Un été en Poésie… 20 juillet-12 août 2022… Aujourd’hui Jules Supervielle

“Un été en Poésie”… du mercredi 20 juillet 2022 au vendredi 12 août inclus.

Cette année, « Un été en Poésie » a pour thème le voyage : voyages réels ou voyages extraordinaires qui laissent la porte ouverte à l’imaginaire, au fantasme ou au mythe… L’écriture poétique, parce qu’elle est une terre d’exploration, permet de prendre le large, s’ouvrir au monde et « faire l’expérience de soi-même face aux autres, face à l’inconnu »¹. Comme l’écrivait justement le philosophe Vladimir Jankélévitch, « l’aventure n’est pas sans l’ouverture »² : la lecture d’un poème est d’abord un voyage : voyage à travers soi et à travers l’autre… 

Entre errances et partances, frontières et rencontres, dépaysement et quête d’humanité, le voyage, parce qu’il défie la vision figée de l’existence, débouche dans l’océan infini de la vie…

1. Thème concernant l’enseignement de culture générale et expression en deuxième année de BTS, session 2023 « Invitation au voyage » : https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo7/ESRS2201905N.htm
2. Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, Flammarion, Champs Essais, 2019, p. 195

Aujourd’hui… Jules Supervielle
(1884, Montevideo, Uruguay — 1960, Paris) France

jeudi11 août : May Ziadé

Paquebot

L’Atlantique est là qui, de toutes parts, s’est généralisé depuis quinze jours,
avec son sel et son odeur vieille comme le monde,
qui couve, marque les choses du bord, s’allonge dans la chambre de chauffe, rôde dans la soute au charbon,
enveloppe ce bruit de forge, s’annexe sa flamme si terrestre,
entre dans toutes les cabines,
monte au fumoir, se mêlant aux jeux de cartes,
se faufilant entre chaque carte,
si bien que tout le navire, et même les lettres qui sont dans les enveloppes cinq fois cachetées de rouge au fond des sacs postaux,
tout baigne dans une buée, dans une confirmation marine,
comme ce petit oiseau des îles dans sa cage des îles.

La voici la face de l’Atlantique dans cette grande pièce carrée si fière de ses angles en pleine mer,
ce salon où tout feint l’aplomb et l’air solidement attaché
de graves meubles sur le continent,
mais souffre d’un tremblement maritime
ou d’une quiétude suspecte,
même la lourde cheminée avec ses fausses bûches éclairées à l’électricité
qui joue la cheminée de château assise en terre depuis des siècles.

Que prétend ce calendrier, fixé, encadré, et qui sévèrement annonce samedi 17 juillet,
ce journal acheté à la dernière escale et qui donne des nouvelles des peuples,
ce vieux billet de tramway retrouvé dans ma poche et qui me propose de renouer avec la Ville?

Que témoignent toutes ces têtes autour de moi,
tous ces agglomérés humains, qui vont et viennent sur le pont de bois mouvant entre ciel et vagues,
promenant leur bilan mortel,
leurs chansons qui font ici des couacs aigrelets,
et prétendent qu’il faudrait à cette mer qui prend toujours et se refuse,
quelques cubes en pierre de taille avec fenêtres et pots de géranium,
un coteau dominé par la gare d’un funiculaire et un drapeau
tandis que sur le côté,
des recrues marcheraient une, deux, une, deux,
sur un terrain de manœuvre.

Mais sait-elle même qu’il existe l’homme qui fume ces cigares
accoudé au bastingage,
le sait-elle, la mer, cette aveugle de naissance,
qui n’a pas compris encore ce que c’est qu’un noyé
et le tourne et le retourne sous ses interrogations ?

Jules Supervielle, Débarcadères, 1922.
Poésie/Gallimard : Gravitations précédé de Débarcadères, Préface de Marcel Arland, 1966, 2017.
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Bruno_Rigolt_Copyright 2016_En_Voyage_2

« L’Atlantique est là qui, de toutes parts, s’est généralisé depuis quinze jours »…

Illustration : Bruno Rigolt, © juillet 2016, « En Voyage »
photomontage et peinture numérique

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques