“Et si c’était un jour leur premier roman?”
Tel pourrait être le titre de cette nouvelle rubrique proposée par les élèves de Seconde 18 et Seconde 7… Au départ, un exercice tout à fait “classique” : rédiger le début et la fin d’un roman… Les élèves les plus assidus à la tâche se sont pleinement investis dans ce challenge : travaillant et retravaillant les manuscrits, corrigeant la grammaire, revoyant la syntaxe, précisant le lexique et surtout s’attelant à la grande question du “style”, afin de proposer la première ébauche de ce qui pourrait bien devenir un jour leur “roman”. Le cahier de texte électronique est fier de vous proposer la lecture de ces textes tous inédits. Même s’il s’agit des premières pages et des dernières pages d’un possible livre, les manuscrits peuvent se lire comme une nouvelle…
Bonne lecture !
C’était ma sœur après-tout…
(des larmes sans compter)
(roman)
Première page du roman…
Elle restait devant l’écran vide, noir, inanimé, sans savoir pourquoi ni comment, sans comprendre —ne fût-ce qu’un instant— ses gestes (peut-être ceux de la révolte, ou était-ce de l’acceptation ou du désarroi ?). Elle le fixait sans bouger, immobile. Je crus même qu’elle était vraiment paralysée. Seuls ses yeux clignaient d’une façon banale et monotone. Rêvait-elle? Pensait-elle à un moyen ou à un autre de remédier à cette situation? (non je ne le crois pas).
C’était un soir d’octobre, McDowel Road semblait hiberner, malgré « un terrible vent froid venu de Sibérie » disait-on au journal de vingt heures. Et tout d’un coup, malgré la chaleur étouffante de notre maison, je sens un frisson m’envahir.
Aucun bruit (les voisins étaient depuis déjà un bon bout de temps inactifs, au chômage je crois, ils me paraissaient attardés, à regarder toute la journée par la fenêtre, comme s’ils s’attendaient à l’arrivée d’une bonne nouvelle, ou d’une mauvaise, enfin… de quelque chose). Des rumeurs circulaient dans le quartier, comme quoi leur fils était mort à la guerre du Vietnam, et que depuis ce jour, ils étaient devenus si (je ne trouve aucun mot correspondant a mes pensées), « déroutés », serait peut-être le mieux approprié.
Une voix qui me sembla venue de loin, informe la population qu’une tornade viendra frapper tout l’État d’Arizona d’ici environ cinq heures… À Phoenix nous ne sommes pas si souvent sujets à des désastres climatiques, contrairement à d’autres États… Et pourtant je ne peux m’empêcher d’être inquiète aujourd’hui. Pourquoi reste-t-elle devant l’écran vide ? à regarder une image statique ? à tapoter maintenant sa cuisse, avec sont petit doigt (allez savoir si c’était un tic?)…
Je prends ensuite une feuille de papier A4. Et saisis un crayon de graphiste. Je gribouille un instant quelques phrases qui me viennent naturellement, tel un écrivain sûr de son geste, et j’essaye de leur donner un sens, le tout forme un poème de mots égarés… De minuscules particules d’eau viennent effleurer la fenêtre, aussi douces que la rosée au départ, mais qui, avec le vent, prennent une ampleur surdimensionnée : à les voir, elles pourraient terrasser un immeuble, ou peut-être même la vie ?
Je la saisis par la main telle un petit être fragile, pensant deviner dans ses pensées la crainte d’un danger. Pas de réaction. Mais je veux me convaincre qu’elle me remercie intérieurement. Sa main était tiède et sèche. On aurait cru qu’elle pouvait se briser, rien qu’avec une infime pression de mes doigts. J’eus très envie d’essayer…
Une nouvelle annonce nous explique, avec des mots très scientifiques, que le cyclone se rapproche plus rapidement que prévu, il devrait nous atteindre d’ici une demi-heure… Nous sommes priés de bien vouloir rester à la maison et de n’utiliser la voiture qu’en cas « de force majeure ». J’entends ma mère : elle crie, elle à l’air paniqué, je crois qu’elle me dit de faire attention, de ne pas m’inquiéter… Oui, elle doit partir mais elle va bientôt revenir : elle n’en n’a pas pour très longtemps, des amis l’ont appelée, apparemment la tornade à déjà fait beaucoup de dégâts chez eux, ils habitent à l’autre bout de la ville, près de l’amphithéâtre sur la quarante-huitième. J’espère qu’il n’arrivera rien.
Mais soudain, j’aperçois sur son visage fatigué et pâle un pauvre sourire, un faux espoir… Entre elle et moi, un gigantesque fossé, infranchissable, malgré de multiples tentatives… Je voudrais lui dire…
Dernière page…
Une infirmière s’approche de moi. Je la sens mal à l’aise, exténuée. Moi aussi, pour la première fois je ne sais comment réagir face à ce qu’elle m’annonce peut-être avec tact : « elle est condamnée, vous savez il ne lui reste plus beaucoup de temps, je suis désolée, puis je faire… ». Je ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase : non, elle ne peut pas faire. Je suis devant le distributeur de café, je ne verse aucune larme, je réfléchis, je pense au passé, je ne fais que retourner dans ma tête la phrase de l’infirmière : « elle est condamnée… elle est condamnée… elle est condamnée… ».
Je n’ose plus m’approcher de sa chambre, de peur de la voir pour la dernière fois. Mais je sais qu’il faut que je sois près d’elle, je savais que ce moment devait un jour ou l’autre se produire mais pas maintenant, pas ici ! Ça ne sera jamais le bon moment, jamais le bon endroit de toute façon. Après tout ce temps passé à m’occuper d’elle, je ne suis pas prête à la laisser partir, et pourtant je me suis battue… J’avance tout droit sans le vouloir, mes pieds m’emmènent vers sa chambre, son lit toujours bien fait, sur lequel elle est couchée. Elle ne me regarde même plus, elle ne s’alimente plus.
Près de dix ans se sont écoulés depuis cette fameuse tornade de 1999, qui a tout balayé sur son passage, y compris ma joie de vivre. Cela fait dix ans qu’elle ne marche plus, qu’elle me laisse dans l’ignorance, et cela fait dix ans que je ne me considère plus comme une enfant. C’est à partir de ce moment là que tout a changé dans ma vie, et que ma vie… a cessé de vivre. Au début je ne comprenais pas, je ne la comprenais pas, je pensais qu’elle faisait semblant, et que c’était normal. Après la tornade, j’ai compris, la réalité m’a giclé au visage et depuis, je ne vis plus que pour elle, et pour sa maladie.
Je suis face à la porte de la chambre, tétanisée par l’image que je verrai : celle de son visage raide succombant à ces derniers souffles… Tu étais ma vie… Pourquoi j’attends ? Elle est là ! Avance ! C’est trop dur ! Je hurle de souffrance ! Ah ! Mon Dieu ! Ma vie est derrière cette porte ! Si elle n’est plus là, je n’ai aucune raison d’exister, de respirer, elle me donne ce courage même avec tout ce que j’ai enduré… Je franchis cette porte, je pleure pour la première fois depuis dix ans, plus que des pleurs des sanglots… Dix ans… Je lui tiens la main, je la serre très fort, je n’ai plus peur de lui faire mal, non, même ses yeux ne s’ouvrent plus, est-ce qu’elle sait que je l’aime d’un amour décadent ?
Chaque battement de son cœur est comme une pointe enfoncée de plus en plus loin dans mon corps partout (je n’en peux plus, je savais tout ça)… Ma main, elle a serré ma main ! Je n’y crois pas, mon espoir revient, je me sens mieux, je me sens libre, plus rien ne me fait mal maintenant. Je veux l’embrasser, la prendre dans mes bras. Je n’entends même pas les infirmières derrière moi, qui me supplient de la lâcher… Je le fais, passe un regard circulaire sur elles. Elles ne comprennent pas mon enthousiasme, je crie : « elle m’a serré la main c’est un miracle ! » Je suis comme folle. Mais les deux infirmières me disent que non, le temps était venu pour elle, ce n’était pas vraiment elle qui m’a serré la main mais juste un réflexe, elles sont vraiment désolées… Elles me présentent leurs condoléances les plus sincères. Je les repousse, je regarde l’écran vide de ses battements de cœur, ce ne sont plus des piques, c’est une ligne : elle est morte…
Trouver sans fin des carreaux Découvrir un sourire vide, infantile, décoloré Partir vers des pointes symétriques. Ouvrir une montre hermétique, Arrêter le temps Des lacets grisés par personne Noués autour de tes pieds. Une crêpe sur le sol Encore chaude, colorée « Au revoir » est écrit à l’envers Coloré par des larmes sans compter Une soif rare, linéaire Plaquée sur toi…Ma vie se résume à ce poème, écrit… Il y a dix ans déjà…
Cela fait un mois qu’elle est morte, je l’ai enterrée, il n’y avait que moi ce jour-là, je ne connaissais personne.
C’était ma sœur après tout… Partie en voyage sans laisser d’adresse…
© Ksénia C. (Lycée en Forêt, Montargis, France. Décembre 2009).
“C’était ma sœur après tout” par Ksénia C. Ce texte est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d’Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique sur un autre support n’est autorisée qu’après accord de l’auteure.
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