaître, loin de toute héroïsation, comme un questionneur de la condition humaine.
_____C’est sous l’angle de ce questionnement identitaire qu’il convient donc désormais d’orienter notre traitement du sujet. Si l’œuvre littéraire est une réalité éminemment sociale, définie par sa relation objective aux hommes et au monde, il n’en demeure pas moins qu’au delà de sa fonction politique ou sociale, l’acte d’écrire, comme l’acte de lire, relève davantage d’un questionnement subjectif, d’un déchiffrement : tel serait peut-être le sens caché de cet “arbre dont les feuilles bruissent dans le vent” qu’évoque Pasternak. Dès lors, plus que de nous conduire vers la vérité, l’intellectuel peut apprendre aux hommes à se conduire. Cette exaltation de la valeur de l’homme, nul mieux que l’auteur de Gargantua ne l’a mise en pratique : à ce titre, l’abbaye de Thélème, telle que la dessinent les rêves utopiques de Rabelais, enseigne à l’homme à se gouverner lui-même en vertu des préceptes du “Connais-toi toi-même” socratique, à faire retour sur soi, à être capable de se critiquer avant d’entamer la critique d’autrui. En fait, le livre recèle souvent un sens plus profond qu’il faut savoir découvrir ; il invite le lecteur à approfondir le sens du récit, “à rompre l’os et sucer la substantifique moelle”. Cette belle métaphore rabelaisienne fait ici allusion à quelque chose d’essentiel, qui désigne ce que le lecteur actif doit extraire ou comprendre dans le texte qu’il lit, ce qu’il peut découvrir entre les lignes, le sens souvent caché du texte. L’écriture mais aussi la lecture rend donc possible un authentique retour sur soi-même. C’est ce que suggère le contenu latent du Petit prince : n’est-ce pas un secret d’enfance qui se dévoile dans le rêve éveillé de Saint Exupéry¹ ? “On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux”… En somme, lire un livre, c’est apprendre à se conduire, à “se faire voyant” tel que l’affirmait Rimbaud, et cela amène aussi à se chercher : dès lors, toute lecture n’est-elle pas un questionnement du livre de soi-même dont nous tournons chaque jour les pages ? Comme nous le comprenons, l’écriture ne conduit pas, elle apprend en fait à se conduire, à “cultiver notre jardin”. Si cette fameuse phrase qui conclut l’odyssée de Candide est l’occasion pour Voltaire de refuser tout ce qui détourne l’homme de ses finalités concrètes, elle ébauche également un principe de sagesse et de modération.
_____Ainsi, la lecture est à la fois une quête métaphysique et un chemin initiatique : celui d’une élévation intérieure, et d’une poétique de l’invisible. Pour paraphraser Louis Lavelle qui disait que “le rôle de la parole, c’est de témoigner de l’invisible”, nous pourrions affirmer que la parole de l’écrivain consiste précisément à conduire vers l’ineffable. L’écriture en effet s’affirme comme un art de la suggestion. Elle médiatise le réel : c’est par le détour des mots que la parole la plus vraie se met en place et que le lecteur peut percevoir, à l’écart des bruits du monde, parfois tristement révélateurs d’une parole vide, d’une parole sans “dire”, sans substance, sans vérité, les feuilles qui bruissent dans le vent. À cet égard, la littérature n’est-elle pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ? La littérature acquiert ainsi un sens profond, qui va interpeller le lecteur : il s’agit de parler en se taisant. Qu’il nous soit permis pour terminer de citer ces si beaux propos de Marguerite Duras : “Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit”. Ce silence de l’écriture est un lieu presque irréel, utopique, qui oblige le sujet pensant à signifier à travers les mots : c’est donc avant tout se taire mais pour mieux parler dans le silence afin de mieux écouter le bruissement des feuilles dans le vent qu’évoque si poétiquement Pasternak. Ainsi le livre oblige les lecteurs à écouter les mots, et les pousse à la réflexion ou à la méditation, pour finalement les amener vers un questionnement essentiel, loin des discours stéréotypés, corrompus et intéressés : il s’agit, en donnant de l’importance au silence, à rendre à la parole son sens, sa profondeur et sa valeur ultime : l’écriture est un non-dit qui dit tout… Comme l’a si bien suggéré le poète Yves Bonnefoy, la poésie retirée du bruit du monde essaie dans le secret de l’abstraction de retrouver une vérité sans cesse dérobée. Finalement, écrire, c’est “écouter le silence”, selon les mots d’Edmond Jabès… Avant de nous apprendre à parler, l’acte d’écrire nous apprend à faire silence afin d’écouter l’autre : “Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent”, écrivait Annie Leclerc dans Parole de femme, avant d’ajouter : “La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.” Il s’agit donc d’un véritable langage du silence, langage de l’écoute de l’autre, devenu l’unique façon de sauver la parole du monde…
_____Au terme de ce travail, interrogeons-nous une dernière fois. Comme nous avons essayé de le montrer, l’acte d’écrire oscille entre le moi collectif et le moi le plus individuel. Mais si l’écriture est d’abord un acte intérieur qui nécessite un repli sur soi, c’est sans doute pour mieux se livrer. De fait, écrire, c’est toujours montrer une partie de soi, se révéler ou se dévoiler. À la question “Pourquoi écrivez-vous ?”, Anaïs Nin répond : “Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour raconter le voyage à travers le labyrinthe…” En ce sens, l’écriture est une rencontre avec l’autre, un partage, et nous aurions presque envie de demander à Pasternak de nous conduire, non point vers la vérité, mais vers l’altérité. Telle est peut-être la mission de l’écrivain : la littérature donne à voir. L’écrivain en effet se doit non seulement d’éclairer par ses écrits le monde qui nous entoure, mais de le mettre en forme verbalement. Ce pouvoir accordé au mot, au style, fait la valeur de l’art littéraire : s’il est l’observateur, le témoin particulier, le porte-parole de notre monde, l’écrivain est aussi selon l’expression d’Édouard Glissant un “bâtisseur de langage” capable de réinventer l’homme…
© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif (Lycée en Forêt/Montargis, France), juillet 2014
NOTES
1. Nous orthographions Saint Exupéry sans trait d’union, selon le souhait de l’écrivain.
2. Gilles Vannier, L’Existentialisme : Littérature et philosophie, Paris L’Harmattan 2001, page 75. 3. Édouard Glissant, Le Quatrième cercle, Paris Éd. du Seuil 1964, page 30.
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