J’ai lu au CDI…
La Moustache
d’Emmanuel Carrère (1986)
Folio Gallimard 2005, 182 pages.
Cote CDI : R CAR (→ consultez la fiche détaillée ou réservez ce document sur e-sidoc)
La Moustache ou l’art du trompe-l’œil littéraire…
→ Par Romane G. (classe de Seconde 9, promotion 2012-2013)
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Écrivain, essayiste, réalisateur et scénariste, Emmanuel Carrère est né à Paris le 9 décembre 1957. Fils de la célèbre historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, il poursuit des études à Sciences-po puis débute comme critique de cinéma pour Positif et Télérama avant de publier un essai sur le cinéaste Werner Herzog en 1982. Par la suite, il se consacre surtout au roman dont plusieurs seront particulièrement remarqués : ainsi, L’Amie du jaguar (1983), La Classe de neige (prix Fémina 1995) ou Limonov (prix Renaudot 2011).
Le livre dont j’ai décidé de vous parler aujourd’hui s’intitule La Moustache. Publié en 1986, il raconte une histoire dont la situation initiale est à première vue réaliste et banale : un jour, un homme (dont on ne connaîtra jamais le prénom : il sera toujours désigné par le pronom personnel il) décide de se couper la moustache alors que sa femme Agnès ne l’a jamais connu sans. En rentrant, elle ne se rend même pas compte du changement, pas plus que le couple d’amis chez qui ils vont dîner… Le héros croit d’abord à un “complot” de ses proches, mais très vite il finit par douter : a-t-il ou non jamais porté une moustache ? Il n’a quand même pas rêvé : preuve en est la photo de lui sur l’île de Java où il était parti avec sa femme en vacances du temps où il est certain qu’il portait alors la moustache… Mais il ne trouve pas la fameuse photo, et sa femme semble perdre la tête à son tour : non seulement elle ne se rappelle même pas de leur voyage à Java, mais encore moins de leurs amis. Elle prétend même que son beau-père est mort alors que tout prouve le contraire.
Dans cette histoire de plus en plus terrifiante, tout se contredit et se détraque ! Comme il a été très justement remarqué, “l’habileté de Carrère est dans le glissement insensible et continu qui fait passer d’un léger doute quotidien à une impression de cauchemar éveillé. Tout l’univers du personnage bascule” (Dominique Rabaté, “L’exaltation du quotidien” in Jean-Pierre Saïdah (sous la direction de), Enchantements : Mélanges offerts à Yves Vadé, page 230). Personnellement, j’ai beaucoup apprécié l’ouvrage, et je vous en recommande la lecture : la structure du récit, très brève, et le choix de la focalisation interne permettent de vivre au jour le jour avec le personnage et de partager ses propres angoisses. L’un des thèmes essentiels est en effet celui de la folie. La question ne cesse de se poser à chaque page : qui est fou ? Qui ment ? Qui dit la vérité ? Qui doit-on croire ? Plus les pages se tournent, plus l’angoisse s’intensifie et finit même par atteindre les certitudes du lecteur, qui se projette dans l’histoire, au point de s’identifier au personnage, et d’éprouver sa peur et son angoisse. Le lecteur va même jusqu’à supposer que c’est lui qui devient fou à la lecture de ce trompe-l’œil littéraire !
L’auteur oscille astucieusement entre le réalisme référentiel et banal du quotidien et l’inquiétante étrangeté du fantastique. C’est ainsi que l’histoire se situe à Paris dans un décor bien réel, de même que le voyage en Chine, à Hong-Kong ainsi que sur l’île de Java dont les personnages semblent exister réellement. Ce monde pourrait être le nôtre ! Tout d’ailleurs est très détaillé dans le livre : le nom des rues, des endroits connus, des objets familiers sont mentionnés. Tous ces indices de vraisemblabilisation, en reproduisant le réel, le mettent plus encore à distance et renforcent d’autant plus le sentiment déstabilisant qui s’empare du lecteur. De même, bien que le point de vue interne domine, l’emploi de la troisième personne dans le discours produit un écart entre le récit et les pensées du personnage, renforçant cette impression de mythomanie, de trouble de la personnalité, de réalité qui dérape. Selon moi, tout l’art de Carrère est donc d’interroger dans ce roman troublant la notion même de réel et d’identité en faisant passer une infinité de sentiments et de perceptions à la fois, ce qui est la caractéristique du genre fantastique.
De cette œuvre, je retiendrai la mécanique presque kafkaïenne, qui déstructure complètement le réel : on passe de l’onirique d’abord puis au cauchemar ! Cela m’a fait aussi penser à La Part des ténèbres de Stephen King que j’avais lu et qui multiplie également les effets de miroir et de dédoublement (le personnage s’interroge sur la réalité du double issue de son imagination). Carrère affirmera à ce titre sa dette à l’égard de grands romanciers américains comme Richard Matheson : je vous conseille d’ailleurs de lire l’Homme qui rétrécit, histoire tout aussi terrifiante d’un homme qui disparaît progressivement aux yeux de son entourage qui lui devient inexorablement étranger et hostile…
© Romane G. Janvier 2013
Classe de Seconde 9 (Promotion 2012-2013)
Espace Pédagogique Contributif / Lycée en Forêt (Montargis, France)
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