Ecrit EAF 2009 Séries ES/S Premiers éléments d’analyse…

Le corpus, particulièrement difficile à synthétiser (il m’a fallu plus d’une heure et demi pour traiter la question), conduisait à analyser la relation entre théâtre et public, et à définir implicitement les fonctions du théâtre. Les exercices d’écriture étaient également d’une rare complexité. Rassurez-vous cependant : tous les correcteurs savent que des jeunes gens qui passent leur Épreuve Anticipée de Français n’ont pas la culture d’un étudiant de Lettres, évidemment plus familier de ce genre de sujets…

  • Le commentaire amenait les candidats à réfléchir au problème de la légitimation du théâtre à travers le dialogue du marquis et de Dorante. En outre, il réinvestissait la question de sa fonction, et plus fondamentalement de sa mission artistique, didactique et sociale.
  • La dissertation portait quant à elle sur la réception du texte théâtral par le public. Elle conduisait les candidats à méditer la manière dont le spectateur est impliqué dans la représentation théâtrale : la réussite d’un tel travail exigeait un certain nombre de savoirs théoriques sur le processus complexe de communication qui s’instaure avec les spectateurs lors d’une représentation. Cela dit, malgré son apparente difficulté, l’exercice était assez abordable et il était possible de réinvestir avec aisance les textes du corpus.
  • Quant à l’écrit d’invention, le libellé du sujet (refus du narratif) invitait l’élève à une réflexion sur le sens. À l’opposé des exercices habituels, le présent travail largement introspectif et réflexif, exigeait une analyse de déchiffrement des signes offerts au spectateur lors d’une scène d’exposition…
Ma charge de travail étant importante en ce moment (oraux + correction de l’écrit), m’amène à un léger retard dans la mise en ligne des corrigés. Je m’en excuse par avance.

arrow.1242450507.jpg La Question

[Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) : quelles attitudes de spectateur ces textes proposent-ils ? Vous répondrez de façon organisée et synthétique.]

L’intérêt du groupement de textes proposé est de montrer les rapports qui existent entre le public et l’action scénique. Les passages présentés nous rappellent combien le premier accès au texte est la représentation elle-même : contrairement au roman par exemple, le théâtre est avant tout un spectacle fait pour être représenté, d’où le rôle essentiel des spectateurs, dont il s’agit de définir les attitudes : pourquoi va-t-on au théâtre ? Et plus fondamentalement, quelle est la fonction du théâtre ? L’opposition des points de vue dans la pièce de Molière amène ainsi à une réflexion sur l’esthétique théâtrale. Plus encore, le procédé du « théâtre dans le théâtre » dans la pièce de Rostand joue habilement avec la fiction du « quatrième mur » : celui qui, par convention, sépare la scène de la salle. Cette orientation est encore plus nette chez Claudel et Anouilh qui assignent au spectateur la fonction de participer solidairement avec les acteurs à quelque chose de fort : faire vivre le personnage de théâtre.

arrow.1242450507.jpg Le premier texte du corpus est extrait de la Critique de l’École des femmes. Publiée en 1663, cette pièce en un acte de Molière « met en scène un débat entre des personnages adversaires et partisans de la pièce l’École des femmes quatre jours après la première représentation » (paratexte), L’intérêt de ce passage est donc de refléter plaisamment les diverses attitudes de spectateurs qui se sont fait jour dans la querelle de L’École des femmes, pièce qui a fait scandale lors de sa sortie. Face à un marquis imbécile et pédant qui trouve la pièce « détestable », sans pouvoir justifier ni étayer son jugement (« Elle est détestable parce qu’elle est détestable », « Que sais-je, moi ? Je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter »), Dorante au contraire défend intelligemment la pièce et développe les thèses de Molière sur l’esthétique théâtrale : la grande règle est de plaire, aussi bien à la Cour qu’au parterre (« Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui »). Dorante est à ce titre l’incarnation de « l’honnête homme » : contre tout élitisme, il représente le spectateur « averti » qui, loin de se limiter aux « règles » traditionnelles et aux préceptes obtus imposés par la morale, privilégie le bon sens « qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule ».

arrow.1242450507.jpg À la pièce de Molière, qui fait l’éloge d’un théâtre authentiquement populaire, répond le premier acte de Cyrano de Bergerac. Le rideau se lève en effet sur un public très mélangé et contrasté socialement attendant une représentation à l’Hôtel de Bourgogne : c’est donc une autre pièce qui va être représentée à l’intérieur de la pièce. Cette mise en abyme, habilement exploitée par le procédé du « théâtre dans le théâtre », permet à l’auteur de rendre compte de l’atmosphère bruyante, voire survoltée, de la salle : les apostrophes nombreuses, les effets de duel dans le dialogue, le mélange des registres déplacent l’intérêt de la pièce vers la salle. Les spectateurs dont il est ici question (des Bourgeois, des Nobles, des pages et un public roturier venu pour se délecter autant du spectacle de la salle que de celui de la scène) se caractérisent donc par leur aptitude à faire vivre le théâtre : même si la pièce s’inspire librement d’un personnage du dix-septième siècle devenu le héros d’Edmond Rostand, elle a été rédigée en 1897, époque propice au boulevard et au vaudeville bourgeois, genre authentiquement populaire. De fait, un théâtre sans spectateurs n’aurait guère de légitimité : la perception de l’œuvre théâtrale passe donc par le public. Ce passage de Rostand prolonge ainsi les thèses de Molière quant à l’esthétique théâtrale et annonce des conceptions plus modernes sur le renouvellement des codes dramatiques, dont les textes de Claudel et d’Anouilh sont porteurs.

arrow.1242450507.jpg De fait, ces deux dramaturges —de façon plus conceptuelle et distanciée néanmoins— invitent à une réflexion sur le système symbolique qui régit l’échange entre les acteurs et les spectateurs. En introduisant non sans humour une figure de l’auteur, Claudel et Anouilh contraignent le spectateur à préférer au plaisir de l’illusion théâtrale et réaliste une participation consciente à la symbolique du texte. Cette modification des codes de représentation dont l’Annoncier et le Prologue sont les archétypes, permet de bâtir un théâtre très idéaliste et poétique qui sollicite à chaque instant la réceptivité et la complicité du spectateur : « Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle ». Ces propos de l’Annoncier peuvent être mis en parallèle avec l’avertissement du Prologue : « Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure […]. Elle pense qu’elle va mourir […] et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout… ». 

Un peu comme s’il était en coulisses, le spectateur semble donc prendre part à la construction de la pièce avant le lever de rideau : l’intention des auteurs est en effet de l’y faire participer en lui livrant des éléments signifiants du décor (Claudel : « Et ici-bas un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates ») ou de l’intrigue (Anouilh : « Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c’est Créon. C’est le roi. Il a des rides. Il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d’Œdipe… »). Ce choix d’un théâtre de la distanciation renforce évidemment le rôle actif du spectateur : loin de se contenter d’assister passivement à la pièce, il en devient presque « acteur ». Cette esthétique de la représentation témoigne d’un aspect essentiel : la dénonciation de l’illusion théâtrale. Les directions scéniques données par l’Annoncier et le Prologue en sont la preuve : il s’agit pour les auteurs d’élaborer une sorte de pédagogie du théâtre, apte à favoriser une communion poétique et spirituelle avec le spectateur. Ce parti-pris esthétique aboutit également à une désacralisation des conventions théâtrales : en prenant le contre-pied du style tragique classique, Antigone et le Soulier de satin tendent ainsi vers une esthétique de la représentation qui valorise l’art de la mise en scène et participe au mouvement de rénovation du langage verbal qui marquera le vingtième siècle : autant d’éléments qui mettent en question la mimésis au théâtre (réalisme de l’intrigue, réalité des personnages, etc.).

Mise à jour : samedi 27 juin 2009, 08:29

SUJET SÉRIE ES / S

Objet d’étude : le théâtre, texte et représentation.

Textes : 
arrow.1242450507.jpg Texte A – MOLIERE, La Critique de l’Ecole des femmes (1663), scène 5
arrow.1242450507.jpg Texte B – Edmond ROSTAND, Cyrano de Bergerac (1897), acte I, scène 3
arrow.1242450507.jpg Texte C – Paul CLAUDEL, Le Soulier de satin (1929), Première journée, scène 1
arrow.1242450507.jpg Texte D – Jean ANOUILH, Antigone (1944), Prologue

Texte A –  Molière, La Critique de L’École des femmes

La Critique de L’Ecole des femmes met en scène un débat entre des personnages adversaires et partisans de la pièce L’Ecole des femmes, « quatre jours après » la première représentation. Quand Dorante entre en scène, la discussion est en cours.

SCÈNE V
DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE.

DORANTE
Ne bougez, de grâce, et n’interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.
URANIE
Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS
 Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu’on appelle détestable.
DORANTE
 Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS
Quoi ! Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
DORANTE
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS
Parbleu ! je la garantis détestable.
DORANTE
La caution n’est pas bourgeoise (1). Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
LE MARQUIS
Pourquoi elle est détestable ?
DORANTE Oui.
LE MARQUIS
Elle est détestable, parce qu’elle est détestable.
DORANTE
Après cela, il n’y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS
Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant (2), Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui (3) j’étais, a été de mon avis.
DORANTE
L’autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
LE MARQUIS
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre (4) y fait : je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.
DORANTE
Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air (5), qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre (6) un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Ce fut une seconde comédie, que le chagrin (7) de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée (8), et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols (9) ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS
Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai ! hai ! hai ! ! hai ! hai ! hai !
DORANTE
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille (10). J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu ! Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose ; n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens.

1. Remarque moqueuse : une garantie était dite « bourgeoise » quand elle était fournie par une personne solvable. Le marquis est un aristocrate.
2. méchant : mauvais, sans valeur.
3. contre qui : à côté de qui.
4. le parterre : les spectateurs, qui n’appartenaient pas à l’aristocratie, s’y tenaient debout.
5. le « bel air » : les belles manières, celles des gens « de qualité ». Expression qui, après avoir été à la mode, s’employait souvent ironiquement.
6. Certains spectateurs, appartenant à l’aristocratie, prenaient place sur des chaises, de chaque côté de la scène.
7. chagrin : mauvaise humeur.
8. Remarque moqueuse : en homme de bonne compagnie, puisqu’il s’offre lui-même en spectacle au public..
9. Fait allusion au prix payé par les spectateurs assis aux places « sur le théâtre », et par ceux qui sont debout, au parterre.
10. Mascarille : ce valet, dans Les Précieuses ridicules, singeait les marquis, ainsi ridiculisés par Molière.
 

Texte B – Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac

 [Le premier acte est intitulé : « Une représentation à l’Hôtel de Bourgogne ». La didascalie initiale indique : « en 1640 ».] […]

LA SALLE
Commencez !
UN BOURGEOIS, dont la perruque s’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure.
Ma perruque !
CRIS DE JOIE
Il est chauve !…
 Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…
LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing.
Petit gredin !
RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant.
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! (Silence complet)
LE BRET, étonné.
Ce silence soudain ?…
Un spectateur lui parle bas.
 Ah ?…
LE SPECTATEUR
La chose me vient d’être certifiée.
MURMURES, qui courent.
 Chut ! – Il paraît ?… – Non ! – Si ! – Dans la loge grillée.
 – Le Cardinal ! – Le Cardinal ? – Le Cardinal (1) !
UN PAGE
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !
On frappe sur la scène. Tout le monde s’immobilise. Attente.
LA VOIX D’UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau. (2)
Mouchez cette chandelle (3) !
UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau.
Une chaise !
Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparait, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.
UN SPECTATEUR
Silence !
On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.
LE BRET, à Ragueneau, bas.
Montfleury (4) entre en scène ?
RAGUENEAU, bas aussi.
Oui, c’est lui qui commence.
LE BRET
Cyrano n’est pas là.
RAGUENEAU
J’ai perdu mon pari (5).
LE BRET
Tant mieux ! tant mieux !
On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.
LE PARTERRE, applaudissant.
Bravo, Montfleury ! Montfleury !

1. Le cardinal Richelieu, qui assistait parfois aux spectacles, et qui faisait régner son autorité sur les lettres et les arts.
2. Certains spectateurs, appartenant à l’aristocratie, prenaient place sur des banquettes et des chaises, de chaque côté de la scène.
3. L’éclairage aux chandelles exigeait qu’on les éteigne et qu’on les remplace fréquemment.
4..Montfleury. cet acteur a véritablement existé, jouant notamment à l’Hôtel de Bourgogne, puis dans la troupe de Molière.
5. Ragueneau a parié que Cyrano, qui avait interdit à Montfleury de se produire « pour un mois », viendrait le chasser de la scène. Et, en effet Cyrano va faire bientôt son entrée.

Texte C – Paul Claudel, Le Soulier de satin

PREMIÈRE JOURNÉE

[…]

Coup bref de trompette.

La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l’Espagne à la fin du seizième siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVII° siècle. L’auteur s’est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu’à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu’un seul horizon.

Encore un petit coup de trompette.
Coup prolongé de sifflet comme pour la manœuvre d’un bateau.
Le rideau se lève.

SCÈNE PREMIÈRE
L’Annoncier (1), le Père Jésuite.

L’ANNONCIER – Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l’Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne (2) à égaie distance de l’Ancien et du Nouveau Continent. On a parfaitement bien représenté ici l’épave d’un navire démâté qui flotte au gré des courants. Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en bon ordre comme d’énormes girandoles  (3) et comme de gigantesques panoplies (4) autour du ciel. Je pourrais les toucher avec ma canne. Autour du ciel. Et ici-bas un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates — des Anglais probablement — sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l’idée de ce mât, avec ses vergues et ses agrès (5), tombé tout au travers du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles (6) ouvertes, de ces grandes taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l’une sur l’autre. Au tronçon du grand mât est attaché un Père Jésuite, comme vous voyez, extrêmement grand et maigre. La soutane déchirée laisse voir l’épaule nue. Le voici qui parle comme il suit : « Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché… » Mais c’est lui qui va parler. Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.

(Sort l’Annoncier)

1. Annoncier : « devant le rideau baissé », ce personnage, « un papier à la main », a annoncé le titre de la pièce, « Le Soulier de satin ou Le Pire n’est pas toujours sûr, Action espagnole en quatre journées.»
2. la Ligne : l’équateur.
3. « girandoles » a ici le sens de guirlandes lumineuses.
4. panoplie : à l’origine, armure complète d’un chevalier, ici ensemble d’objets de décoration.
5. Les « vergues » servent à porter la voile ; les « agrès » désignent l’ensemble de ce qui concerne la mâture d’un navire.
6. écoutilles : ouvertures pratiquées dans le pont d’un navire pour accéder aux entreponts et aux cales.
 

Texte D – Jean Anouilh, Antigone

Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. lis bavardent, tricotent, jouent aux cartes. Le Prologue se détache et s’avance.

LE PROLOGUE (1)

Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout… Et, depuis que ce rideau s’est levé, elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir. Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l’heureuse Ismène, c’est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d’Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu’Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n’avait dansé qu’avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé d’être sa femme. Personne n’a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste…  L’orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d’Antigone. Il ne savait pas qu’il ne devait jamais exister de mari d’Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir. Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c’est Créon. C’est le roi. Il a des rides. Il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d’Œdipe, quand il n’était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place.

(1) Dans la tragédie grecque, le Prologue précédait l’entrée du chœur. De manière originale, Anouilh utilise le mot pour désigner un personnage et la première partie de la pièce.

I- Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez d’abord â la question suivante (4 points) :

Quelles attitudes de spectateur ces textes proposent-ils ?
Vous répondrez de façon organisée et synthétique.

II. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte de Molière (texte A).

Dissertation
Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ?
Vous répondrez en faisant référence au corpus, aux œuvres étudiées en classe, et à celles que vous avez vues ou lues.

Invention
Dans Cyrano de Bergerac, avant le lever du rideau, « Tout le monde s’immobilise. Attente. »
Vous allez assister à la représentation d’une pièce que vous connaissez. Les lumières s’éteignent progressivement. Vous découvrez alors l’espace scénique. Faites part de vos réactions, de cette expérience des premiers instants du spectacle.
Attention, il ne s’agit ni de raconter la pièce, ni de la résumer.

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques