Spécial entraînement BTS :
Thème 1 “Faire voir”
Publié à la fin des années Cinquante, puis complété et réédité à plusieurs reprises, l’ouvrage du sociologue Edgar Morin intitulé Les Stars est une réflexion incontournable pour qui cherche à déchiffrer de façon critique les mécanismes du “star system”. En partant du Hollywood des années 1910, jusqu’au phénomène occidental de banalisation de la star à partir des années Soixante, l’enquête d’Edgar Morin aboutit à une réflexion stimulante sur le “mythe de la star”, c’est-à-dire ce que l’auteur appelle “le processus de divinisation que subit l’acteur de cinéma et qui fait de lui l’idole des foules”. J’ai souhaité ici élargir le champ de questionnement de ce livre au contexte actuel de la production d’image dans la presse People…
Les “People” et leur image
Entre sublimation et désublimation.
Partons d’abord d’un constat d’Edgar Morin : pour lui, la distance entre la star et ses admirateurs est tellement importante qu’elle ne peut se résorber que sous le mode religieux : celui d’un rituel, d’une “liturgie stellaire”. C’est en effet par la distance et l’inaccessibilité que la star existe. Philippe Marion (Université catholique de Louvain, Observatoire du récit médiatique) note très justement :
“L’inaccessibilité devient alors une source de motivation, une quête, une stimulation. L’importance du fossé qui sépare les deux mondes est peut-être à la mesure du désir de le franchir grâce à l’imaginaire projectif. C’est le principe de ces machines à désir que constituent les épopées et les contes de fées: le temps d’un récit, le lecteur se trouve propulsé dans les faits et gestes des princes et des puissants. Cet esprit de conte de fée, sorte de quintessence de la fiction, s’est idéalement incarné dans la première partie de la saga médiatique vécue par la princesse Diana. Lors du mariage de celle-ci, l’archevêque de Canterbury proférait : “Ceci est de l’étoffe dont sont faits les contes de fées”. “Premier chapitre d’un conte de fée”, résumait alors Paris Match, tandis que VSD titrait: “Il était une fois…” […]. Le merveilleux féerique, ostensiblement revendiqué ici, célébrait l’entrée d’une obscure jeune fille dans ce monde des images people. Tout se passe comme si le lecteur populaire de la presse people était appelé à se téléporter dans un univers qui lui est étranger, mais qu’il a l’occasion de domestiquer par cette téléportation elle-même (*)”.
Sacralité des lieux…
Les lieux choisis sont en effet déterminants : si vous croisiez une star tous les matins dans l’ascenseur, elle perdrait précisément son pouvoir magique. C’est parce qu’elle est inaccessible, isolée du reste du monde, que la star se présente comme le symbole d’un rêve impossible à l’homme, donc d’un pouvoir réservé à la divinité mais que les “profanes” tenteront d’obtenir peu à peu. Précisément, c’est dans les “grand-messes” télévisées, les shows hyper médiatisés, que la star se dévoile : le public va enfin pouvoir “consommer” du People. On pourrait évoquer ici ce que Philippe Marion appelle la “mise en proximité” de la star, c’est-à-dire le passage de l’inaccessibilité au rapprochement avec le public. L’auteur remarque :
Cette proximisation s’opère aussi sous le mode d’une dramaturgie de l’humain moyen. Car que découvre-t-on dans ces palais et palaces ? De l’humain, basique, universel: celui du relationnel et de l’affect. Des passions amoureuses qui naissent et qui meurent, de la jalousie, des coups de gueule, des divorces, des réconciliations, des naissances, des violences, des déprimes… Bref, tout ce qui forme ce magma de vécu du commun des mortels. Non seulement le gotha n’hésite pas à nous recevoir dans son intimité, mais en plus il ne se distingue que fort peu de nous: voilà ce que la presse people suggère” (*).
Comme nous le voyons, d’objet interdit et culte, la star devient objet de consommation et fétiche. Un fétiche en effet est un objet auquel on va attribuer un pouvoir bénéfique du fait qu’il est magique : on cherchera par exemple à approcher le plus près possible les People, à les toucher, à s’approprier leur corps selon une logique métonymique (la partie pour le tout) : un autographe, un tee shirt, un mouchoir. Comme le fait remarquer si bien Edgar Morin, “c’est un peu de l’âme et du corps de la star que l’acheteur s’appropriera, consommera, intégrera à sa personnalité”.
