Entraînement BTS Sports de masse et Surmédiatisation… Corrigé de Synthèse…

SPORTS DE MASSE ET
SURMÉDIATISATION
Exploit « à tout prix » et principe de rendement

         

Entraînement BTS
Synthèse et Corrigé

CORPUS

  • Document 1 : Gustave Thibon, L’Équilibre et l’harmonie, 1976
  • Document 2 : Jean Giono, « Le Sport », Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
  • Document 3 : Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006
  • Document 4 : Charlélie Couture, « Les champions / Tennis métaphore », 1997

 

Synthèse (40 points)
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective à partir du corpus de documents ci-dessous.

Écriture personnelle (20 points)
L’écrivain Jean Giono (document 2) affirme à propos du sport que « c’est la plus belle escroquerie des temps modernes ». Partagez-vous cette opinion ?

 Niveau de difficulté : *** (difficile)


  • Document 1 : Gustave Thibon, L’équilibre et l’harmonie, 1976

 La résonance mondiale des Jeux Olympiques (gros titres dans les journaux, émissions télévisées, etc.) montre l’importance démesurée qu’ont prise les spectacles sportifs dans la mentalité contemporaine. La littérature, la science et jusqu’à la politique pâtissent devant les exploits des « dieux du stade ».

Je ne méconnais pas la valeur humaine du sport. Sa pratique exige de solides vertus de l’esprit : maîtrise de soi, rigueur, discipline, loyauté. La compétition sportive est une école de vérité : la toise, le chronomètre, le poids du disque ou de l’haltère éliminent d’avance toute possibilité de fraude et toute solution de facilité. Aussi, une faible marge de contingence1 mise à part (indisposition passagère ou influence du climat), la victoire y va-t-elle infailliblement au meilleur, ce qui est loin d’être le cas dans les autres compétitions sociales, par exemple dans la bataille électorale ou dans la course à l’argent et aux honneurs. Un homme politique peut faire illusion sur ses mérites ; un sportif est immédiatement sanctionné par les résultats de son effort. Ici, le vrai et le vérifiable ne font qu’un…

Cela dit, je vois dans cet engouement exagéré pour le sport le signe d’une dangereuse régression vers le matérialisme — et un matérialisme rêvé plutôt que vécu.

Expliquons-nous.

J’ai parlé des vertus sportives. Mais l’unique but de ces vertus est d’exceller dans un domaine qui non seulement nous est commun avec les animaux, mais où les animaux nous sont infiniment supérieurs. S’agit-il de la course à pied ? Que représente le record des deux cents mètres abaissé d’un quart de seconde en comparaison des performances quotidiennes d’un lièvre ou d’une gazelle ? Du saut en longueur ou en hauteur ? Regardez donc l’agilité de l’écureuil qui voltige de branche en branche. Du lancement du disque ou de l’haltérophilie ? Quel champion égalera jamais l’exploit de l’aigle qui « arrache » et enlève dans le ciel une proie deux fois plus lourde que lui ? Par quelle étrange aberration restons-nous si souvent indifférents aux exemples des sages et aux œuvres des génies, alors que nous nous extasions devant des prouesses qui n’imitent que de très loin celles de nos « frères inférieurs » ?

Je disais que le sport exclut la fraude. Ce n’est plus tout à fait vrai. La fièvre malsaine du record dicte souvent l’emploi d’artifices malhonnêtes. Est-il besoin d’évoquer les scandales du « doping » ? Et nous avons appris la disqualification de deux championnes olympiques à qui, pour augmenter le tonus musculaire, on avait injecté des hormones mâles. Tout cela procède d’une barbarie technologique qui sacrifie les deux fins normales du sport (la santé du corps et la beauté des gestes) à l’obsession de la performance.

Mais il y a pire. C’est précisément à une époque où les hommes, esclaves des facilités dues à la technique, n’avaient jamais tant souffert du manque d’exercice physique qu’on voit se développer cet enthousiasme délirant pour les manifestations sportives. Des gens qui ont perdu le goût et presque la faculté de marcher ou qu’une panne d’ascenseur suffit à mettre de mauvaise humeur, se pâment devant l’exploit d’un coureur à pied. Des gamins qui ne circulent qu’en pétrolette2 font leur idole d’un champion cycliste. Il faut voir là un phénomène de transposition un peu analogue à celui qu’on observe dans l’érotisme : les fanatiques du sport-spectacle cherchent dans les images et les récits du sport-exercice une compensation illusoire à leur impuissance effective. C’est la solution de facilité dans toute sa platitude. Admirer l’exception dispense de suivre la règle ; on rêve de performances magiques et de records pulvérisés sans bouger le petit doigt ; l’effervescence cérébrale compense la paresse musculaire.

