Ecriture collaborative : Corrigé de dissertation par Sarah. Discuter une thèse : Anaïs Nin

 

Entraînement à la dissertation littéraire…

« Discuter une thèse »

 

Corrigé élève (2/2)

Aujourd’hui, la dissertation de Sarah B. Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
Voir aussi la dissertation proposée par Clarisse !

Rappel du sujet : À la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Anaïs Nin répond : « Je ne pouvais vivre dans aucun des mondes qui m’étaient proposés […]. J’ai dû créer un monde pour moi, comme un climat, un anais-nin-1.1254664398.jpgpays, une atmosphère, où je puisse respirer, régner et me recréer lorsque j’étais détruite par la vie… C’est un monde pour les autres, un héritage pour les autres, un don aux autres en définitive. Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour raconter le voyage à travers le labyrinthe, nous écrivons pour élargir notre univers, lorsque nous nous sentons étranglés, gênés, seuls »

(extrait du Journal d’Anaïs Nin, février 1954).

Anaïs Nin affirme que « nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres ». Vous discuterez ces propos.

Cette dissertation, préparée en classe, a donné lieu à l’élaboration collective d’un plan en trois parties. Les élèves avaient ensuite la rude tâche d’élaborer leur travail. Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire, quelques-uns, particulièrement exceptionnels, seront publiés dans cet Espace Pédagogique Contributif.

Je vous laisse découvrir aujourd’hui la dissertation de Sarah… Note obtenue : 19/20 : bravo à elle pour ce travail de très grande qualité, dont quelques passages ont été retouchés ou étayés en vue de la publication dans ce blog de Lettres.


 

[Introduction]

     La naissance puis le développement de l’écriture ont profondément marqué l’histoire des civilisations et la diffusion des connaissances, à tel point que l’on peut s’interroger : dans quel but écrit-on ? À ce titre, Anaïs Nin propose en février 1954 dans son Journal une vision très personnelle qui place l’écriture au centre d’une réflexion humaniste : «  Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres ». Ces propos nous amènent à réfléchir au rôle et à la mission de l’écrivain.

     Si, comme nous le verrons d’abord, l’écriture est au cœur du dialogisme et de l’altérité, n’amène-t-elle pas également à se découvrir à travers les mots ? C’est en effet dans le rapport à soi-même qu’il faudra aussi envisager la mission de l’écrivain. Enfin, nous réfléchirons à l’importance même que revêt l’acte d’écrire : les propos d’Anaïs Nin ne nous invitent-ils pas à ce titre à dépasser les impératifs utilitaires ou pragmatiques de l’écriture pour privilégier sa dimension symbolique et subjective ?

[Première partie]

     À l’origine de l’écriture, il y a le geste physique, le « signe d’encre », qui est la base même de l’échange : le geste calligraphique n’est-il pas, dans son mouvement et sa dynamique mêmes, l’esquisse d’un dialogue ? Embellir l’écriture, former de « belles lettres », c’est d’abord prendre en compte celui qui, avant même de les lire, regardera les mots. Le geste calligraphié instaure donc une communication avec autrui. Plus fondamentalement, nous pouvons affirmer que l’écriture est par définition « migrante » : écrire, c’est être lu par les autres ; c’est écrire pour les autres, c’est une forme de dialogue à distance, à travers les mots. À ce titre, Anaïs Nin a souvent revendiqué son cosmopolitisme, se présentant volontiers comme un « auteur international ». De fait, lorsqu’elle affirme que « nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres », nous pouvons comprendre qu’en éprouvant l’altérité comme condition de l’écriture, l’écrivain crée une aire de complicité avec le monde qui l’entoure. Que l’on songe ici à Victor Hugo qui, dans la préface des Contemplations(1856), s’exclame : « Ah ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! ». En répondant à ceux qui reprochent aux Romantiques leur culte du moi, Hugo nous amène à comprendre qu’écrire, même en parlant de soi, c’est parler au nom des autres : l’écrivain d’ailleurs, n’exprime-t-il pas des sentiments universels ? De fait, sa parole est fraternelle avec le monde. C’est en cela que l’écriture devient ainsi un moyen d’apprendre des autres.

     Comme nous le voyons,  écrire en apprenant des autres, dépasse le simple stade de la communication. Dans un monde qui est souvent fait de confrontations et de conflits, l’écriture peut se définir dans le cadre d’une altérité relationnelle, qui est en même temps une altérité existentielle : l’écrivaine algérienne de langue française Assia Djebar faisait à ce titre remarquer qu’elle pratiquait « une écriture « contre » : le « contre » de l’opposition, de la révolte, quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier […] » mais aussi une écriture « tout contre, c’est-à-dire une écriture du rapprochement, de l’écoute, le besoin d’être auprès de…, de cerner une chaleur humaine, une solidarité […] ». En ce sens, l’écriture répond à une impérieuse nécessité qui pose l’écrivain comme existence en relation : en se rapprochant des autres, en échangeant et ainsi en apprenant d’eux, l’écrivain, loin de faire de « l’art pour l’art » est d’abord un être en communion. Son écriture constitue ainsi un fait d’altérité qui participe à la logique « cosmopolite » et universelle du monde. Cette écriture de contact et de rapprochement a été très bien illustrée par Paul Éluard. Ainsi dans une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936, l’auteur revendique la nécessité pour les poètes de faire partie du peuple afin de s’en faire comprendre, et d’apprendre de lui : « les poètes, écrit-il, sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux ». Cette conception particulière de l’engagement que défend Éluard passe donc par la volonté de toucher le lecteur dans son expérience la plus concrète et la plus universelle : comme il l’affirme plus loin, les poètes « ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse […], ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous. »

     De nos remarques précédentes, il ressort l’idée que l’écriture, en nous apprenant « à parler avec les autres », peut aussi être interprétée comme engagement ; la dimension esthétique du langage étant ainsi subordonnée à sa dimension éthique et morale. De fait, écrire, c’est transmettre des idées : ainsi l’écrivain se trouve-t-il « en situation » —pour reprendre une formule chère à Sartre— dans l’Histoire. Parler au nom de tous, pour des personnes qui elles ne peuvent pas s’exprimer, c’est parler avec les autres. Ici, la parole littéraire se trouve au centre de la question de l’action : elle devient une arme capable de transgresser toutes les censures et tous les interdits. Qui ne connaît pas le célèbre article rédigé par Émile Zola lors de l’affaire Dreyfus : « J’accuse » ? Publié dans l’édition du 13 janvier 1898 du journal L’Aurore, cet article prend la forme d’une lettre ouverte au président de la République, Félix Faure. En s’engageant ainsi publiquement, Émile Zola nous rappelle combien l’engagement dans l’écriture est une exigence radicale : écrire, c’est assumer un rôle moral qui commande à l’écrivain d’être au service des autres : c’est par et pour autrui qu’il écrit. Qu’il nous soit permis d’évoquer ici  la « Complainte du fusillé » de Jacques Prévert, véritable cri de révolte contre l’inanité de la guerre :

Ils m’ont tiré au mauvais sort
par les pieds
et m’ont jeté dans la charrette des morts
des morts tirés des rangs
des rangs de leur vivant
numéroté
leur vivant hostile à la mort
Et je suis là près d’eux
vivant encore un peu
tuant le temps de mon mal
tuant le temps de mon mieux.

Ces quelques vers extraits du poème valent comme engagement social, militant et revendicatif. L’écriture, comme nous l’avons vu, est donc utilisée pour « parler avec les autres ». En ce sens, nous comprenons mieux maintenant les propos d’Anaïs Nin : c’est en effet le principe dialogique qui fonde la légitimité de l’écriture en tant que fait social. Ainsi l’écriture suppose l’autre.

[Deuxième partie]

     Certes, comme nous l’enseigne Anaïs Nin, il n’y a pas d’écriture sans possibilité d’échange et de dialogue. Mais faut-il pour autant s’en tenir seulement à cette conception ? Si le dialogisme est au cœur de l’acte d’écriture, et si l’altérité semble un élément inhérent au langage humain, n’est-il pas pour autant légitime d’affirmer que nous écrivons pour nous apprendre à nous parler ? Si dialogisme il y a, l’écriture pourrait ainsi être un dialogue avec soi-même. À cet égard, Anaïs Nin a tenu un imposant journal qu’elle commença à l’âge de onze ans et qu’elle n’abandonna jamais : l’écriture de l’intime n’est-elle pas précisément la meilleure expression de ce dialogue avec soi-même que nous évoquions à l’instant ? L’autobiographie fonctionne en effet comme miroir : apprendre à se connaître, voilà l’enjeu véritable de l’écriture. Marcel Proust écrit ainsi qu’un livre « est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-même, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir ». L’auteur d’À la recherche du temps perdu, en analysant ici la différence entre le moi social et le moi de l’écrivain, nous montre magnifiquement qu’écrire est une manière de reconstituer son passé. Toute écriture est donc identitaire : en reconstruisant un temps oublié ou « perdu », l’écriture donne un sens à la vie. 

     Cette dimension existentielle de l’écriture est primordiale : écrire, c’est bien sûr garder une trace de la vie, mais plus profondément une empreinte de soi. L’écriture est une quête, une reconfiguration identitaire : « Passant ma vie avec moi, je dois me connaître », affirme Jean-Jacques Rousseau dans sa première lettre à Monsieur de Malesherbes. Apprendre à se connaître, entrer dans son intimité, chercher sa personnalité et trouver une vérité intérieure sont ici essentiels. C’est grâce aux mots que l’écriture donne un sens à la vie. Nous pourrions même dire qu’en écrivant et en entrant dans l’intimité du langage, nous rentrons dans notre propre intimité. Le lyrisme, et particulièrement le lyrisme romantique, place le moi au premier plan. Cette subjectivité lyrique a été fort bien exprimée dans la poésie lamartinienne par exemple. « L’Isolement » est l’expression même de ce pacte lyrique :

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.
[…]
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

Comme nous le voyons en relisant ces vers célèbres, l’écriture en tant qu’expression des états d’âme, amène se connaître car elle fonde l’identité même de l’homme.  Le fait d’exprimer ou d’épancher ses sentiments avec l’écriture, permet d’apprendre sur nous-même. Récemment, l’écrivaine Nina Bouraoui évoquait ainsi cette quête de soi : « L’écriture, c’est mon vrai pays, le seul dans lequel je vis vraiment, la seule terre que je maîtrise » : écrire pour se chercher, pour se perdre et ainsi mieux se retrouver. En ce sens, l’écriture et donc le livre, sont des territoires de rencontres : et même la rencontre avec soi-même, c’est-à-dire avec cet autre qui est en soi, est peut-être la plus belle rencontre que permet le langage.

     De ce fait, écrire c’est rendre dicible l’indicible, et c’est chercher conséquemment une certaine vérité. Se soulager et se confesser à travers les mots, c’est se réinventer, tant il est vrai que l’écriture venge de la vie. Transfigurer ses problèmes, ses angoisses par le biais de l’écrit, c’est un peu parler à quelqu’un, alimenter une conversation intérieure qui conditionne la réflexion. Le journal d’Anne Frank, qui est le témoignage unique d’une adolescente juive cachée avec sa famille pendant deux ans durant la seconde Guerre mondiale, nous semble ici fondamental : en refusant un destinataire de l’écrit, le journal intime prend ici une signification bouleversante. Écrire à soi-même, au seuil de disparaître, n’est-ce pas chercher à travers le monologue intérieur une réponse au silence du monde ? Comme si le « jeu » avec l’inconnue rêvée, idéalisée, était une façon de réinventer le « je » ? Une façon de ne pas mourir… Dans le contexte brutal et oppressant de la déportation, l’écriture apparaît comme le seul moyen de sauver non seulement son identité individuelle mais aussi celle de l’humanité, menacée de disparaître. En s’adressant à un destinataire imaginaire, la petite Anne donne un sens à la douleur, à la privation, à la peur, qui est tout autant une expérience d’écriture qu’une expérience humaine. Écrire pour soi, écrire pour se réinventer, pour se « connaître », c’est-à-dire pour naître à nouveau et pour sortir du nihilisme…

[Troisième partie]

     Essayons désormais de mieux comprendre la portée des propos d’Anaïs Nin : entre altérité et identité, si l’écriture est d’une certaine façon un espace de parole, n’est-elle pas aussi un espace de silence ? Dès lors, ne pourrions-nous affirmer qu’écrire, c’est créer quelque chose entre le présent et l’absence. C’est Maurice Blanchot qui affirmait à ce titre qu’entre présence et absence, un espace s’ouvre grâce à l’immanence de l’écriture. Écrire, c’est bien sûr une présence : présence de la vie de tous les jours ; écrire pour penser le présent, pour rester parmi les autres, pour faire partie du monde. Mais si l’écriture permet de rester dans l’actualité et la réalité des faits, dans le concret et le compréhensible, ne risque-t-elle pas de subordonner le langage à la recherche utilitariste ? Ne pouvons-nous dès lors affirmer que le simple fait d’écrire confère une présence aux mots, qu’elle leur donne la possibilité même d’exister ? Si des mots se regroupent ensemble, ils font une phrase, puis un sujet, une histoire… L’écriture ouvre donc la parole à sa potentialité : les mots prennent vie, ils prennent sens. Faire vivre des mots, c’est faire vivre la vie elle-même : tel pourrait être le but de l’écriture. Un peu comme si les mots, parlant de la vie elle-même sur du papier, avaient ce pouvoir de transfigurer la vie. Que l’on songe ici au roman de Georges Pérec, La Vie mode d’emploi, qui a valeur d’avertissement :

Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux métier. Comme il le disait lui-même, il était «tueur de mots» : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude.
Quand il prit sa retraite, […] il avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures; il avait rayé de la carte des dizaines d’îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton ; il avait renvoyé à leur anonymat des centaines de sortes de vaches, des espèces d’oiseaux, d’insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits ; il avait fait s’évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d’entomologistes, de Pères de l’Église, d’hommes de lettres, de généraux, de Dieux & de Démons.

En tuant les mots, Cinoc tue la différence. N’est-ce pas ce qui disparaît de notre propre monde ? Et n’est-ce pas le sens profond qu’il convient d’attribuer à la citation d’Anaïs Nin ? Tant il est vrai qu’il y a un lien fort entre l’écrivain et les mots qu’il emploie : tuer les mots revient à nier l’existence, la vie même. On pourrait dès lors affirmer que les mots sont aussi une part de vie de l’écrivain. Toute sa sensibilité est mise dans les mots, ils ont donc une grande force morale, et de ce fait, ils prennent vie.

     Cette libération du mot est aussi une libération de l’homme. L’écriture automatique, inventée par les Surréalistes, nous semble exprimer ce dessein. En se libérant de toute raison, et en laissant s’exprimer sa pensée, son ressenti et ses envies au fil des mots, le sujet écrivant restitue le mystère de l’écriture elle-même : André Breton, dans le Manifeste du Surréalisme, présente ainsi l’écriture automatique : « monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement… » : on se laisse ainsi porter, et les mots qui nous passent par la tête expriment soudainement une vérité qui dépasse le langage oral. Écrire apparaît donc comme un au-delà de la parole, et le lieu de l’écriture apparaît comme un lieu indéterminé dans le temps, en dehors de la réalité physique, capable d’atteindre une réalité symbolique et métaphysique. Ce lien si profond qui unit l’écrivain et les mots qu’il utilise en dit long sur nous-même… L’écriture est comme la transcription en abîme de l’être : nous écrivons pour nous apprendre à atteindre le silence, qui est peut-être la parole véritable. Écrire s’accomplit comme la quête de l’indicible. Au-delà de leur référence factuelle et monstrative, les mots s’enracinent dans le mystère même de la Création : l’écriture, ainsi que nous le comprenons au terme de cette réflexion, pourrait être aussi celle de l’absence. Nous écrivons, pourrions-nous dire dès lors pour paraphraser les propos d’Anaïs Nin, pour apprendre le langage du silence. 

     Comme nous le voyons, il y a un moment où toute personne qui écrit, se tournant vers l’indicible, cherche à atteindre par les mots l’inaccessible même, comme pour mieux déchiffrer et repenser le monde. Certains même verront dans le mot lui-même l’expression du silence… Écrire, c’est comme aller quelque part où s’arrête le dire, et commence le silence. Dans notre monde où la surcommunication tend à tuer le langage et les mots eux-mêmes, l’écrit est un détour permettant d’éviter les dérives fonctionnalistes du langage que nous évoquions précédemment à travers le texte de Georges Pérec. L’écriture permet ainsi de voiler parfois les choses, afin de mieux les dévoiler.  Elle symbolise en effet un refus de la norme référentielle : le mot contre l’uniformité collectiviste, la liberté de langage contre le déterminisme, le désordre poétique contre l’ordre normatif. Notre société de l’hyper-communication serait ainsi une société de l’hyper-solitude, dépourvue d’échanges, c’est-à-dire de silences véritables : dans leurs maisons-murs, mis en visibilité permanente, des individus communiquent à travers des écrans interposés dans un monde de résolution de problèmes via des réseaux (cette analyse réinvestit quelques passages de l’article suivant : Modernité et architecture, l’impossible détour). Dès lors, les propos d’Anaïs Nin prennent tout leur sens : l’écriture pourrait représenter ce qui n’est pas nommé, et qui se prête au déchiffrement et donc au silence. Claude Abastado, dans « Expérience et théorie de la poésie chez Mallarmé » (Archives des Lettres Modernes, 119, page 39. Propos cités par Annette de La Motte dans Au-Delà du Mot : Une « écriture du Silence »…), dit que l’auteur de « Brise marine » « voudrait  ne retenir des mots que la connotation, effacer la valeur dénotative, joaillier qui rêve de garder les feux des pierreries en supprimant les gemmes ». Cette approche nous semble bien résumer notre démonstration : toute écriture est ainsi improbable,  improchable, car elle reste un cheminement intérieur que l’on pourrait appeler la parole du silence… 

[Conclusion]

     Au terme de ce travail, exigeant et difficile, interrogeons-nous : comme nous l’avons compris, l’acte d’écrire oscille entre le moi collectif et le moi le plus individuel. Mais s’il est incontestable que « nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres », comme l’a si bien dit Anaïs Nin, nous pouvons affirmer que l’écriture amène à réfléchir sur soi. Il y a tant de façons de s’exprimer, de penser… Et tant de manières de vivre à travers les mots que toute définition reste incomplète.

     Nous avons commencé notre travail en évoquant la rencontre de la parole et de l’écriture, et nous le concluons sur le silence. Non point le silence stérile, vide, mais le silence du sens, le silence de la signification, le silence comme « horizon de l’écriture ». Terminons sur ces mots de Christian Bobin, rapportés par Annette de La Motte dans Au-Delà du Mot : Une « écriture du Silence »… : « Mon vrai désir, ce n’était pas d’écrire, c’était de me taire. M’asseoir sur le pas d’une porte et regarder ce qui vient, sans ajouter au grand bruissement du monde »…

© Sarah B. Classe de Seconde 1 (Promotion 2011-2012).
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif (Montargis, France, mai 2012)

Secrétariat de rédaction et contributions additionnelles : Bruno Rigolt

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Ecriture collaborative : Corrigé de dissertation par Clarisse. Discuter une thèse : Anaïs Nin

Entraînement à la dissertation littéraire…

« Discuter une thèse »

 

Corrigé élève 1/2

Aujourd’hui, la dissertation de Clarisse Q. Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
Voir aussi la dissertation proposée par Sarah !

Rappel du sujet : À la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Anaïs Nin répond : « Je ne pouvais vivre dans aucun des mondes qui m’étaient proposés […]. J’ai dû créer un monde pour moi, comme un climat, un anais-nin-1.1254664398.jpgpays, une atmosphère, où je puisse respirer, régner et me recréer lorsque j’étais détruite par la vie… C’est un monde pour les autres, un héritage pour les autres, un don aux autres en définitive. Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour raconter le voyage à travers le labyrinthe, nous écrivons pour élargir notre univers, lorsque nous nous sentons étranglés, gênés, seuls »

(extrait du Journal d’Anaïs Nin, février 1954).

Anaïs Nin affirme que « nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres ». Vous discuterez ces propos.

Cette dissertation, préparée en classe, a donné lieu à l’élaboration collective d’un plan en trois parties. Les élèves avaient ensuite la rude tâche d’élaborer leur travail. Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire, quelques-uns, particulièrement remarquables, seront publiés dans cet Espace Pédagogique Contributif.

Je vous laisse découvrir aujourd’hui la dissertation de Clarisse… Note obtenue : 20/20 : bravo à elle pour ce travail vraiment exceptionnel, dont quelques passages ont été légèrement retouchés ou étayés en vue de la publication dans ce blog de Lettres.


 

[Introduction]

     Née du besoin immémorial des hommes de conserver la trace de leurs échanges, et plus fondamentalement de laisser une empreinte d’eux-mêmes, l’écriture occupe une place à part dans les systèmes de communication, très différente du langage oral. Plus qu’une simple transcription de la parole, l’écriture amène à en questionner l’objet et les enjeux : pourquoi les hommes éprouvent-ils en effet cette nécessité d’écrire ? L’écrivaine Anaïs Nin répond à cette question dans son Journal en affirmant  que « nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres ».

     Ainsi l’écriture comme acte identitaire, amènerait-elle à prendre en compte l’autre pour mieux penser l’altérité. Nous réfléchirons à cette problématique selon une triple perspective : si l’écriture, comme le rappelle l’auteure, est un moyen de communiquer avec le monde, celle-ci ne peut-elle constituer également une manière d’apprendre à parler avec soi-même ? Sans doute faudra-t-il dépasser ce dualisme quelque peu réducteur en montrant que l’acte d’écrire, avant de nous apprendre à parler, peut nous enseigner la parole même du silence…

 

[Première partie]

     Si nous reprenons les propos d’Anaïs Nin, écrire serait avant tout une manière d’échanger avec le monde. De fait, il y a dans l’écriture ce désir de communiquer  avec l’autre, qui est d’abord un tissage de sens et de lien : écrire, c’est donc écrire au-dehors de soi
     La citation d’Anaïs Nin amène en premier lieu à définir l’écriture comme l’élaboration d’un échange entre le moi-écrivant et le moi du lecteur. Elle est une autre manière de communiquer, qui se substitue au discours oral, afin de parler différemment, en s’appropriant presque la langue de l’autre. Comme le rappelle Anaïs Nin, écrire, c’est « apprendre à parler avec les autres « . Comment ne pas évoquer ce propos éclairant d’Édouard Glissant dans une interview pour le journal Libération : « l’écrivain, par delà la langue dont il use, est un bâtisseur de langage ». Dans l’Intention poétique, l’auteur ajoutait même : « C’est dans ma langue que je te parle mais c’est dans mon langage que je te comprends ». Nous pourrions ici opposer à une certaine vanité de l’écriture la vérité de la parole. C’est Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues qui rappelait opportunément que « les langues sont faites pour être parlées, l’écriture ne sert que de supplément à la parole ». Paradoxalement, c’est à travers la parole d’autrui que l’acte d’écrire prend tout son sens. Si un auteur semble avoir la capacité de créer, d’assembler les mots de façon à former des phrases, c’est grâce à ce langage qu’il parvient à comprendre les autres. Ainsi réussit-il véritablement à faire entrer le lecteur dans son monde : chaque mot, chaque marque de ponctuation, chaque espace blanc, est comme la transmission d’une sensation, d’un sentiment, d’une émotion…  Aussi, l’acte d’écrire est-il interculturel et interpersonnel : on écrit pour un destinataire, afin de mieux répondre à ses attentes et dans le but de partager. Ce qui fait lien social dans l’écriture repose précisément sur l’échange. Il convient dès lors de mieux interpréter le sens profond des propos d’Anaïs Nin : l’écriture selon elle doit être dynamique et dialogique, tant elle invite à la participation de l’autre. Lors d’une conférence donnée en mai 1962, et publiée dans Notes et Contre-notes, Eugène Ionesco met en avant avec humour cet échange qui se crée entre l’auteur et son lecteur :  »Pourquoi écrivez-vous? » demande-t-on souvent à l’écrivain. « Vous devriez le savoir », pourrait répondre l’écrivain à ceux qui posent la question. « Vous devriez le savoir puisque vous nous lisez, car si vous nous lisez et si vous continuez à nous lire, c’est que vous avez trouvé dans nos écrits de quoi lire, quelque chose comme une nourriture, quelque chose qui répond à votre besoin. » Si l’écriture est donc soutenue par l’échange, cette volonté de partager n’amène-t-elle pas aussi à « apprendre » du monde qui nous entoure, et par conséquent à chercher à mieux le comprendre ?

     Comme nous le pressentons, l’écriture pour Anaïs Nin fait de l’écrivain un archétype de l’homme. Écrire pour être lu impose en effet la conscience d’une mission, rédemptrice s’il en est. Nous connaissons tous ces vers célèbres de Victor Hugo qui font du poète un véritable prophète :

On le raille. Qu’importe ! il pense.
Plus d’une âme inscrit en silence
Ce que la foule n’entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles

Si Victor Hugo confie ici au poète la mission d’orienter l’Histoire en révélant au monde la réalité cachée, et en faisant sortir de l’ombre la lumière, la vérité et le progrès, c’est que l’écrivain est par définition dans l’Histoire : il est un porte-parole au service de ses semblables. Cette divulgation de la vérité, à la manière des réalistes par exemple, l’amène inévitablement à évoquer le social-historique. À cet égard, nous pourrions mentionner le roman de Léon Tolstoï, Anna Karénine, véritable fresque réaliste d’une société russe en mutation, qui montre à travers l’évolution des deux personnages Anna et Lévine, le poids des déterminismes sociaux, qui conduiront d’ailleurs l’héroïne au suicide. C’est que l’écrivain, et particulièrement l’écrivain réaliste, en peignant ses personnages, confère à l’acte d’écrire une mission éducative : la littérature a ainsi pour tâche de restituer l’esprit du peuple, c’est-à-dire le rendu de la vie, la réalité du monde. Conséquemment, la littérature n’est-elle pas l’acte par lequel on brise le silence, dans le but d’agir ? En guidant l’écrivain vers le peuple, l’acte d’écrire l’amène à apprendre des autres. Comme le faisait remarquer Scott Fitzgerald : « Cela fait partie de toute la littérature : vous découvrez que vos désirs sont des désirs universels, que vous n’êtes pas seul et différent des autres : vous en êtes ». Ces propos mettent bien en valeur la citation d’Anaïs Nin : n’affirmait-elle pas justement que nous écrivons afin d’« élargir notre univers » en le dévoilant aux autres ?

     Il n’est pas étonnant qu’un certain nombre d’intellectuels aient vu dans l’écriture un moyen de remettre en cause, de dénoncer, d’agir. Selon l’expression de Brice Parrain popularisée par Sartre, les mots sont des « pistolets chargés », par lesquels il est possible d’exprimer une idée, une critique, une prise de position et de communiquer un message au sens profond. Loin de se limiter à évoquer des problèmes sociaux, l’acte d’écrire serait une véritable arme. Il nous revient en mémoire ces propos d’Edmond Jabès qui remarquait que « les chemins d’encre sont des chemins de sang ! ». Pour ces écrivains, il faut être engagé, fût-ce même au prix de sa vie. Comme l’a souligné Albert Camus dans son « Discours de Suède« , « l’écrivain est porte-parole de ceux qui ne savent pas ou ne peuvent pas parler ». Il se doit alors de briser le silence, de prolonger la voix de tous dans un monde  »sourd » afin qu’ils continuent d’exister. Il a pour rôle d’accuser mais aussi de défendre et de lutter contre l’oubli. Évoquant dans son poème « Strophes pour se souvenir » la tristement célèbre « Affiche rouge« , Louis Aragon rend hommage aux vingt-trois résistants à l’occupation allemande, exécutés le 21 février 1944 au Mont-Valérien :

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant

Écrire c’est donc assumer l’acte d’écrire comme engagement, comme prise de responsabilité pour « nous apprendre à parler avec les autres ». Cette écriture dont la fonction n’est plus seulement d’exprimer ou de communiquer mais d’imposer un au-delà du langage qui s’inscrit dans l’Histoire, est essentielle car elle fait de l’écrivain un vecteur du changement social, politique et idéologique, qui passe par la révélation du monde et de l’homme à lui-même.

 [Deuxième partie]

     Si nul n’oserait remettre en cause les paroles riches d’enseignement d’Anaïs Nin, il est cependant permis de les nuancer : ainsi, l’écriture n’est-elle pas également une rencontre avec soi-même ? Écrire n’est-ce pas d’abord « s’écrire » ?
     De fait, l’écriture est aussi une expression de soi-même, de notre subjectivité, de notre propre sensibilité.   Chaque livre peut trouver un parallèle dans le récit des ressentis, des sentiments et des expériences de son auteur. Certes l’écrivain, comme nous le notions, cherche parfois à reproduire le réel de manière objective, mais ne met-il pas néanmoins une part de lui-même dans son récit, qui n’a d’autre matière que sa propre quête ? Ainsi, Michel Butor dans son Essai sur le roman (Gallimard, 1997) remarquait : « Chacun sait que le romancier construit ses personnages, qu’il le veuille ou non, le sache ou non, à partir des éléments de sa propre vie, que les héros sont des masques par lesquels il se raconte et se rêve ». À ce titre, qu’il nous soit ici permis d’évoquer le roman intimiste Détours, dans lequel l’écrivain surréaliste René Crevel cherche à rendre compte de son rapport difficile avec lui-même et avec la société à travers le personnage de Daniel. Cette œuvre de jeunesse, en versant d’abord dans une actualité personnelle, met au premier rang la solitude comme prise de conscience existentielle : elle permet en effet à l’homme d’exister en ne renonçant pas à ce qu’il est : écrire serait donc d’abord écrire pour soi, pour dire l’indicible, c’est-à-dire ce qui échappe essentiellement au langage. C’est Françoise Sagan qui affirmait d’ailleurs : « Je ne suis le porte-drapeau de personne, écrire est une entreprise tellement solitaire… ». Quelques genres littéraires se concentrent à ce titre sur le récit de notre propre existence : tel est le cas des mémoires, des journaux intimes et de l’autobiographique en général. On pourrait aussi évoquer les essais qui reflètent un point du vue, un état d’esprit et une manière de penser, ou encore la poésie, qui par définition exprime un lyrisme subjectif et personnel. Le romantisme, en associant la quête poétique à la quête de soi comme écrivain, est à ce titre représentatif d’une « aventure en solitaire » vécue comme ressourcement.

     Si écrire est donc une manière de parler de soi et d’exprimer sa sensibilité, cette volonté n’est-elle pas le résultat d’une tentative pour approcher l’indicible ? Écrire dans le but de se libérer. L’écriture serait ainsi une échappatoire permettant de s’évader, de soulager ses obsessions, ses angoisses, ses souffrances. Anaïs Nin ne comparait-elle pas d’ailleurs l’écriture au besoin existentiel de  »respirer » : « Écrire doit être une nécessité, tout comme la mer a besoin des tempêtes, et j’appelle cela respirer… ». Le philosophe français Emil Michel Cioran affirmait à ce titre : « Le vrai contact entre les êtres ne s’établit que par la présence muette, par l’apparente non-communication, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure ». De tels propos sont éclairants : écrire, comme nous le comprenons, n’est-ce pas « apprendre à parler avec soi-même » ? Dans  »L’isolement », Lamartine, après avoir perdu Julie Charles, semble trouver refuge dans ce dialogue intérieur qu’est la poésie. On pourrait aussi affirmer qu’écrire, dans le cadre de Mémoires et plus encore de Confessions, c’est aussi avouer ses fautes, se repentir et par-là obtenir le pardon de soi-même en se défaisant d’un sentiment de culpabilité. Il s’agit d’ôter un fardeau que l’on n’arrive point à communiquer par le discours oral : l’écriture est à cet égard une autre manière de  »parler » de ses problèmes, qui se passe de parole… Ainsi, rédiger une autobiographie par exemple, en entreprenant le récit des heures de sa vie, n’est-ce pas chercher, même confusément, à laisser une trace de soi après la mort et faire face à l’Oubli et au Temps. Nous pourrions évoquer ici les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, dans lesquels l’auteur exprime son angoisse de la fuite du temps : « A la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil : il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés. » Écrire obéit donc à une nécessité pour soi-même, qui est aussi fondamentalement, une expansion de la conscience, et qui préside à la création d’un autre  »moi », à la recherche de son identité perdue.

     Quête de soi-même, tant il est vrai qu’écrire trahit souvent un questionnement intérieur qui existe en chacun de nous. Toute écriture, en ce sens, serait introspective et rétrospective : ne permet-elle pas en effet de se révéler, de s’analyser et peut-être même de chercher à comprendre sa personnalité ? Quelle meilleure preuve de ce  lien entre mémoire et écriture que le roman d’introspection psychologique de Marcel Proust À la recherche du temps perdu ? Retracer sa vie et s’obliger à se souvenir pour mieux affronter son passé, son présent et son avenir, tel semble le but de l’être écrivant : il s’agirait d’une manière de s’interroger soi-même, de rechercher sa propre identité et d’essayer de la trouver par une expansion de la conscience. À ce titre, Marcel Proust affirmait : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». La littérature semble ici être une sorte de dédoublement intérieur et une manière de savoir qui l’on est vraiment ou celui que l’on aurait aimé être en dehors de toute influence extérieure. Écrire comme pour creuser dans sa mémoire mais aussi dans l’inconscient pour se confronter à sa propre image. Chaque livre contribue ainsi, par cette continuelle mise en question, à élucider le sens de notre existence et peut-être aussi celui de la vie toute entière. Comment ne pas évoquer ici l’œuvre autobiographique posthume de Stendhal, La Vie de Henry Brulard, dans laquelle il écrit : « Qu’ai-je donc été ? Je ne le saurais… Je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux ». Nous voyons ici combien, si ce que Philippe Lejeune appelle le « pacte autobiographique » semble difficile à respecter, l’écriture permet quand même une véritable quête, un déchiffrement intérieurs, qui amènent à une meilleure compréhension de soi. Ainsi, cette quête de la vérité de soi n’est-elle pas plus importante, plus fondamentale que la vérité elle-même ?

[Troisième partie]

     Comme nous l’avons compris tout au long de nos réflexions précédentes, si l’acte d’écrire est un appel au dialogue avec autrui autant qu’avec soi-même, il semble légitime de questionner plus profondément le sujet proposé à notre réflexion : l’écriture n’est-elle pas quelque part la poursuite d’une quête métaphysique qui invite, plus encore peut-être qu’à la parole, au silence ? En ce sens, l’acte d’écrire est aussi une manière de se taire et pourquoi pas, d’inviter à un mystérieux échange dans le silence…

     Notons tout d’abord que communiquer, ce n’est pas seulement parler, mais c’est aussi bien plus encore savoir écouter. C’est Montaigne qui, dans les Essais, disait que « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute ». L’écrivain, comme nous l’avons pressenti, est celui qui, avant de parler, essaie d’appréhender, d’entendre, de comprendre les signes les plus infimes, les plus insignifiants de la vie. Tenir compte des autres, prendre en considération leurs propos, leurs gestes, les murmures d’une vie tout entière : tel est l’enjeu de l’écriture. Joseph Rassam, dans Le Silence comme introduction à la métaphysique, notait que « sans le silence, la parole ne peut pas remplir sa fonction. La parole naît et s’accomplit dans le silence ». Ces propos nous paraissent s’appliquer à l’écriture elle-même : ne saurait-elle constituer une parole du silence ? Pascal Quignard remarquait à ce titre que « le livre est un morceau de silence dans les mains du lecteur. Celui qui écrit se tait. Celui qui lit ne rompt pas le silence ». Ainsi, l’écrivain, parce qu’il parle en silence, est comme la conscience du monde. Il est celui qui s’informe, qui observe avant d’en tirer un jugement, puis qui soumet son opinion grâce à la puissance évocatrice des mots, mais toujours dans le silence. Il est celui qui agit par la pensée plutôt que par la parole. Libre alors à chaque individu de lire son texte et de l’entendre. Paul Verlaine, dans ses Romances sans paroles, écrit à ce titre ces vers si beaux :

Le piano que baise une main frêle,
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile,
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.
[…]
Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ?
Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre

     Dire l’indicible, exprimer l’inexprimable : telle semble ici la mission du poète : certes écrire, c’est penser pour s’exprimer, mais en se taisant afin d’écouter les murmures les plus ténus. Ce langage du silence, inhérent à l’acte d’écriture, n’est-il pas aussi une manière de parler ?

     Écrire serait donc une sorte de parole  »sourde » et un moyen de se faire entendre dans un monde lui-même  »sourd ». Pascal Quignard que nous évoquions précédemment, affirmait des livres qu’ils « rendent ce son que la voix perd ». Comme parole silencieuse, l’écriture a en effet l’avantage de pouvoir exprimer ce que le langage oral ne saurait dire, et chanter l’ineffable grâce à la puissance évocatrice du Verbe. Si l’on pouvait évoquer ici l’esthétique symboliste, qui consiste en l’expression d’une idée, d’une vérité supérieures par l’abstraction et la recherche d’une langue pure, nous verrions que les mots sont alors de véritables symboles. Mais le surréalisme nous semble ici plus représentatif encore : il est en effet une véritable remise en cause des codes, de la culture et du monde, qui se fait par le biais de « l’inconscient, comme moyen supprimant l’hiatus entre le réel et le rêve » (Magdalena Mitura, l’Écriture vianesque : traduction de la Prose). Plus encore, l’écriture s’affirme comme un art de la suggestion. Elle médiatise le réel : c’est par le détour des mots que la communication la plus vraie se met en place. La littérature acquiert ainsi un sens profond, qui va interpeller le lecteur : il s’agit de parler en se taisant. Tout le monde connaît ces propos de Marguerite Duras : « Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit ». Ce silence de l’écriture est un lieu presque irréel, utopique, qui oblige le sujet pensant à signifier à travers les mots : c’est donc avant tout se taire mais pour mieux parler dans le silence. En ce sens, la littérature n’est-elle pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ?

     Dans un monde —notre monde— qui ne sait plus ce que parler veut dire, parce qu’il ne sait plus écouter le silence, l’écrit apparaît alors comme l’unique possibilité de sauver la parole. En assumant le choix du silence, l’écrit semble plus éloquent que la parole. Il apparaît ainsi comme une réponse « au vain bavardage inessentiel du monde environnant », pour reprendre les propos de Pascal Quignard. Parler reviendrait en effet à prendre part aux futiles conversations extérieures, à se confondre dans une société du simulacre qui « parle pour ne rien dire ». À l’opposé, écrire ne saurait être réduit à une impuissance de la parole : c’est un moment de parole qui laisse une trace. Un livre par exemple oblige les lecteurs à écouter les mots, et les pousse à la réflexion ou à la méditation, pour finalement les amener vers un questionnement essentiel. Pascal Quignard affirmait encore que « l’essentiel du langage – il suffit d’écouter la vie de tous les jours –, c’est de la mort à l’état pur, de la pourriture à l’état pur : le discours politique, ou les religions, c’est une infection étrange ! Si je cherche à redonner, mot à mot, un petit peu de sens et de vie à chaque mot, c’est parce qu’ils sont tous morts ! ». Comprenons de ces propos qu’écrire est une manière de lutter contre les discours stéréotypés, corrompus et intéressés : il s’agit de donner de l’importance au silence et de rendre à la parole son sens, sa profondeur et sa valeur ultime : l’écriture est un non-dit qui dit tout : finalement, écrire, avant de nous apprendre à parler avec les autres, nous apprend à nous taire afin d’écouter le monde qui nous entoure. Il s’agit d’un véritable langage du silence devenu l’unique façon de sauver la parole du monde…

 

[Conclusion]

      Au terme de ce travail, nous pouvons affirmer qu’écrire, parce que cela constitue une manière d’échanger, de comprendre le monde et de transmettre un engagement, est bien une façon de  »parler avec les autres » tel que nous l’enseigne Anaïs Nin. Cependant, comme nous avons cherché à le montrer, l’écriture, parce qu’elle est aussi une rencontre avec soi-même, rencontre existentielle et identitaire, constitue finalement un au-delà de la parole, un moyen d’apprendre à écouter, de parler en se taisant pour finalement sauver le langage.

     Ainsi, l’écrit débouche-t-il sur une expérience profondément métaphysique qui apparaît comme un moyen d’arriver à une fin signifiante : mais écrire ne saurait-il aussi constituer un but en soi ? À cet égard, Théophile Gauthier, dans la revue L’Artiste, affirmait : « nous croyons à l’autonomie de l’art ; l’art pour nous n’est pas le moyen mais le but ». De même, si l’écriture est ce qu’elle est par essence, elle peut aussi constituer un art libre et transcendant, tant il est vrai que tout, dans l’écriture, ramène à la quête d’un idéal…

© Clarisse Q. Classe de Seconde 1 (Promotion 2011-2012).
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif (Montargis, France, mai 2012)

Secrétariat de rédaction et contributions additionnelles : Bruno Rigolt

 

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