Les entraînements BTS (+ Corrigé)
Entraînement n°6 : Thème 1 : faire voir la misère sociale. Comment ? Pour quoi ?
- Document 1 Jérôme Dupuis, “Le rapport Vollmann” (L’Express du 11 septembre 2008)
- Document 2 Alice Smeets, Photographie d’une fillette dans un bidonville d’Haïti (récompense : Photographie UNICEF de l’année 2008)
- Document 3 Lettre de Pierre Lespérance, Directeur exécutif Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) à Madame Annamaria LAURINI, Représentante du Fonds des Nations-Unies Pour l’Enfance (Unicef) en Haïti.
- Document 4 Réponse d’Annamaria Laurini, Représentante de I’UNICEF en Haïti à M. Pierre Lespérance, Directeur exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH)
- Propositions d’écriture personnelle (les sujets vont en ordre de difficulté croissante) :
- Selon vous, représenter la misère, est-ce trahir la réalité ? (Le sujet demande impérativement à travailler sur la problématique de la représentation de la réalité, essentielle ici).
- Selon vous, représenter la misère, est-ce la “mettre en scène” ?
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Interrogé sur sa conception de l’écriture (lire l’interview complète sur Chronic’art), William Vollmann a déclaré : “Ce qui m’intéresse, c’est la recherche du beau et du vrai”. Selon vous, la recherche du beau n’est-elle pas contradictoire avec le but de faire voir le vrai ? Voir la proposition de corrigé ci-dessous.
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Niveau de difficulté : *** (* accessible ; ** moyennement difficile ; *** difficile)
Présentation du corpus
Lors d’un séjour en Haïti, la jeune artiste belge Alice Smeets a photographié une fillette dans un bidonville de Port-au-Prince (document 2). Cette photographie, couronnée par l’Unicef-Allemagne (“Photo de l’année 2008”) en raison de son originalité évidente et de la façon dont elle saluait implicitement “le courage de vivre face à l’adversité“, a suscité néanmoins une vive polémique : pour les Haïtiens en particulier, le caractère attentatoire du cliché à la dignité humaine ne fait aucun doute (document 3 à confronter avec la réponse de l’Unicef : document 4). Dans un entraînement précédent (entraînement n°2 : Faire voir, entre charité et voyeurisme), je vous avais déjà proposé de réfléchir, à partir de la place de l’image dans le spectacle et l’information, à la relation entre la représentation de la misère et le voyeurisme. Cet entraînement aborde sensiblement le même thème mais sous un autre angle : il exige donc un traitement différent. Il n’est pas vraiment question de voyeurisme ici mais plutôt d’éthique et de conscience : comment “faire voir” la misère ? Quel “angle d’approche” adopter ?
La chronique littéraire de Jérôme Dupuis dans l’Express (document 1) pose bien le problème à partir d’un ouvrage de l’écrivain américain William Vollmann Pourquoi êtes-vous pauvres ? (Actes Sud). Pour bien comprendre cet article, regardons d’abord comment l’éditeur présente l’ouvrage : “William Vollmann, fidèle à sa quête d’authentiques rencontres avec ses contemporains, a décidé de parcourir la planète dans l’intention d’entendre, de la bouche même de ceux que la pauvreté a, soit condamnés depuis les origines, soit rattrapés à un moment ou à un autre de leur existence, ce qu’ils avaient à dire sur les raisons de l’état auquel ils se trouvaient désormais réduits, ainsi que sur les effets (quels qu’ils soient) qu’une telle situation provoque chez les individus. […] Plutôt que d’étudier la pauvreté en tant que “phénomène”, économique ou sociologique, Vollmann […] a donc choisi, avec Pourquoi êtes-vous pauvres ? de méditer sur la diversité des formes que revêt la pauvreté au fil d’une série de “portraits”. Muni d’une seule et unique question, “Pourquoi êtes-vous pauvre ?”, il a recueilli, au prix d’une écoute attentive et respectueuse, une série de témoignages aussi pénétrants que fascinants qui, rassemblés, dessinent un saisissant et insolite portrait de la pauvreté de par le monde […]”.