Le sport est une religion qui a trop de croyants et pas assez de pratiquants. Remettons-le à sa place, c’est à dire donnons-lui un peu moins d’importance dans notre imagination et un peu plus de réalité dans notre vie quotidienne.

Gustave Thibon,
L’équilibre et l’harmonie, 1976. Paris,
Librairie Arthème Fayard

1. Une faible part de hasard
2. Motocyclette

             

  • Document 2 : Jean Giono, « Le Sport », Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
    Les Terrasses de l’île d’Elbe sont un recueil d’articles que l’écrivain Jean Giono a rédigés pour la presse écrite.

LE SPORT

Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des sports et qu’il n’y a pas de ministre du bonheur (on n’a pas fini de m’entendre parler du bonheur, qui est le seul but raisonnable de l’existence). Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raisons, d’ailleurs, qui n’ont rien à voir avec le sport), voilà ce qui se passe : quarante mille personnes s’assoient sur les gradins d’un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio1, et vous avez ce qu’on appelle le sport. C’est un spectacle, un jeu, une combine ; on dit aussi une profession : il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum ; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes. II n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisation, de la race forte ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. […]

À une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au Mont-Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conquérir les Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs. Quand Jazy2 court en France, en Belgique, en Suède, en URSS, où vous voudrez, n’importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas ? S’il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas ? Mais qu’on n’en fasse pas une église, car qu’est-ce que c’est ? C’est un homme qui court ; et qu’est-ce que ça prouve ? Absolument rien. Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque3, est-ce que ça a changé grand-chose à la marche du monde ? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas ? Ça ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne, c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content qu’un tel ou une telle réalise un temps remarquable (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser4 les bâtiments publics, il y a loin.

Jean Giono
Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
. Paris, Gallimard

1. Totocalcio : loto sportif italien
2. Michel Jazy : athlète français. Il fut l’un des grands représentants du sport national dans les années 1960.
3. L’Aubisque : col des Pyrénées
4. Pavoiser : décorer avec des drapeaux

 

  • Document 3 : Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Le sport suscite en effet l’unanimisme, l’adhésion enthousiaste, la mobilisation de masse, l’excès émotionnel, les débordements violents, toutes choses incompatibles avec la démocratie qui n’est pas le despotisme des opinions et des passions, mais le règne de la raison et des raisons. La tyrannie sportive avec son culte de la performance, son apologie de la force, sa passion pour les « suprématies physiques », son goût de l’ordre et de la hiérarchie est la tyrannie du fait accompli, la tyrannie de la foule belliqueuse, la tyrannie des circenses 1. Or, ces circenses, loin d’être d’inoffensives distractions populaires, sont en tout temps et en tous lieux des instruments de manipulation politique des masses, de puissants vecteurs de contrôle social. « Le sport devient alors instrumentum regni, ce que d’ailleurs il n’a pas cessé d’être au cours des siècles. C’est évident : les circenses canalisent les énergies incontrôlables de la foule » (*). Le sport est non seulement une politique de diversion sociale, de canalisation émotionnelle des masses, mais plus fondamentalement encore une coercition 2 anthropologique3 majeure qui renforce et légitime l’idéologie productiviste et le principe de rendement de la société capitaliste. Le sport est ainsi une injonction autoritaire au dépassement de soi et des autres, la mise en œuvre institutionnelle de cette contrainte au surpassement. « Si l’on devait qualifier d’un trait l’essence de notre société, on ne pourrait trouver que ceci : la contrainte de surpasser […]. Tout se mesure, et se mesure dans le combat ; et celui qui surpasse est un continuel vainqueur […]. Le plus fort est le meilleur, le plus fort mérite de vaincre » (**). Cette anthropologie « héroïque », tellement prisée par les fascismes, produit dans les sociétés libérales avancées, mais aussi dans les sociétés despotiques un type social particulier devenu la figure emblématique du surhomme sachant se surpasser — le sportif de compétition voué à produire en série des performances d’exception. Mieux même, les sportifs sont élevés en batterie comme les chevaux de course et d’ailleurs dopés comme eux […]. Le résultat : des humanoïdes déshumanisés, appareillés par différentes prothèses technologiques, chimiques, biologiques, psychologiques […]. « L’athlète est déjà en lui-même un être qui possède un organe hypertrophié qui transforme son corps en siège et source exclusifs d’un jeu continuel : l’athlète est un monstre, il est L’Homme qui Rit, la geisha au pied comprimé et atrophié, vouée à devenir l’instrument d’autrui » (***).

L’enjeu de la lutte concerne ensuite la nature même de la socio-anthropologie du sport. La quasi totalité des auteurs qui se sont penchés avec délectation sur les spectacles sportifs se sont en effet englués dans une sorte de sacralisation du sport, de ses rites et exploits. Qu’importent les violences, le dopage, la corruption, la mercantilisation5 généralisée, pourvu que soient préservés le chavirement des sens, l’ivresse, l’extase, la ferveur et l’obnubilation des « on a gagné ».

Jean-Marie Brohm
La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006. Paris, éd. Beauchesne

(*) Umberto Eco, la Guerre du faux, Paris Le Livre de Poche, « Biblio Essais », 1987, p. 242 ;
(**) Elias Canetti, la Conscience des mots, le Livre de Poche, « Biblio Essais », 1989, p. 214-215 ;
(***) Umberto Eco,
la Guerre du faux, op. cit. p. 241.

1. Circenses : (latin) jeux du cirque dans la Rome antique
2. Coercition : action de contraindre
3. Anthropologique : culturelle
4. Roman de Victor Hugo racontant le destin tragique d’un homme dont le visage monstrueusement mutilé donne l’apparence d’un rire permanent. Cet « homme qui rit » est ainsi condamné au triste destin de faire rire dans les spectacles.
5. Mercantilisation : marchandisation, commercialisation

 

  • Document 4 : Charlélie Couture, « Les champions / Tennis métaphore » (1997)

Athlètes dans leur sphère concentres sur eux-mêmes,
Champions solitaires, plein de mystère,
Ils visent une même cible qui semble inaccessible
Ils se dépassent dans l’effort pour un fantasme en or

Aller-retour, de long en large sur les courts
Ils poursuivent un même rêve qui rebondit sans trêve
Dévoues à leur passion, ils s’entraîneraient nuit et jour
Par fierté ou pour leur nation, ils se motivent encore et toujours

Les uns parlent du plaisir de gagner une compétition
D’autres additionnent les points ou recomptent le pognon
Ils sont que ce qu’ils sont tantôt merveilleux,
Tantôt un peu cons ou très ambitieux

Attachés à l’attaque ou défoncés en défense
Volleyeurs naturels ou joueurs de conscience
Sur terre battue, sur gazon sur la moquette ou le goudron
Ils incarnent les idoles tantôt ange ou démon

Refrain :
Un jour l’un d’eux m’a dit :
C’est comme la vie en général
Garde à l’esprit la balle dans le cœur du tamis
Toujours en mouvement, vers l’avant, respire à fond et serre les dents
Respecte l’autre et n’oublie pas : depuis Mathusalem, ton pire ennemi c’est toi-même

Grands oiseaux en short ou migrateurs sans escorte
Jeunes filles aux poignets de fer qui parfois se laissent faire
Par des amis, entraineurs ou drôles de managers
Qui remplacent leur famille qui les rassurent ou les étrillent
Adolescents exigeants ou capricieux souvent
Ils se videraient de leur sueur pour être le meilleur

 

Refrain

Donner tout ce qu’on a, se sortir les entrailles
Tant de sacrifices, pourquoi ? Pour serrer une médaille ?
Non, plus que la gloire, au delà de la victoire
La plus belle récompense que chacun espère en silence
C’est pouvoir un jour lever les bras devant son pays, devant les médias
Ou simplement devant son papa,

Mais d’ici là…

Refrain

Charlélie Couture (paroles et musique)
« Les Champions/Tennis métaphore), 1997
Album Casque nu (© Flying Boat)

 

CORRIGÉ DE LA SYNTHÈSE

 

          L’élargissement démesuré et la surmédiatisation dont il fait l’objet dans les sociétés contemporaines ont à ce point bouleversé l’impact du sport dans sa relation aux institutions fondamentales,  qu’une question se pose : n’est-il pas devenu l’ennemi de la morale ? Tel est l’enjeu de ce corpus. Le premier document est extrait d’un essai paru en 1976 sous le titre L’Équilibre et l’harmonie, dans lequel le philosophe Gustave Thibon voit dans la survalorisation du sport l’échec même de sa démocratisation. Rédigé la même année par l’écrivain Jean Giono, le deuxième document provient de chroniques journalistiques : Les Terrasses de l’île d’Elbe. Dans cet article intitulé « Le Sport », l’auteur s’en prend de façon très polémique au statut de champion sportif. Cette transformation de l’exploit sportif en phénomène médiatique constitue pour Jean-Marie Brohm un vecteur d’aliénation sociale, comme le mentionne explicitement le titre de son essai paru en 2006, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple. Quant au dernier document, il s’agit des paroles d’une chanson intitulée « Les champions / Tennis métaphore » (1997) dans laquelle Charlélie Couture met à mal, à travers l’exemple du tennis, le mythe moderne du héros sportif.

          Comme nous le voyons, tous les documents amènent à interroger moralement cette surmédiatisation et les dérives qu’elle entraîne. Nous étudierons cette problématique selon trois axes : après avoir rappelé dans quelle mesure pour les auteurs l’avènement du sport contemporain comme phénomène de masse en détourne les finalités, nous verrons à travers le corpus comment les spectacles sportifs sont devenus la face obscure de l’élitisme et l’un des paramètres de la manipulation politique des foules. Enfin, le dossier nous invitera, sous un angle plus épistémologique, à développer une réflexion quant à la nécessaire redéfinition du champ sportif et des enjeux qui lui sont associés.

         L’avènement du sport contemporain comme phénomène de masse a transformé le spectacle sportif en un phénomène de société à l’échelle planétaire. Tel est tout d’abord le constat qui se dégage de la confrontation des différents documents de ce corpus. Gustave Thibon analyse cette importance démesurée du sport en montrant que l’émotion suscitée par les « dieux du stade » s’apparente à une véritable religion qui a dénaturé l’esprit du sport. De façon plus sarcastique, le chanteur Charlélie Couture montre à travers l’exemple du tennis combien les moyens de communication de masse ont contribué à l’édification du mythe des idoles sportives, soumises au dictat de la victoire à tout prix. Pour Jean-Marie Brohm, cette massification du sport est à mettre en relation avec ce qu’il appelle l’unanimisme des sociétés modernes, dans lesquelles l’individu est désormais enserré dans le collectif. Enfin, l’écrivain Jean Giono, au nom d’une morale humaniste du bonheur, condamne sans ambiguïté le sport de masse en illustrant son propos par le cas du football.

          La conséquence de ces dérives médiatiques est qu’elles ont travesti les valeurs du sport. Certes, comme s’en justifie Jean Giono, le sport n’est pas condamnable intrinsèquement, et peut légitimement susciter un intérêt. Gustave Thibon va même jusqu’à concéder que le sport, grâce en particulier aux dispositifs d’égalisation de la performance, peut être porteur de valeurs et d’un principe éthique exigeants. Mais à quel prix ? Comme le suggère  Charlélie Couture, la logique même de la compétition sportive conditionne la réussite et la notoriété aux entraînements et aux sacrifices incessants. Quant à Gustave Thibon et Jean Giono, leur critique à l’encontre de la médiatisation croissante des épreuves sportives, les amène à relativiser les performances du sport actuel de haut niveau : soit elles sont largement inférieures à celles du règne animal,  soit les exploits passés avaient d’autant plus de valeur qu’ on pratiquait alors le sport sans qu’il s’accompagne de cette surexploitation médiatique.

          On voit ici tout l’enjeu du corpus : en dépendant de l’effet de masse, le spectacle sportif n’est-il pas devenu la face obscure de l’élitisme et l’un des paramètres de la manipulation politique des foules ? En premier lieu, il faut reconnaître que la performance sportive déshumanise les corps. Gustave Thibon montre par exemple combien la « fièvre malsaine du record », en accélérant le rythme de travail des athlètes, les pousse à ravaler leurs scrupules pour atteindre des rendements de surhommes, « défoncés en défense » pour être le meilleur « devant son pays, devant les médias » comme l’évoque ironiquement Charlélie Couture. De façon plus fondamentale, Jean-Marie Brohm dénonce la « tyrannie sportive » de la haute compétition soumise au marchandisage de la médiatisation. Quant à Giono, il s’en prend également à cette exploitation médiatique : en mettant à l’épreuve le prestige national des sportifs et des organisateurs, le sport spectacle contemporain n’a selon lui « rien d’honorable ».

          Bien plus, il devient un instrument de manipulation politique des masses, réduites dès lors à subir dans la passivité du voyeurisme, des divertissements préfabriqués où la performance devient une figure du spectacle. Ce vide existentiel que dénoncent Gustave Thibon et Jean Giono conduit  Jean-Marie Brohm à la plus grande sévérité : selon lui, les spectacles sportifs ne seraient pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L’articulation du sport autour d’un véritable culte idolâtre dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Enfin, il revient à Jean Giono de laisser éclater un cri de colère : comment accepter l’amplification médiatique dont bénéficie le sport, alors que les besoins urgents, en matière de santé publique par exemple, ne sont pas remplis ? Ce critère de disproportion serait donc d’autant plus pervers que l’idéologie sportive, en tant que fait de masse, s’est bâtie autour du mythe sacro-saint du champion-héros.

          Dès lors, une question se pose : le sport n’est-il pas devenu l’ennemi de la morale ? Un tel constat amène les auteurs à s’interroger sur les dérives induites par cette idéologie du sport, où seule la valeur de l’argent et du rendement priment. Telle est en effet l’inspiration de la chanson de Charlélie Couture qui s’en prend ironiquement au tennis-business : la course à la victoire, affranchie de toute référence à des normes éthiques, pousse le tennisman à l’autodestruction, pour un « fantasme en or ». Mais la critique la plus virulente émane des propos de Jean-Marie Brohm : loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, il montre au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique. Cette approche d’inspiration marxiste l’amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien d’une « mercantilisation généralisée ».

          Comme nous le comprenons à la lecture du corpus, il n’y a pas de sport sans questionnement de la société et de ses valeurs. C’est donc sur un plan plus épistémologique qu’il convient de lire les documents. Ainsi, la chanson de Charlélie Couture met en pleine lumière les contradictions du sport : l’éloge du tennis quant à l’esprit de compétition est contredit par le dopage et la volonté de vaincre à tout prix. Pour Jean-Marie Brohm, il faut redéfinir le modèle sportif en s’attaquant à l’exploitation mercantile et commerciale dont sont victimes tout autant les pratiquants que les supporters. N’est-il pas même dangereux de prêter au sport tant de vertus ? Telle est la thèse de Jean Giono qu’il appuie en insistant sur les dérives du sport en particulier dans la consolidation des identités nationales. Enfin, il revient à Gustave Thibon de rappeler qu’avant d’être un spectacle appréhendé de façon passive, le sport doit être une pratique inscrite dans le vécu de chacun.

          En conclusion, il ressort de ce corpus que la surmédiatisation du sport l’a détourné de ses finalités premières, investies d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales. Centré exclusivement sur le culte de la performance, la culture de masse et l’idéologie de la marchandisation, le sport ne serait plus que le reflet de la mondialisation économique : telle est en effet la thèse commune soutenue par les auteurs. Au-delà du phénomène sportif, un tel constat amène à interroger les notions fondamentales sur lesquelles s’est fondée notre modernité, dominée par le régime du spectacle et le règne de l’artifice.

© Bruno Rigolt, janvier 2013
Espace Pédagogique Contributif / Lycée en Forêt (Montargis, France)

Pour aller plus loin… Je conseille aux étudiant(e)s intéressé(e)s de prendre également connaissance de ce support de cours et de l’entraînement qui l’accompagne : Le Sport, reflet du capitalisme ?  Les valeurs sportives dans le discours managérial.

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© Bruno Rigolt, EPC janvier 2013

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques