Sujet inédit. Corps humain et corps « déshumain » :
entre identité et altérité
Niveau de difficulté des exercices : moyen à difficile ★★★★★
Support de cours et présentation du corpus
éphaïstos, alias Vulcain façonnant des servantes d’or en tout point semblables à des êtres vivants ; Talos, le gigantesque robot d’airain gardien de la Crète pour le compte du roi Minos, se chauffant à rouge pour étouffer les envahisseurs ; Galatée sortant des mains de Pygmalion lui insufflant la vie… L’homme a toujours rêvé de construire des machines à son image : la mythologie de l’imaginaire abonde ainsi en corps artificiels et autres Golems, depuis les mythes et légendes les plus reculés jusqu’à la littérature fantastique ou le cinéma de science-fiction. Mais cette part de rêve — ou de cauchemar — est devenue insensiblement réalité, notre réalité.
Le monde de la science a en effet largement supplanté l’imaginaire des contes. Depuis la fin du vingtième siècle avec le déploiement de l’ingénierie génomique, Il ne fait guère de doute désormais que l’abolition de la frontière entre vivant et artificiel ouvrira la voie au remplacement du corps naturel. À la frontière du tranhumanisme, cette décorporéisation du corps est en fait étroitement associée à une quête pour l’homme de son corps utopique. Marionnettes, automates, androïdes, avatars, robots humanoïdes, cyborgs… Toutes ces figures d’altérité et de contradiction n’ont cessé de hanter l’être humain, comme si la vie artificielle* constituait l’aveu frappant de sa finitude.
Quête d’une illusion absolue, déni du déterminisme physiologique, recherche d’une nouvelle identité… Que l’on songe à la créature de Frankenstein douée d’émotions, aux androïdes de Philip K. Dick indifférenciés des humains ou aux cyborgs réparés et augmentés de RoboCop… Mais derrière la chair numérique des androïdes, se cache l’humaine volonté d’engendrer un organisme vivant, ayant pour vocation à devenir un double protecteur, éprouvant des émotions, de la compassion, des sentiments, la capacité de penser. C’est dans cette infinie transcendance du corps artificiel que l’homme s’éprouve lui-même et fait désormais l’expérience de sa propre altérité.
Si Pinocchio rêvait de remplacer son corps en bois par le corps d’un vrai petit garçon, l’homme du troisième millénaire ne rêve que de transgresser la frontière de son propre corps : prisonnier de ses avatars surnaturels, pourra-t-il se réapproprier un corps qui lui échappe toujours davantage ? Des premiers automates (doc. 1) aux corps sans limite des cyborgs de l’ère postmoderne (doc. 4) en passant par la belle « Andréide » imaginée par Villiers de L’Isle-Adam (doc. 2) ou l’être humain-machine du Metropolis de Fritz Lang (doc. 3), le présent corpus amène ainsi à s’interroger sur les rapports toujours plus complexes entre les systèmes naturels vivants et la vie artificielle*.
© septembre 2017, Bruno Rigolt
* Concernant une définition de la vie artificielle, on a coutume de se référer au texte fondateur de Christopher Langton, « Artificial Life » (Addison-Wesley, 1988) : « Artificial Life is the study of man-made systems that exhibit behaviors characteristic of natural living systems. It complements the traditional biological sciences concerned with the analysis of living organisms by attempting to synthesize life-like behaviors within computers and other artificial media. […] Artificial Life can contribute to theoretical biology by locating life-as-we-know-it within the larger picture of life as-it-could-be ». |Texte complet en Américain|
« La Vie Artificielle est l’étude des systèmes conçus par l’homme qui présentent des comportements caractéristiques des systèmes vivants naturels. Elle complète l’approche traditionnelle de la biologie, dont le mode de fonctionnement est l’analyse des organismes vivants, en essayant de synthétiser des comportements dits vivants sur ordinateur et sur d’autres supports artificiels. […] La Vie Artificielle peut contribuer à la biologie théorique en plaçant la vie telle que nous la connaissons dans le contexte plus vaste de la vie telle qu’elle pourrait être ».
-Villiers de L’Isle-Adam
Corpus
- Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
- Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
- Image tirée du film Metropolis de Fritz Lang, 1927.
- Pierre-Marie Lledo, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.
Synthèse |40 points| → Pour accéder au corrigé, cliquez ici.
Vous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents contenus dans le présent corpus.
Écriture personnelle |20 points|
- Sujet 1 : Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ? → Corrigé
- Sujet 2 : le corps artificiel est-il l’ennemi du corps naturel ?
Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.
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Document 1.
Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
S. m. (Mécanique) automate ayant figure humaine et qui, par le moyen de certains ressorts, etc. bien disposés, agit et fait d’autres fonctions extérieurement semblables à celles de l’homme. Voyez AUTOMATE. Ce mot est composé du Grec ἀνὴρ, génitif ἀνδρός, homme, et de εἶδος, forme.
Albert le Grand avait, dit-on, fait un androïde. Nous en avons vu un à Paris en 1738, dans le Flûteur automate de M. Vaucanson, aujourd’hui de l’académie royale des Sciences.
L’auteur publia cette année 1738, un mémoire approuvé avec éloge par la même Académie : il y fait la description de son Flûteur, que tout Paris a été voir en foule. Nous insérerons ici la plus grande partie de ce Mémoire, qui nous a paru digne d’être conservé.
« […] À la face antérieure du bâti à gauche, est un autre mouvement qui, à la faveur de son rouage, fait tourner un cylindre de deux pieds et demi de long sur soixante-quatre pouces de circonférence. Ce cylindre est divisé en quinze parties égales d’un pouce et demi de distance. A la face postérieure et supérieure du bâti est un clavier traînant sur ce cylindre, composé de quinze leviers très-mobiles, dont les extrémités du côté du dedans sont armées d’un petit bec d’acier, qui répond à chaque division du cylindre. À l’autre extrémité de ces leviers sont attachés des fils et chaînes d’acier, qui répondent aux différents réservoirs de vent, aux doigts, aux lèvres et à la langue de la figure. Ceux qui répondent aux différents réservoirs de vent sont au nombre de trois, et leurs chaînes montent perpendiculairement derrière le dos de la figure jusque dans la poitrine où ils sont placés, et aboutissent à une soupape particulière à chaque réservoir : cette soupape étant ouverte, laisse passer le vent dans le tuyau de communication qui monte, comme on l’a déjà dit, par le gosier dans la bouche. Les leviers qui répondent aux doigts sont au nombre de sept, et leurs chaînes montent aussi perpendiculairement jusqu’aux épaules, et là se coudent pour s’insérer dans l’avant-bras jusqu’au coude, où elles se plient encore pour aller le long du bras jusqu’au poignet ; elles y sont terminées chacune par une charnière qui se joint à un tenon que forme le bout du levier contenu dans la main, imitant l’os que les Anatomistes appellent l’os du métacarpe, et qui, comme lui, forme une charnière avec l’os de la première phalange, de façon que la chaîne étant tirée, le doigt puisse se lever. Quatre de ces chaînes s’insèrent dans le bras droit, pour faire mouvoir les quatre doigts de cette main, et trois dans le bras gauche pour trois doigts, n’y ayant que trois trous qui répondent à cette main. Chaque bout de doigt est garni de peau, pour imiter la mollesse du doigt naturel, afin de pouvoir boucher le trou exactement. Les leviers du clavier qui répondent au mouvement de la bouche sont au nombre de quatre : les fils d’acier qui y sont attachés forment des renvois, pour parvenir dans le milieu du rocher en-dedans ; et là ils tiennent à des chaînes qui montent perpendiculairement et parallèlement à l’épine du dos dans le corps de la figure ; et qui passant par le cou, viennent dans la bouche s’attacher aux parties, qui font faire quatre différents mouvements aux lèvres intérieures : l’un fait ouvrir ces lèvres pour donner une plus grande issue au vent ; l’autre la diminue en les rapprochant ; le troisième les fait retirer en-arrière ; et le quatrième les fait avancer sur le bord du trou.