L’image comme espace projectif
Mais allons plus loin, et réfléchissons au phénomène People dans son rapport au voyeurisme et à l’exhibitionnisme. Ce n’est pas tant la définition de l’image en tant que représentation du réel (voir à ce sujet l’article intitulé : Les métamorphoses de l’image, de Lascaux à Big Brother) qui nous intéressera ici mais plutôt sa représentation mentale et inconsciente : l’image comme espace projectif. J’emploie ce terme de “projectif” en référence au concept d’identification projective introduit par la psychanalyste Mélanie Klein pour désigner un mécanisme fantasmatique, où le sujet introduit sa propre personne à l’intérieur de l’objet pour lui nuire, le posséder et le contrôler. Termes trop forts direz-vous? Mais que l’on interroge notre rapport à l’intime : que faisons-nous, en achetant une revue People, sinon nous approprier l’image intime d’un autre “inaccessible” pour la posséder : il y a toujours, dans l’admiration pour les People, quelque chose qui relève de la transgression et d’une manipulation de l’intimité (“J’en sais plus sur lui qu’il ne le voudrait”). Car paradoxalement, les “People”, c’est le peuple mais sans le peuple ! De là un passage du rêve à l’envie et à la frustration. Frustration qui est à la base du concept éditorial de la presse People. On comprend mieux le slogan d’un célèbre magazine : “dans Public, tout est public”, y compris la banalité et l’intime : les images ou propos volés deviennent des éléments clés d’une jalousie projective inconsciente. Le témoignage de certains lecteurs est édifiant ; en voici un au hasard (il s’agit d’une lectrice) :
“Cela fait déjà plus d’un an, que je lis plus régulièrement l’un de mes magazine chouchou, j’ai nommée (sic) : PUBLIC. Explications : PUBLIC, MAIS POURQUOI CE NOM ? Tout simplement, parce que dans Public : tout est public ! Ne soyez pas choquer (sic) que dans ce magazine, on vous montre la cellulite d’Alicia Keys, ou bien les
bourrelets de Britney Spears, et bien d’autres encore… Public, c’est le seul qui vous montre également les défauts des stars”.
Le “cannibalisme” médiatique
“Défauts” ! Le mot est lâché ! Tout le discours vise ici à dégrader l’autre, et plus particulièrement le corps : corps honteux, laid, infériorisé… Car ce qui intéresse, au-delà du rêve (le corps envié et transfiguré de la star), c’est bien l’image “interdite”, les “défauts” que la star cherche à cacher et que le magazine va rendre “public”, selon une démarche d’apparente objectivité dont le credo pourrait être : “le public est en droit de savoir”! Cette confusion entre le fait social et démocratique (la liberté de la presse, le rôle des journalistes) et le voyeurisme, fausse évidemment le rapport au réel. Essayons de déchiffrer ce mécanisme d’inversion des valeurs. Si on lit une revue “People”, c’est d’abord dans le but d’entrer en communication avec la star. Mais très vite, on se rend compte que cette communion tant rêvée est impossible : la star ne figure que sur du papier. L’autre tendance consiste donc à évacuer cet état d’esprit douloureux dû au manque, dans la haine de l’autre pour obtenir un soulagement, une compensation à la frustration qu’on éprouve de ne pas être reconnu comme “People”, ce qui conduit à vouloir entrer de force dans l’intimité de la star, fantasmatiquement, avec l’intention de la contrôler dans une relation de dénégation, de récusation, et de dégradation ontologique. De là l’arbitraire des photographies : la star bouffie par l’alcool, la star droguée, débauchée malgré les apparences : les lecteurs deviennent ainsi une sorte de tribunal de la bonne conscience et de la morale populiste grâce aux images volées qui vont jouer le rôle d’un procureur, et renforcer la légitimité de la presse people. Le but est bien de prendre possession de l’autre, de se l’approprier, selon un rituel qui relève de ce que j’appellerai le “cannibalisme médiatique” : traquer les “défauts” de la star et pouvoir les dévoiler sur la place publique, c’est enlever la protection dont elle bénéficiait pour la “prostituer” au regard des autres et la livrer à la vindicte populaire. Dès lors, la star perd son apparence illusoire, c’est-à-dire sa légitimité et sa crédibilité : la “bonne image” qu’on avait d’elle est réduite à néant… La presse people, c’est donc le mythe devenu réalité, banalité, simple marchandise : devenu appauvri, il se consumérise.
Image et sacrifice
Ce va et vient entre sublimation et désublimation est essentiel pour comprendre les modes de fonctionnement de la presse People : d’un côté, comme nous l’avons vu, il y la fusion avec la star, mais conséquemment en perdant une part de soi (puisqu’on vit “par procuration” dans l’autre), on lui en veut de cette perte référentielle et on la dégrade : dégradation de la valeur du corps et dégradation morale (l’image de la mauvaise mère par exemple). Je voudrais évoquer aussi une exposition qui a eu lieu à la Maison Européenne de la Photographie (Paris) en 2007, intitulée “Expo Trash : Les stars sortent leurs poubelles“. Deux anciens photographes du magazine Paris-Match étaient à l’initiative de cette démarche : Bruno Mouron et Pascal Rostain dévoilaient en effet “artistiquement” le contenu des poubelles des grandes stars d’Hollywood. La présentation se voulait “Pop’art” mais ne nous leurrons pas : si l’on vient pour contempler les déchets de Clint Eastwood, Arnold Schwarzenegger, Nicholas Cage, Mel Gibson, Tom Cruise, Sharon Stone ou Madonna, c’est que l’art seul ne saurait être en jeu !
J’évoquerai ici plutôt une démarche sacrificielle. “Le fondement métaphysique du sacrifice, c’est le sacrifice éternel de Dieu”, rappelle Jean Hani. Dès lors, comment sacrifier la star sinon en la désublimant : la photo volée ou le dévoilement public du contenu d’une poubelle obéissent au même principe : ils trouvent un écho particulier dans le domaine de la profanation religieuse. L’image devient un “iconoclasme”, au sens littéral du terme : elle “casse” l’icone, c’est-à-dire le mythe qui postule la non-représentation de la star. Dans l’imaginaire, la star appartient en effet au domaine du sacré, de l’interdit, du non-représenté et donc du fantasme. La photo “poubelle” détruit ainsi le mythe par la représentation iconoclaste : elle représente la star certes, mais en la dégradant. D’un point de vue psychanalytique, le lecteur-spectateur oscillera entre l’attitude narcissique et projective (je m’identifie à l’autre “parce que je le vaux bien”) et le refoulement : la photo “moche” et “trash” est l’occasion de “sacrifier” la star en la désublimant. Se fait ici, d’une manière implicite, une équivalence entre le désir d’être autre et le sacrifice de l’autre, selon la logique bien connue du refoulement.
Une perte du sens ?
C’est à juste titre que certains journalistes ont repris le terme d'”extimité” forgé par l’écrivain Michel Tournier pour désigner la tendance à rendre public ce qui relève de la vie privée. La société du spectacle et de l’apparence dans laquelle nous nous trouvons oblige donc à réfléchir, au-delà du “marketing de l’image” au changement de comportement que les nouvelles technologies numériques ont introduit. Récemment d’ailleurs, la firme de téléphonie Nokia a parfaitement perçu ce phénomène dans sa campagne publicitaire (”Mon téléphone sait tout de moi”) : “Et si vous trouviez mon téléphone, vous regarderiez à l’intérieur?” Qu’importent les précautions oratoires de la question ! Bien sûr que oui, nous regarderions à l’intérieur ! À cet égard, le développement des réseaux participatifs amènera forcément à une réflexion sur le voyeurisme social. Comme le remarque à juste titre l’avocat Vincent Dufief :
“Si Internet a toujours menacé la vie privée des personnes, le développement des sites de socialisation donne une nouvelle dimension à ce risque, en encourageant les utilisateurs à sacrifier eux-mêmes leur propre vie privée. En effet, le principe de ces sites de socialisation est d’inciter leurs utilisateurs à révéler le maximum d’éléments de leur intimité, de préférence au plus grand nombre de personnes. Sur ces sites, il est effectivement nécessaire de dévoiler un peu de sa vie privée si l’on veut accéder à celle des autres et le système fait qu’il est aussi très délicat de refuser les sollicitations…” (Pour lire l’article complet, cliquez ici).
Cet article sur le phénomène People nous a donc amené à définir une sorte d’échelle de valeurs de la star : du plus noble au plus dégradant. C’est sur cette échelle axiologique que se fonde la mythologie People : tout comportement d’adoration ne vise-t-il pas aussi à mépriser ce qu’il adore? Cette relation entre sublimation et désublimation se pose de façon plus alarmante de nos jours, en raison de l’impact de l’image et des nouvelles technologies sur nos représentations. Au-delà d’une réflexion sur le rapport à l’image dans les médias, je crois que la difficulté, c’est bien de réfléchir à la déstructuration des fondements normatifs qu’ont introduite les nouvelles technologies numériques. En fait, la presse People n’est qu’un aspect d’un phénomène plus général : la “peopolisation” de la société constitue la réalité inquiétante d’un nouveau monde virtuel… Face aux oligarchies médiatiques ou technocratiques, qu’espérer pour l’homme dans un monde où la mise en scène de soi, le spectacle, rivalisent avec une société profondément bouleversée et fragilisée dans ses mécanismes institutionnels, sa légitimité démocratique et ses fondements humanistes?
Bruno Rigolt
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