À l’arrière-plan de cette crise de l’identité et de la citoyenneté dont parlent tant les médias, se profile une crise majeure dont le vingt-et-unième siècle portera les stigmates : c’est la crise du rêve dans un monde où le passé n’est plus source d’avenir. Ainsi, une question essentielle se pose : comment envisager le rêve dans un monde qui tend à supprimer l’idée même de société au sens historique du terme ?
Dans un autre support de cours (“Vers une sociologie du détour“), je citais ces propos d’Abraham Moles : “La société est remplacée par un “système social”, car le terme même de “société” impliquait un contrat social entre l’Individu et les Autres, avec un échange réciproque d’obligations, contrat non signé mais contrat de fait ; celui-ci disparaît du champ de conscience des membres. Il est remplacé par la perception du système, un système que l’on doit considérer comme cadre matériel de l’existence de l’individu, il obéit aux lois que la cybernétique et la théorie des réseaux nous proposent, mais son élément fondamental est la relation avec l’environnement, un environnement constitué bien plus par des organismes et des institutions, des appareillages de communication et des structures, que par des individus humains au sens traditionnel”¹.
Société en quête de sens, société en quête de rêve…
En vérité, la nouvelle architecture numérique et cybernétique qu’est en train d’élaborer notre modernité amène à une réflexion épistémologique majeure : le rêve a-t-il sa place dans un monde où l’idée d’une prédictibilité des comportements humains ou artificiels préfigure ? Le rêve est-il un détour encore possible dans un système où le savoir a remplacé l’espoir ? Peut-on encore rêver dans un monde “en crise de rêves” ?
Si l’on y réfléchit bien, les Lumières au XVIIIe siècle étaient profondément idéalistes, c’est-à-dire que le rêve que portaient les philosophes devait être conforme à des exigences de la raison (l’égalité, la justice, le droit, le bien public, l’aspiration au bonheur, etc.) : l’idéalisme apparaissait ainsi comme un devoir, une obligation morale dont les derniers mots de Candide dans le conte éponyme étaient la parfaite illustration : “Il faut cultiver notre jardin”.
Mais notre monde n’a plus rien d’idéaliste et le jardin de Candide est en friches dans un décor de béton, de tags, de bâtiments abandonnés : désormais le rêve n’est plus de l’ordre de la loi. L’aspiration au rêve se traduit par un sentiment vague parce que son objet reste indéterminé, et empreint de tristesse parce que le plaisir s’y trouve interdit : à l’hédonisme des années 70 succède la nostalgie d’une totalité perdue. D’où un sentiment de relatif échec et de douloureuse résignation.
Certes, il est question de rêve et d’imaginaire dans tous les documents que je vous propose en annexe, mais c’est malgré tout un rêve chargé de désarroi quant aux idéaux de la civilisation… Ne pourrait-on parler ici d’un nouveau “mal du siècle” : celui d’une société orpheline des Trente Glorieuses et confrontée à l’échec de ses modèles d’intégration et de socialisation ? Comme nous le comprenons, poser la question du rêve, c’est poser la question du sens.
Dans une société où “la technique décide de tout”, pour reprendre un célèbre slogan soviétique, la crise du rêve est donc une crise de l’humain : crise de l’humanisme, crise de la loi et crise de la foi. Si la deuxième moitié du XIXe siècle et le XXe siècle dans son ensemble ont bousculé les certitudes, au point qu’on puisse parler d’une crise de la raison, les bouleversements qui vont métamorphoser le XXIe siècle expriment davantage une impuissance dans la volonté de rêver : ainsi le rêve est-il totalement occulté par l’idéal de maîtrise technique et d’objectivité de la science.
Qu’est-ce que rêver ?
Qu’est-ce que rêver ? Qu’est-ce qu’espérer ? Et que nous est-il permis de rêver dans une société où le passé n’est plus porteur de rêves ou d’espoir ? Le graffeur Bansky (doc. 3), l’un des grands représentants du Street Art, témoigne de cette rupture de filiation et de ce désenchantement du monde : prisonniers de l’espace enclos des murs de la ville, ses pochoirs urbains en effet expriment bien le rêve d’une impossible liberté à conquérir.
Ainsi, la contradiction entre la vie et l’idéal qui alimente les tensions, trouve un point d’appui dans le spectacle d’un monde qui, ayant renoncé au rêve, exprime de façon profonde le sentiment identitaire complexe d’une génération qui souffre d’un manque d’estime de soi, d’un rabaissement de l’amour propre, d’une génération dans laquelle la société n’apparaît plus comme l’incarnation de la citoyenneté, c’est-à-dire selon un ordre du monde et de l’homme.
Nous pourrions mentionner ici la photographie de Kevin Bauman : “Abandoned houses in Highland Park, Michigan” (doc. 2), exacerbation d’un certain “décadentisme”. Quant à la chanson “Rêver” (doc. 1), elle témoigne bien d’une profonde crise de légitimité des instances de socialisation : crise de la signification identitaire, crise du projet économique et politique, crise de la conscience d’appartenance à une communauté de destin.
Le rêve comme écran de projection et de protection
Dans un monde où l’utilité et l’ordre se substituent à l’imaginaire, dans une société où les jeunes rêvent d’être des héros de romans mais à qui les instances d’intégration ne proposent que d’être “honnête homme”, la seule issue est dans l’esthétique, dans l’être-ensemble, dans le passage du monde des cités à la cité-monde d’Internet, conçue à la fois comme écran de projection et comme écran de protection. Culte du moi, culte du corps, culte des objets… sont autant de manières d’esthétiser l’ordre, de s’évader des limites imposées par le système, c’est-à-dire de déplacer l’idéal éthique vers l’esthétique, le rationnel vers l’imaginaire.
Les tags, le hip-hop, le rap, les forums sont comme une réponse à la désacralisation du rêve par les instances d’intégration : comme expression poétique du politique, ils permettent à toute une jeunesse de se perdre dans le rêve pour mieux le reconquérir, d’élaborer des significations et d’assumer un destin dans un monde sans destin. Entre la génération de Mai 68 et la génération Z, ce qui a changé, c’est la possibilité de croire, dans un monde en archipel, et confronté désormais à une histoire et à une géographie sociales faites de fragmentations et de ruptures, en la capacité des États à créer du rêve et à inventer du possible.
Malgré tout ce qu’on peut en dire, le XXe siècle s’est accroché fermement à l’idée de permanence, mais au XXIe siècle, l’homme se perçoit comme en train de s’altérer : la mondialisation illustre de façon exemplaire et paroxystique cet éparpillement du monde. Alors que la “société programmée” (Alain Touraine) porte à son comble le rêve de puissance et de maîtrise totalitaire, ce rêve cybernétique apparaît bien comme une espèce d’écroulement de la réalité monolithique et unitaire.
Réchauffement climatique, raréfaction des ressources naturelles, énergétiques, alimentaires, guerres, faim, misère : ainsi va la vie dans un monde qui n’est plus capable de penser son avenir autrement qu’en faisant des rêves d’omnipotence infantile (Spiderman, Captain America…). Mais ces rêves sont en fait le renversement du rêve : inessentiels et déshumanisés, ils sont immanents au monde du simulacre, et n’ont de valeur qu’en vertu de leur apparence.
Notion abstraite, chargée de subjectivité, d’idéal et de transcendance (voir à ce sujet l’entraînement BTS : “Rêve et transcendance“), le rêve a-t-il encore sa place dans un monde qui a réduit l’imaginaire à des effets spéciaux dans les blockbusters ?Comme nous le comprenons, la grande différence avec les générations précédentes, c’est qu’au XXIe siècle le rêve se trouve séparé du temps présent. Nous ne rêvons plus de changer le monde, nous rêvons qu’il nous change…
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1. Abraham Moles, Théorie structurale de la communication et société, Paris Masson 1986
Voir aussi :
“Entraînement BTS 2014-15 : “La Californie : entre rêve et réalité“ Pour accéder au document, cliquez ici.
“Entraînement BTS 2014-15 : “Mai 68, temps de conflit, tant de rêves…” Pour accéder au document, cliquez ici.
14 avril – 2 juin 2014 horaires variables Petite Salle – Centre Pompidou, Paris
« Si la crise écologique est aujourd’hui reconnue par à peu près tout le monde, elle se caractérise avant tout par notre impuissance à trouver des façons collectives d’y répondre. Qu’est-ce qu’habiter dans ce monde en crise ? Comment lutte-t-on, avec qui, contre quoi ? Mais aussi comment, malgré tout, continuer à rêver, à espérer ? »
3. Banksy, pochoirs en milieu urbain “Banksy est un artiste essentiellement connu pour ses pochoirs en milieu urbain et également comme peintre et réalisateur. Dissimulant sa véritable identité, des spéculations sont faites, fondées sur des images prises par des caméras de sécurité; il serait originaire des environs de Bristol au Royaume-Uni, serait né en 1974 et se nommerait Robert Banks, ou encore Robin Gunningham. Étant jeune il fit partie d’un groupe de graffeurs, le Bristol’s DryBreadZ Crew (DBZ).” Source : Le Point.fr
- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques
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