[…]
Il ne reste plus qu’à faire voir comment tous ces différents mouvements ont servi à produire l’effet qu’on s’est proposé dans cet automate, en les comparant avec ceux d’une personne vivante.
Est-il question de lui faire tirer du son de sa flûte, et de former le premier ton, qui est le ré d’en-bas ? On commence d’abord à disposer l’embouchure ; pour cet effet on place sur le cylindre une lame dessous le levier qui répond aux parties de la bouche, servant à augmenter l’ouverture que font les lèvres. Secondement, on place une lame sous le levier qui sert à faire reculer ces mêmes lèvres. Troisièmement, on place une lame sous le levier qui ouvre la soupape du réservoir du vent qui vient des petits soufflets qui ne sont point chargés. On place en dernier lieu une lame sous le levier qui fait mouvoir la languette pour donner le coup de langue ; de façon que ces lames venant à toucher dans le même temps les quatre leviers qui servent à produire les susdites opérations, la flûte sonnera le ré d’en-bas.
Par l’action du levier qui sert à augmenter l’ouverture des lèvres, on imite l’action de l’homme vivant, qui est obligé de l’augmenter dans les tons bas. Par le levier qui sert à faire reculer les lèvres, on imite l’action de l’homme, qui les éloigne du trou de la flûte en la tournant en-dehors. Par le levier qui donne le vent provenant des soufflets qui ne sont chargés que de leur simple panneau, on imite le vent faible, que l’homme donne alors, vent qui n’est pareillement poussé hors de son réservoir que par une légère compression des muscles de la poitrine. Par le levier qui sert à faire mouvoir la languette, en débouchant le trou que forment les lèvres pour laisser passer le vent, on imite le mouvement que fait aussi la langue de l’homme, en se retirant du trou pour donner passage au vent, et par ce moyen lui faire articuler une telle note. Il résultera donc de ces quatre opérations différentes, qu’en donnant un vent faible, et le faisant passer par une issue large dans toute la grandeur du trou de la flûte, son retour produira des vibrations lentes, qui seront obligées de se continuer dans toutes les particules du corps de la flûte, puisque tous les trous se trouveront bouchés, et par conséquent la flûte donnera un ton bas ; c’est ce qui se trouve confirmé par l’expérience ».
[…]
Combien de finesses dans tout ce détail ! Que de délicatesse dans toutes les parties de ce mécanisme ! Si cet article, au lieu d’être l’exposition d’une machine exécutée, était le projet d’une machine à faire, combien de gens ne le traiteraient-ils pas de chimère ? […] alors gardons-nous bien d’accuser cette machine d’être impossible […]. »
L’Encyclopédie, première édition.
Texte établi par Diderot et d’Alembert, 1751 (Tome 1, pages 448-451).
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Document 2.
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
Considérée comme l’une des œuvres fondatrices de la Science-fiction, L’Ève future raconte la création d’une femme artificielle, Hadaly, par l’ingénieur Edison. Ayant une dette de reconnaissance à l’égard de Lord Ewald, son ancien bienfaiteur acculé au suicide par un amour impossible, Edison lui propose de remplacer la très belle —mais avec peu d’esprit— Alicia Clary dont le jeune homme était amoureux, par cette « Andréide ». Réplique exacte de son modèle humain, elle se révélera spirituellement bien supérieure…
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Lord Ewald, à cette révélation, considérant aussi l’effrayant physicien dans les yeux, parut se demander s’il avait bien entendu.
― Je vous affirme, reprit Edison, que ce métal qui marche, parle, répond et obéit, ne revêt personne, dans le sens ordinaire du mot.
Et comme lord Ewald continuait de le regarder en silence :
― Non, personne, reprit-il. Miss Hadaly n’est encore, extérieurement, qu’une entité magnéto-électrique. C’est un Être de limbes, une possibilité. Tout à l’heure, si vous le désirez, je vous dévoilerai les arcanes de sa magique nature. Mais, continua-t-il, en priant d’un geste lord Ewald de le suivre, voici quelque chose qui pourra mieux vous éclairer sur le sens des paroles que vous venez d’entendre.
Et, guidant le jeune homme à travers le labyrinthe, il l’amena vers la table d’ébène, où le rayon de lune avait brillé avant la visite de lord Ewald.
― Voulez-vous me dire quelle impression produit sur vous ce spectacle-ci ? ― demanda-t-il en montrant le pâle et sanglant bras féminin posé sur le coussin de soie violâtre.
Lord Ewald contempla, non sans un nouvel étonnement, l’inattendue relique humaine, qu’éclairaient, en ce moment, les lampes merveilleuses.
― Qu’est-ce donc ? dit-il.
― Regardez bien.
Le jeune homme souleva d’abord la main.
― Que signifie cela ? continua-t-il. Comment ! cette main… mais elle est tiède, encore !
― Ne trouvez-vous donc rien de plus extraordinaire dans ce bras ?
Après un instant d’examen, lord Ewald jeta une exclamation, tout à coup.
― Oh ! murmura-t-il, ceci, je l’avoue, est une aussi surprenante merveille que l’autre, et faite pour troubler les plus assurés ! Sans la blessure, je ne me fusse pas aperçu du chef-d’œuvre !
L’Anglais semblait comme fasciné ; il avait pris le bras et comparait avec sa propre main la main féminine.
― La lourdeur ! le modelé ! la carnation même !… continuait-il avec une vague stupeur.
― N’est-ce pas, en vérité, de la chair que je touche en ce moment ? La mienne en a tressailli, sur ma parole !
― Oh ! c’est mieux ! ― dit simplement Edison. La chair se fane et vieillit : ceci est un composé de substances exquises, élaborées par la chimie, de manière à confondre la suffisance de la « Nature ». ― (Et, entre nous, la Nature est une grande dame à laquelle je voudrais bien être présenté, car tout le monde en parle et personne ne l’a jamais vue !) ― Cette copie, disons-nous, de la Nature, ― pour me servir de ce mot empirique, ― enterrera l’original sans cesser de paraître vivante et jeune. Cela périra par un coup de tonnerre avant de vieillir. C’est de la chair artificielle, et je puis vous expliquer comment on la produit ; du reste, lisez Berthelot.
― Hein ? vous dites ?
― Je dis : c’est de la chair-artificielle, ― et je crois être le seul qui puisse en fabriquer d’aussi perfectionnée ! répéta l’électricien.
Lord Ewald, hors d’état d’exprimer le trouble où ces mots avaient jeté ses réflexions, examina de nouveau le bras irréel.
― Mais, demanda-t-il enfin, cette nacre fluide, ce lourd éclat charnel, cette vie intense !… Comment avez-vous réalisé le prodige de cette inquiétante illusion ?
― Oh ! ce côté de la question n’est rien ! répondit Edison en souriant. Tout simplement avec l’aide du Soleil.
― Du Soleil !… murmura lord Ewald.
― Oui. Le Soleil nous a laissé surprendre, en partie, le secret de ses vibrations !… dit Edison. Une fois la nuance de la blancheur dermale bien saisie, voici comment je l’ai reproduite, grâce à une disposition d’objectifs. Cette souple albumine solidifiée et dont l’élasticité est due à la pression hydraulique, je l’ai rendue sensible à une action photochromique très subtile. J’avais un admirable modèle. Quant au reste, l’humérus d’ivoire contient une moelle galvanique, en communion constante avec un réseau de fils d’induction enchevêtrés à la manière des nerfs et des veines, ce qui entretient le dégagement de calorique perpétuel qui vient de vous donner cette impression de tiédeur et de malléabilité. Si vous voulez savoir où sont disposés les éléments de ce réseau, comment ils s’alimentent pour ainsi dire d’eux-mêmes, et de quelle manière le fluide statique transforme sa commotion en chaleur presque animale, je puis vous en faire l’anatomie : ce n’est plus ici qu’une évidente question de main-d’œuvre. Ceci est le bras d’une Andréide de ma façon, mue pour la première fois par ce surprenant agent vital que nous appelons l’Électricité, qui lui donne, comme vous voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l’illusion de la Vie !
― Une Andréide ?
― Une Imitation-Humaine, si vous voulez. L’écueil désormais à éviter, c’est que le fac-similé ne surpasse, physiquement, le modèle. Vous rappelez-vous, mon cher lord, ces mécaniciens d’autrefois qui ont essayé de forger des simulacres humains ? ― Ah ! ah ! ah ! ― ah !…
Edison eut un rire de Cabire dans les forges d’Eleusis.
― Les infortunés, faute de moyens d’exécution suffisants, n’ont produit que des monstres dérisoires. Albert le Grand, Vaucanson, Maëlzel, Horner, etc., etc., furent, à peine, des fabricants d’épouvantails pour les oiseaux. Leurs automates sont dignes de figurer dans les plus hideux salons de cire, à titre d’objets de dégoût d’où ne sort qu’une forte odeur de bois, d’huile rance et de gutta-percha. Ces ouvrages, sycophantes informes, au lieu de donner à l’Homme le sentiment de sa puissance, ne peuvent que l’induire à baisser la tête devant le dieu Chaos. Rappelez-vous cet ensemble de mouvements saccadés et baroques, pareils à ceux des poupées de Nuremberg ! ― cette absurdité des lignes et du teint ! ces airs de devantures de perruquiers ! ce bruit de la clef du mécanisme ! cette sensation du vide ! Tout, enfin, dans ces abominables masques, horripile et fait honte. C’est du rire et de l’horreur amalgamés dans une solennité grotesque. L’on dirait de ces manitous des archipels australiens, de ces fétiches des peuplades de l’Afrique équatoriale : et ces mannequins ne sont qu’une caricature outrageante de notre espèce. Oui, telles furent les premières ébauches des Andréidiens.
Le visage d’Edison s’était contracté en parlant : son regard fixe semblait perdu en d’imaginaires ténèbres ; sa voix devenait brève, didactique et glaciale.
― Mais aujourd’hui, reprit-il, le temps a passé !… La Science a multiplié ses découvertes ! Les conceptions métaphysiques se sont affinées. Les instruments de décalque, d’identité, sont devenus d’une précision parfaite. En sorte que les ressources dont l’Homme peut disposer en de nouvelles tentatives de ce genre sont autres ― oh ! tout autres ― que jadis ! Il nous est permis de RÉALISER, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes dont les devanciers n’eussent même jamais tenté l’idée, dont le seul énoncé les eût fait sourire douloureusement et crier à l’impossible ! ― Tenez, ne vous a-t-il pas été, tout à l’heure, difficile de sourire à l’aspect de Hadaly ? ― Cependant, ce n’est encore que du diamant brut, je vous assure. C’est le squelette d’une ombre attendant que l’Ombre soit ! La sensation que vient de vous causer un seul des membres d’un andréide féminin ne vous a point semblé, n’est-il pas vrai, tout à fait analogue à celle que vous eussiez ressentie au toucher d’un bras d’automate ? ― Une expérience encore : voulez-vous serrer cette main ? Qui sait ? elle vous le rendra peut-être.
Lord Ewald prit les doigts, qu’il serra légèrement.
Ô stupeur ! La main répondit à cette pression avec une affabilité si douce, si lointaine, que le jeune homme en songea qu’elle faisait, peut-être, partie d’un corps invisible. Avec une profonde inquiétude, il laissa retomber la chose de ténèbres.
― En vérité !… murmura-t-il.
― Eh bien, continua froidement Edison, tout ceci n’est rien encore ! Non ! rien ! (mais ce qui s’appelle rien ! vous dis-je) en comparaison de l’œuvre possible. ― Ah ! l’Œuvre possible ! Si vous saviez ! […]
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future, chapitre IV « Préliminaires d’un prodige », 1886.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur, 1909.
Texte consultable sur Wikisource et téléchargeable au format PDF.
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Document 3.
Image extraite du film Metropolis de Fritz Lang (1927).
Obsédé par la création d’un « homme-machine », Rotwang, le savant fou de Metropolis met au point une androïde et lui donne les traits de la jeune Maria, une ouvrière pauvre et rebelle…
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- Document 4.
Pierre-Marie Lledo*, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.
In : APM (collectif), Renaissance[s] : le plaisir d’entreprendre, Eyrolles, Paris 2015, pages 174–176.
* Pierre-Marie Lledo est chef du département Neurosciences de l’Institut Pasteur.
Nous sommes actuellement les spectateurs de la naissance d’une nouvelle espèce (ou créature) qui, peu à peu, envahit, colonise nos espaces vitaux, nos lieux de travail jusqu’à nos espaces de loisir : je veux parler ici des machines androïdes, dites aussi humanoïdes.
Ces machines que nous créons à notre image seront-elles demain la nouvelle espèce venant poursuivre, depuis l’australopithèque, la lente transformation de l’humanité entamée il y 6 millions d’années ? Si tel est le cas, aimerions-nous vraiment qu’une machine puisse nous ressembler ? L’invention de ces outils humanoïdes, faits à notre image, n’est pas sans soulever de véritables questions éthiques et enjeux philosophiques. Ils en posent aussi en neurobiologie. En effet, l’un des problèmes cruciaux de la neurobiologie est de définir l’altérité (alter, « l’autre »). Cette altérité, base de la citoyenneté, de l’acceptation de la différence, de la solidarité, est aussi source de désir, de haine ou de violence. Nous découvrons ici l’un des premiers dilemmes que nous devons résoudre lorsqu’il s’agit de définir le monde des androïdes semblables à l’humain.
[…]
Le concept d’androïde ne peut être dissocié de celui d’anthropomorphisme ; c’est-à- dire la projection de l’image de l’être humain (de traits hominidés) sur un objet réel ou imaginaire. Le but ultime de ces machines est de pouvoir nous assister. Pour garantir cette fonction, ces machines doivent pouvoir satisfaire deux critères : d’abord nous comprendre, puis pouvoir accomplir à notre place toutes nos fonctions motrices, sensitives et cognitives pour nous porter assistance.
[…]
Autre question, celui du cerveau social, celui des neurones miroirs. Quand vous déjeunez avec quelqu’un et que vous plantez votre fourchette dans la viande, la personne qui est face à vous activera le même programme neuronal, même si elle n’est pas en train de savourer son déjeuner. Elle est dans l’imitation, certains diront même dans l’empathie. L’existence de ce pouvoir imitateur pose la question vis-à-vis de notre androïde. Avons-nous la même sensation et la même empathie avec un androïde ?
Puisque nous sommes placés sous le signe de la Renaissance, il nous faut rendre ici hommage à la première machine androïde construite par Léonard de Vinci. Ce génie avait conçu un chevalier qui ressemblait à un être humain que l’on pouvait placer sur un cheval.
Après la Renaissance est venu le monde des automates. Ce sera le temps de la philosophie réductionniste, mécanique et matérialiste, illustrée par la fameuse machine de Vaucanson. À cette époque, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, on verra ces automates mimer des comportements humains comme jouer de la flûte ou du tambour. Pourtant, il ne faut pas confondre les automates capables de reproduire des gestes, automatiquement, avec les robots qui reproduisent des gestes mais avec autonomie et un certain degré de liberté, dans la mesure où ils sont capables de s’adapter à leur environnement.
La dernière étape dans cette série de transformations sera celle de l’apparition de la machine androïde ou humanoïde. […] Pour augmenter la production, on remplacera les humains sur des chaînes de montage par des robots, mais très vite les robots capables de s’adapter à leur environnement vont s’effacer devant des machines qui deviennent encore plus performantes car inspirées des règles du monde biologique.
Il n’y a pas que les êtres humains qui peuvent bénéficier des prouesses technologiques. La bio-inspiration, c’est aussi l’affaire de robots qui reçoivent des neurones issus de cerveaux de rongeurs. Aujourd’hui, la synthèse de la biologie et de la robotique constitue une piste sérieuse pour améliorer nos conditions de vie. C’est ce qu’on appelle les robots hybrides. […] Il existe ainsi un robot fonctionnant avec un véritable petit cerveau biologique. Ses neurones sont capables d’apprendre des comportements relativement simples, comme ceux qui permettent d’éviter un obstacle. Ce robot a été mis au point à l’université de Reading en Grande-Bretagne par l’équipe de Kevin Warwick. Dénommé Gordon, ce robot possède un cerveau biologique formé de cellules nerveuses prélevées chez un rat. Après biopsie, les cellules nerveuses ont été dissociées puis disposées sur un substrat comportant une soixantaine d’électrodes. En quelques heures, les cellules nerveuses établissent de nouveaux contacts entre elles, et en vingt-quatre heures, un réseau complexe de circuits nerveux s’est formé in vitro. Sept jours après avoir été maintenu de façon artificielle dans cet environnement, les neurones déchargent des impulsions électriques spontanées identiques à celles que l’on observe naturellement dans un cerveau éveillé, en quête d’informations.
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Pour aller plus loin…
- Libre adaptation d’un roman de Philip K.Dick (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? 1966), le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott est considéré à juste titre comme une magistrale réflexion sur les rapports entre humains et androïdes. L’inoubliable scène finale met en scène Roy Batty, un réplicant, face à Rick Deckard, chargé d’exterminer les androïdes qui s’infiltrent sur terre. Toute la scène amène à penser la conscience d’un point de vue non humain. En réinvestissant la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le film fait de l’homme-machine la projection démiurgique de l’homme et amène à s’interroger sur la possible conscience d’un androïde.
- Je vous conseille en outre, notamment pour l’écriture personnelle, de lire les premières pages (Introduction, consultable librement) du stimulant essai de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste (Éditions Plon, Paris 2016).
– - À consulter également :
– Matthias Beaufils-Marquet, « Le Transhumanisme, nouvelle chimère du XXIème siècle ».
– Bruno Jacomy, « Automates et hommes-machines, de la Renaissance à nos jours ». In : Jean-Pierre Changeux (sous la direction de), L’Homme artificiel, Collège de France, colloque annuel, éd. Odile Jacob, Paris 2006, page 27 et suivantes.
– Daniel Ichbiah, Robots : genèse d’un peuple artificiel, Minerva 2005. Les premières pages, consacrées à l’histoire des robots, sont très utiles.
– - Sans doute vous rappelez-vous de la campagne Renault French Touch conçue par Publicis en 2014 : on y voyait l’acteur
« Nicolas Carpentier et son double enfantin se donne[r] la réplique à jeu égal dans un échange fluide et subtil, pour démystifier le véhicule électrique en démontrant qu’il est simple de brancher sa Zoé et encore plus simple de passer à l’électrique » |source : Packshotmag|. Signe des temps, l’enfant a été remplacé par Pepper*, le robot humanoïde qui détecte les émotions…
* « Conçu en France par SoftBank Robotics, Pepper est la star internationale des robots avec plus de 10 000 exemplaires vendus aux entreprises, une véritable référence de la French Tech ». |source|
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