Le phénomène E-Sport
Ou le sport “métaphore” : de la convivialité à la post-humanité
Comme nous l’avons vu tout au long de nos entraînements¹, le sport se confond avec l’histoire culturelle, l’histoire de la citoyenneté et des idéologies ; en ce sens, il est révélateur du social et fait désormais partie de la vie quotidienne, à travers toutes les couches de la société.
Il serait à ce titre intéressant d’étudier le sport dans une perspective évolutionniste depuis les Lumières par exemple : c’est ainsi qu’à mesure que la bourgeoisie s’élevait et que son pouvoir s’affermissait, l’image du sportif changeait ; le sportif idéal n’était plus princier mais bourgeois. De même le sport a été le reflet de la rationalisation bureaucratique : que l’on songe par exemple à l’URSS transformant le sportif en travailleur. Pareillement, les fascismes ont pris le sport comme référence en lui ajoutant l’exaltation démesurée du sentiment national, ou la valeur de la pureté et de la race. Plus près de nous, avec la crise de l’État providence, c’est l’idée du sportif managérial qui domine la société mondialisée. Enfin, avec la fin du modèle politique et la transformation sans précédent des sociétés occidentales, les sports virtuels² accompagnent la numérisation du monde. Dès lors, une question se pose : quelles sont les implications culturelles et sociales des sports virtuels ?
À n’en pas douter, le passage du sport réel —lieu de la réalité— au sport virtuel aura une portée considérable quant à “l’être ensemble” et au “vivre ensemble”. Souvent prescriptif, le sport réel semble en effet affaire de rationalité. Les sports virtuels en revanche se départissent de cette image tournée vers la performativité pour s’inscrire davantage dans un contexte convivial mettant en valeur le moi en relation avec les autres. Comme il a été justement remarqué, “les sports virtuels, tout en continuant à donner la sensation de pratiquer un sport et en provoquant un certain mouvement chez ceux qui les pratiquent, excluent les dynamiques qui caractérisent le paradigme sportif qui fonde son projet éducatif et sa table de valeurs avant tout sur la réalité de la compétition, c’est-à-dire sur des adversaires existant physiquement, ainsi que sur le respect concret des règles et sur l’actualité du contact physique qui, par ce biais, précisément, devient une opportunité éducative. Le risque de la virtualité est qu’elle peut finir par constituer le pas en avant ultérieur sur le chemin progressif du dépouillement des valeurs […]”
(Aldo Aledda, “La primauté de l’éthique en sport, un chemin tourmenté”, in The Primacy of Ethics. Also in sports ? (collectif). Franco Angeli Edizioni, Milan 2011. Page 144).
Les sports virtuels à l’heure de l’éthique du care : le retour de l’émotionnel
Faut-il pour autant craindre cette déréalisation ? La différence avec les anciens systèmes de valeur du sport est en effet frappante. Il n’est pas étonnant que les ports virtuels par exemple soient contemporains d’une crise du modèle occidental, qui est avant tout une crise de l’homme occidental : l’homo œconomicus, structuré seulement par l’intérêt et la maximisation des besoins. À cet égard, ce qu’on a appelé l’éthique du care³ (“caring attitude”) est caractéristique d’une féminisation de la société occidentale : en se départissant de plus en plus de l’arrogance machiste traditionnelle pour repenser le sens du lien social, la féminisation de la société, fortement ancrée dans l’affectivité et l’attention à autrui, a déplacé les frontières établies entre les sphères privée et publique : au modèle égocentrique de l’individualisme libéral tourné vers la performativité, domine un autre modèle apte à repenser la sociabilité : celui du moi en relation avec les autres. C’est ainsi qu’on peut affirmer par exemple que la console Wii, en tant qu’espace de rencontre et de partage, s’inscrit dans une nouvelle anthropologie qui combine la performativité et la relationalité.
Les sports virtuels, reflet de la cyberculture
Le sport virtuel constitue donc une nouvelle modalité de la tradition sportive : en réinvestissant la pratique du jeu et du rituel et en tissant différemment le lien culturel, il est moins un sport au sens traditionnel du terme qu’une pratique de communication interactive. Les publicités pour la console Wii sont à ce titre très illustratives d’un tel changement : en cherchant à promouvoir d’autres logiques portant à un plus haut degré les théories du contrat social, les sports virtuels remettent en cause les fondements du libéralisme occidental construit à partir du dix-huitième siècle sur des logiques de cloisonnement et de discrimination, pour créer un espace environnant qui prend forme dans l’interaction sociale (sans doute aurez-vous noté l’aspect très “chorégraphique” de la publicité pour la Wii, qui met en avant la corporéité relationnelle).
Ce retour de l’émotionnel et du sensible va à l’encontre de l’instrumental qui a été le fondement de l’économie capitaliste. Ainsi, la Wii réintroduit le ludique mais aussi le communautaire, le métissage et le tribal. Comme le note très justement Emmanuelle Jacques, “la console de jeu Wii, comme la Xbox 360 Kinect et la PlayStation Move, bouleversent les modalités d’interaction des objets informatiques que nous utilisons. Dans nos salons s’installe une console de jeux qui connecte une petite barre de caméras infrarouges à un accéléromètre pour venir capter le corps en mouvement. Le canapé est poussé et l’agencement des meubles modifié, le temps d’un moment entre amis. Avec ces interfaces tangibles apparaît donc le “toucher” dans l’interaction homme-ordinateur et le plaisir de jouer ensemble”
Emmanuelle Jacques, “Le plaisir de jouer ensemble. Facilitation technique, expression du corps et convivialité” in Virtu@lité et Sport. Écrans multiples, vidéo et cybersport (28e Université Sportive d’été. Aix-en-Provence, 2010). Page 81.
Les sports virtuels en ce sens constituent un excellent reflet de la cyberculture, qui est avant tout une culture en réseau, apte à transformer l’espace et l’environnement traditionnels. À l’opposé des modèles de représentation dominants, les cybersports ont donc profondément modifié le cadre socio-culturel du sport.
Le sportif virtuel ou l’homme démiurge…
Ces mutations de plus en plus complexes vont certainement produire d’autres environnements, remettant en cause l’idée même de l’espace et du corps comme lieu maîtrisable, totalisable, bref comme lieu statique, comme lieu d’appartenance. On ne saurait en effet penser les sports virtuels comme une simple simulation du sport, mais comme un substitut qui attache au corps une définition beaucoup plus dynamique et mouvante. Ainsi que le notait avec une grande finesse Roberto Dodiato, “[…] le corps virtuel accomplit un pas de plus, qui dans ses conséquences extrêmes, l’apparente à une mimesis non imitative”. (Roberto Dodiato, Esthétique du virtuel, traduit de l’italien par Hélène Goussebayle. Librairie Philosophique Vrin “Matière Étrangère”). Affranchi des contraintes physiques et investi par des millions de gens interconnectés dans un espace où la téléprésence remplace la présence, le corps virtuel offre un champ de pratiques sportives certes plus ouvert, plus participatif que dans les sports classiques, mais également plus complexe à circonscrire dans la mesure où il déplace l’attention sur le concept d’espace-temps virtuel et d’identité hybride.
Sans être technophobe, il est certain que derrière une indéniable convivialité, les sports virtuels soustraient le corps à l’espace réel pour l’installer dans un univers projectif, qui fait échapper l’homme à la précarité de sa condition. Univers qui contribue à un retour au narcissisme dans lequel les limites du corps et de l’espace sont abolies. Gérard Dubey souligne à ce titre combien, “à travers les mondes virtuels qu’il côtoie et manipule, l’homme moderne se sent à l’abri de la mort et des assauts du temps. Il se sent et se perçoit invulnérable” (Le Lien social à l’ère du virtuel, PUF, Paris 2001. Page 135).
C’est dans ce contexte de postmodernité qu’il est donc intéressant de situer les sports virtuels, qui répondent d’abord et surtout à une quête identitaire, une quête de représentation parfaite de soi-même grâce à l’affinement des moyens techniques. Au fond, ce qui a changé, ce n’est pas intrinsèquement le sport mais l’environnement, de plus en plus surmédiatisé et technologisé. Un exemple me semble très caractéristique de cette évolution : c’est la publicité pour Red Bull. Flattant l’ego du spectateur qui devient presque démiurge, à l’écart des réalités externes, elle le présente comme un sportif surhomme maîtrisant le monde.
C’est ainsi que la réflexion sur les sports virtuels amène à une réflexion essentielle sur l’idée de progrès ou sur la notion d’utopie. Comme le rappellent les Instructions Officielles, “les débats actuels sur le sport offrent un reflet de nos espoirs et de nos peurs quant à l’avenir de notre société”. Dans les sports virtuels par exemple, l’identification à un avatar peut s’interpréter, dans une perspective eschatologique, comme une façon de se réinventer grâce à l’informatique. Cette mise en suspens du principe de réalité est très caractéristique de la cyberculture contemporaine, partagée entre l’intime et l’impersonnel, entre la survalorisation du corps, son immatérialité (le cybercorps du cybersportif) et sa finitude (le corps “réel”, biologique), forcément décevante et anachronique au regard des nouvelles technologies.
Conclusion
Ainsi, les sports virtuels, prisonniers d’un certain darwinisme social, apparaissent comme le rêve sécularisé de l’homme créé à l’image de Dieu. Cette fusion entre eugénisme high-tech et postmodernité amène évidemment à une nécessaire réflexion éthique et morale. Même s’ils se réclament toujours de l’esprit sportif, les sports virtuels renvoient malgré eux à un monde au-delà du monde, à un homme au-delà de l’homme…
© Bruno Rigolt, avril 2013
Espace Pédagogique Contributif / Lycée en Forêt (Montargis, France)
Documents d’accompagnement
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Corinne Plantin, Américanisation culturelle, les cultures urbaines états-uniennes dans l’agglomération foyalaise (*) : exemples du hip-hop, du body system et de la glisse urbaine (1999-2002). Éditions Publibook Université (“Sciences Humaines et Sociales), 2011.
Depuis : “La machinisation n’engendre-t-elle pas une artificialisation des efforts physiques et créatifs ?” (page 140) jusqu’à : “Ainsi les pratiquants se spécialisent également.” (page 141).
(*) Foyalais(e) : qui se rapporte à la commune de Fort-de-France.
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Collectif (Alain Berthoz, Jean-François Caron, Marie-Florence Grenier-Loustalot, Charles-Yannick Guezennec, Pierre Letellier, Claude Lory, Denis Masseglia, Nicolas Puget, Isabelle Queval, Yves Rémond, Fabien Roland, Jean-François Toussaint et Jean-Luc Veuthey), La Chimie et le sport, EDP Sciences 2011. Pages 82-83.
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Laurent Grelot, “La nécessaire prise en compte du développement durable dans le sport” in Le Modèle sportif français. Bilans et perspectives (collectif sous la direction de Sandra Montchaud et Pierre dantin), Lavoisier, Paris 2008.
Depuis la page 310 (“Avec les technologies de l’information et de la communication” jusqu’à la page 312 (“En somme, le sport ne s’appartient plus”).
NOTES
1. Entraînements et supports de cours mis en ligne :
Vous trouverez ci-dessous plusieurs entraînements inédits sur le thème du sport(synthèse + écriture personnelle) : |
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2. “Le virtuel peut se définir comme “l’ensemble des technologies visant à construire des mondes virtuels et à y interfacer un être humain en lui procurant l’impression qu’il y perçoit et agit de manière naturelle” (Denis Berthier, Méditations sur le réel et le virtuel, L’Harmattan, Paris 2004, page 111).
3. Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de Fabienne Brugère : L’Éthique du care, PUF “Que sais-je”, Paris 2011.
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