Si le but de ce brillant ouvrage, loin du pathos et du sentimentalisme, est donc de redonner une dignité aux laissés-pour-compte de la mondialisation en faisant voir différemment la misère, il peut créer néanmoins un sentiment de malaise en raison peut-être de l’objectivité froide, abrupte et désenchantée avec laquelle Vollmann aborde un problème aussi douloureux. Au final la question est bien : “Pourquoi ? Pour quoi faire ?” Le corpus amène ainsi à s’interroger sur la représentation de la misère. Plus que le sujet lui-même, c’est le parti-pris (artistique, littéraire, détaché, esthétisant, commercial…) qui fait question : est-il légitime de prendre “une belle photo” ou d’écrire un livre, si beau soit-il en exploitant la misère humaine ? Mais il est vrai que cette question (qu’on aurait pu poser au Zola de Germinal…), amène très loin si elle est poussée à l’extrême : est-il légitime de faire un “beau sujet” de BTS en exploitant… etc. etc.
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Cet entraînement au BTS est difficile. Même si vous ne souhaitez pas effectuer le travail de synthèse, je vous recommande en revanche de lire attentivement chacun des documents et de traiter l’un des sujets d’écriture personnelle. Le troisième, particulièrement ardu de par sa problématique, soulève plusieurs questionnements qui ne peuvent que vous aider pour l’examen. Lisez la proposition de corrigé après le corpus.
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Document 1 Jérôme Dupuis, “Le rapport Vollmann” (L’Express du 11 septembre 2008). Pour lire l’article dans son intégralité, cliquer sur le lien hypertexte.
“Pourquoi êtes-vous pauvres?”, a demandé l’enfant terrible des lettres américaines à des exclus du monde entier. Une enquête dérangeante.
Vous vous gavez toute l’année, non sans un petit arrière-goût de honte, de reportages sur M6 montrant Massimo Gargia et ses ridicules amies milliardaires bichonnant leurs chihuahuas? Vous dévorez les romans de Jay McInerney et de Bret Easton Ellis sur les rich and famous? Rassurez-vous, en cette rentrée littéraire, un livre étonnant vous offre la rédemption: de la première à la quatre centième page, il n’y est question que de pauvres. Dans la grande tradition des Hugo, des Orwell, des Agee, l’enfant terrible des lettres américaines, William T. Vollmann, National Book Award 2005 pour Central Europe (Actes Sud), a sillonné, durant quinze ans, bidonvilles thaïlandais, ruines afghanes, HLM russes et repaires de SDF californiens, une seule question – tragi-comique – à la bouche: «Pourquoi êtes-vous pauvres?»Oui, pourquoi Sunee, ancienne prostituée, qui vit à Bangkok avec sa mère et sa fille parmi un amas de planches où l’eau croupit, fait-elle partie de ce milliard et demi d’humains subsistant avec moins de 4 dollars par jour? «Parce que j’étais déjà pauvre dans une vie antérieure», répond-elle entre deux rasades de mauvais whisky. Et pourquoi ce pêcheur de thon du Yémen ne gagne-t-il qu’une poignée de rials en échange de son dur labeur? «Allah fait ce qui est bien pour nous», croit-il savoir. Pourquoi, encore, la veuve russe Natalia termine-t-elle en mendiante sur un carton devant une gare gelée? Le mauvais sort jeté par une gitane…
On le voit, Vollmann, dont les traits boursouflés et inquiétants de SDF moscovite ont dû faciliter les contacts avec ces damnés de la terre, ne donne pas dans la sociologie policée à la Bourdieu. A l’encontre de toutes les règles de la discipline, il avoue payer ses témoins de quelques roupies, bahts ou yens. Nulle compassion, nulle mauvaise conscience, nul préjugé idéologique, nulle esquisse de solution, chez lui. Ni Marx ni Jésus.
Cet ex-grand reporter en Afghanistan, dont les romans, violents, sont peuplés de prostituées et de tueurs, pousse la porte – quand il y en a une… – pose ses questions, écoute attentivement et repart, ne se départant jamais de son esprit «politiquement incorrect». «Les réponses des pauvres sont souvent tout aussi pauvres que leurs existences», remarque-t-il cruellement, après avoir enregistré une énième doléance contre le «destin». Et ce n’est sans doute pas un hasard si son livre s’ouvre par une citation de Céline: «Les pauvres ne se demandent jamais, ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu’ils endurent. Ils se détestent les uns les autres, et en restent là.»
© L’Express (http://livres.lexpress.fr/critique.asp/idC=14199/idR=12/idG=8)
- Document 2 Alice Smeets, Photographie d’une fillette dans un bidonville d’Haïti (récompense : Photographie UNICEF de l’année 2008). © Alice Smeets/Unicef
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Document 3 Lettre de Pierre Lespérance, Directeur exécutif Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) à Madame Annamaria LAURINI, Représentante du Fonds des Nations-Unies Pour l’Enfance (Unicef) en Haïti (Lettre citée par Le Nouvelliste).
Port-au-Prince, le 20 janvier 2009
Madame,
Le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) a pris connaissance des résultats du Concours International de la Photo, réalisé par le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF) au mois de décembre 2008, qui a couronné sur mille quatre cent cinquante (1450) photos, le cliché de la photographe belge, Alice SMEETS. Cette photo présente, sans dissimulation aucune, une fillette haïtienne vêtue d’une robe blanche, traversant une mare puante remplie d’immondices et dans laquelle deux (2) porcs dévorent des déchets alimentaires avec en arrière plan, des taudis de la zone. Cette photo expose l’image d’une enfant vivant dans la malpropreté et la saleté. Si elle peut attirer l’attention des donateurs et les mobiliser à répondre aux sollicitations de l’UNICEF, elle ne peut que contribuer à ternir encore plus l’image d’un pays en proie à des problèmes de tous ordres et qui a besoin, dans la dignité, de chercher sa voie vers le développement. Le RNDDH croit que la publication de cette photo est en nette contradiction avec les buts que poursuit officiellement l’UNICEF qui, faut-il le rappeler ici, est un organe spécialisé des Nations unies appelé à analyser en étroite collaboration avec les pays en voie de développement, les besoins de l’enfant tant en ce qui concerne sa croissance physique que son développement intellectuel et son épanouissement social. Le RNDDH rappelle qu’au regard du Droit International des Droits de l’Homme, toute action relative à un enfant doit viser son intérêt supérieur. Dans le cadre de cette publication, en quoi cette photographie qui porte atteinte à la dignité de la mineure, protège-t-elle les droits de cette dernière ? Le RNDDH est consterné par cette publication dégradante, non pas par souci de cacher la vérité mais, parce qu’elle stigmatise, de manière indélébile, une mineure qui n’a pas demandé à naître dans ces conditions d’extrême pauvreté et qui attend de l’Etat haïtien protection et réalisation de ses droits. Cette publication s’apparente beaucoup plus à une forme de volonté de commercialiser la misère et ne participe pas à un plan de lutte pour l’éradication de la misère et la protection effective des droits de l’enfant. Le RNDDH demande à ‘UNICEF de retirer immédiatement de la circulation cette photo préjudiciable à l’honneur et à la dignité de cette mineure dont la photo fait le tour du monde à son insu.Le RNDDH vous prie, de recevoir, Madame, ses salutations distinguées.
Pierre ESPÉRANCE
Directeur Exécutif
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Document 4 Réponse d’Annamaria Laurini, Représentante de I’UNICEF en Haïti à M. Pierre Lespérance, Directeur exécutif du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH). (Lettre citée par Le Nouvelliste).
Monsieur le Directeur Exécutif,
J’ai l’avantage d’accuser réception de votre correspondance datée du 20 janvier 2009, laquelle a retenu toute mon attention, concernant vos préoccupations face au choix de la photo prise à Cité Soleil, photo primée “photo de l’année” par le jury du concours organisé par le Comité Allemand pour l’UNICEF.
Tout d’abord, je voudrais vous préciser que la photo a été prise par une jeune journaliste belge lors de sa visite en Haïti l’été dernier. Cette photo n’appartient pas à l’UNICEF mais à cette journaliste qui est une photographe indépendante; l’UNICEF et le Comité allemand pour l’UNICEF n’ont aucune relation contractuelle avec cette journaliste.
L’UNICEF est une organisation internationale intervenant dans des programmes de développement et humanitaires dans plus de 120 pays dans le monde et soutenue par 37 comités nationaux qui sont autonomes et basés dans les pays industrialisés. Depuis l’année 2000, le Comité allemand pour l’UNICEF a ouvert un concours invitant les photographes professionnels du monde entier à soumettre leurs photos, sur recommandation d’experts en photographie reconnus internationalement. Chaque année, ce Comité sélectionne la photographie gagnante sur la base de critères déterminés par un jury indépendant. La “photo de l’année” vise, selon le jury, à refléter les émotions d’une situation ou d’un événement dans la vie des enfants dont les conditions de vie sont précaires, et à travers laquelle leur réalité sociale serait la mieux traduite. L’excellente qualité technique et artistique de la photo est également prise en compte, comme critère de sélection.
Pour l’année 2008, c’est la photo prise par la journaliste belge Alice Smeets, qui a été choisie parmi 1450 clichés, et identifiée comme étant celle reflétant le plus fidèlement les critères de sélection du Jury Indépendant. L’UNICEF regrette donc que cette photo ait provoqué cette réaction au sein du RNDDH. Le jury a en effet, en la sélectionnant, considéré que cette photo traduit les efforts d’une famille envers leur fillette pour supporter les difficultés de son environnement immédiat, et le langage corporel de la fillette reflète sa forte volonté à surmonter les difficultés socio-économiques auxquelles sa famille fait face. J’espère que cette clarification répondra à votre interrogation, et je tiens à vous assurer que notre bureau continuera à informer tous les acteurs sociaux, incluant les journalistes, de l’importance du respect des droits des enfants en Haïti.
N’hésitez pas à nous contacter si vous désirez de plus amples informations sur ce regrettable fait. Nous nous tenons à votre disposition pour toutes autres questions.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Directeur Exécutif, mes salutations les plus distinguées.
Annamaria Laurini
Représentante de I’UNICEF en Haïti
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Corrigé
de l’écriture personnelle
Rappels de l’épreuve
L’arrêté du 17 janvier 2005 rappelle les modalités de l’épreuve : “Le candidat répond de façon argumentée à une question relative aux documents proposés. La question posée invite à confronter les documents proposés en synthèse et les études de documents menées dans l’année en cours de “culture générale et expression”. La note globale est ramenée à une note sur 20.”
La gestion du temps est évidemment primordiale. À cet égard, un nombre important de candidats ayant terminé la synthèse ont fortement tendance à se relâcher au moment du travail d’écriture en oubliant les enjeux de l’épreuve : n’oubliez pas qu’il s’agit d’évaluer non seulement les capacités des candidats à exploiter une culture générale tout en prenant appui sur le corpus, mais aussi qu’il s’agit d’apprécier leurs capacités d’expression (nécessité d’utiliser les moyens lexicaux et sémantiques mettant en valeur la pratique de la langue) et de structuration de la pensée.
Quelques conseils
Dès le début de l’épreuve, quand vous prenez connaissance du corpus, lisez impérativement le sujet du travail d’écriture personnelle. Prenez une feuille de brouillon et recopiez ce sujet en essayant d’en reformuler l’idée directrice. Au fur et à mesure que vous préparerez votre synthèse, vous noterez sur cette feuille les idées ou exemples qui vous viennent à l’esprit : cela vous aidera à mieux structurer votre réflexion par la suite. Plus le sujet d’écriture personnelle est difficile (comme c’est le cas ici), moins il faut attendre d’avoir terminé la synthèse pour commencer à le traiter. Vous devez y réfléchir dès le début : non seulement cela vous permettra de privilégier l’interprétation textuelle globale dans la synthèse, mais vous pourrez aussi élargir vos pistes de réflexion dans l’écriture personnelle sans vous limiter aux documents proposés dans le corpus. En effet, si vous attendez d’avoir terminé la synthèse pour réfléchir à l’écriture personnelle, vous aurez tendance à rédiger une sorte de “synthèse bis” parce que vous aurez du mal à vous détacher des documents précédents. A contrario, si vous réfléchissez au fur et à mesure de votre lecture du corpus aux enjeux du problème posé par l’écriture personnelle, vous pourrez mieux trouver vos arguments, les points d’accord, de désaccord, etc. Enfin, si vous éprouvez des difficultés à trouver vos idées (la démarche paraissant parfois trop abstraite), pensez d’abord aux exemples, puis élargissez ces exemples à un questionnement plus général, qui vous permettra de déboucher sur l’idée (concret -> abstrait). Il est ainsi beaucoup plus facile de se rappeler de “Kevin Carter prix Pulitzer 1994” ou “Kevin Carter Soudan” que de trouver d’abord l’idée selon laquelle la spectacularisation de l’image pose des questions sur le plan moral ou déontologique, et de penser ensuite à l’exemple (abstrait -> concret).
Analyse du sujet
Interrogé sur sa conception de l’écriture (lire l’interview complète sur Chronic’art), William Vollmann a déclaré : “Ce qui m’intéresse, c’est la recherche du beau et du vrai”. Selon vous, la recherche du beau n’est-elle pas contradictoire avec le but de faire voir le vrai ?
Le sujet proposé ici porte sur le thème “Faire voir”. Loin de se limiter à la question de la misère, il amène à un questionnement beaucoup plus large puisqu’il s’inscrit dans un débat sur le rôle de l’écrivain et la mission qu’il assigne à son art : faire voir le “beau” et le “vrai”. Le sujet ici est d’autant plus difficile qu’il oppose ces deux termes, et qu’il invite par conséquent à un plan en deux parties. La question qu’il faut d’abord se poser est la suivante : quels documents du corpus peuvent aider à répondre à cette question ? Il est évident que la photo d’Alice Smeets ainsi que le livre de William Vollmann doivent vous guider prioritairement dans vos investigations. Ils doivent par ailleurs vous amener à déterminer ce qui, dans votre culture générale, est de nature à vous aider à construire vos pistes de réflexion.
Par définition, l’image photographique (comme l’art pictural, comme le fait d’écrire un livre) est une “recherche du beau”. Cette recherche ne vise donc pas prioritairement à “faire voir le vrai”. Au contraire, elle manipule bien souvent la réalité (cadrage, montage, trucages, etc.). On pouvait exploiter ici plusieurs exemples (le prix Pulitzer décerné à K. Carter, la manipulation du réel par la téléréalité, le rôle de l’image en tant que représentation esthétisante et métaphorique du réel).
La deuxième partie du travail était plus délicate à traiter : en particulier, elle obligeait à mobiliser différemment les connaissances. On pouvait penser par exemple à ce vers célèbre de Boileau : “Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable”. On pouvait aussi prendre le contrepied de ce qu’il est affirmé habituellement en montrant qu’une “belle” photo peut davantage sensibiliser à un problème (ici la misère) qu’un cliché banal, certes plus “réel” mais moins porteur (les mêmes remarques s’imposent concernant l’acteur de théâtre ou de cinéma). On peut ajouter aussi que le fait de spectaculariser l’événement permet de lui accorder davantage de valeur. “Faire de l’audimat” en dramatisant le réel n’est donc pas en soi “négatif” et Bourdieu (Sur la télévision, 1996) n’a pas forcément raison d’opposer le journalisme “pur” au “commercial” : de nombreuses initiatives humanitaires comme le Téléthon ou les Restos du Cœur ont ainsi cherché à vendre un “beau” spectacle tout en conciliant cette recherche esthético-commerciale avec un appel “vrai” à la prise de conscience et à l’engagement.
Proposition de corrigé
[bien entendu, les titres sont juste des indications de plan. En aucun cas, ils ne doivent figurer sur la copie le jour de l’examen. Vous devez problématiser sous forme de phrases.]
[1 La recherche du beau est contradictoire avec le but de faire voir le vrai]
[1-1 : “Faire voir”, c’est d’abord “représenter”]
“Faire voir”, c’est d’abord représenter, donc “mettre en scène” la réalité selon une démarche esthétique. La recherche du beau est ainsi à la base de toute production qui vise à “médiatiser” la réalité. Quand Vollmann affirme que ce qui l’intéresse “c’est la recherche du beau”, le tout est de savoir s’il cherche à rendre la misère “belle” en la représentant, ou à faire un “beau livre” à partir de la misère. C’est le même questionnement qui vient à l’esprit quand on regarde la photographie d’Alice Smeets. Il est certain que cette enfant, de blanc vêtue, au milieu des immondices produit à son insu un effet esthétique (anachronisme de la scène). Rappelons-nous aussi la vive polémique qu’avait suscitée Kevin Carter en 1994 en photographiant une petite fille famélique, recroquevillée face contre terre, guettée par un vautour à seulement quelques pas, attendant l’heure… Plus que le sujet lui-même, c’est le parti-pris “esthétisant” du reporter qui avait choqué : il s’agissait en effet d’un cliché construit : la similitude entre la posture de la petite Soudanaise et celle de l’animal renforçait la dramaturgie de la scène. Bien que par définition hors champ, on imaginait par exemple Kevin Carter campé pour les besoins de la prise de vue dans une position semblable. Certains critiques l’avaient à cet égard traité de “vautour” exploitant les famines, les guerres et les catastrophes dans le seul but de faire un “beau” cliché.
[1-2 : “Faire voir” le réel, c’est le transformer, donc manipuler la réalité]
La recherche du beau semble donc contradictoire avec le vrai par le fait même qu’elle transforme ou manipule le réel. La photographie d’Alice Smeets est à ce titre révélatrice : la scène filmée n’est jamais “neutre” : elle devient un espace projectif permettant de construire et d’orienter le point de vue du lecteur. Le “faire voir” devient un “faire penser” caractéristique d’un dispositif énonciatif de manipulation du point de vue : c’est bien ce qu’a reproché d’ailleurs dans sa lettre Pierre Lespérance, Directeur exécutif Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) à Madame Annamaria LAURINI, Représentante du Fonds des Nations-Unies Pour l’Enfance (Unicef). Un autre exemple, tout aussi révélateur, est celui de la téléréalité : il n’y a paradoxalement rien de plus faux que la téléréalité : même si elle traite de thèmes qui interpellent directement les gens dans leur vie quotidienne, elle est basée sur la “mise en scène” et la spectacularisation de l’événement (voir à ce sujet le support de cours intitulé “Téléréalité, mise en scène et simulacre“). C’est cette logique de mise en scène, à la fois théâtrale, dramatique et proprement conflictuelle qui en fait paradoxalement l’intérêt : le spectateur peut ainsi s’évader de son quotidien et vivre, parfois en direct, une aventure largement fictionnalisée.
[1-3 Le rôle de l’art : métamorphoser le réel]
En ce sens, la recherche du beau éloigne de la réalité. Cet écart référentiel se retrouve encore plus dans l’art. L’art cherche en effet à transformer le réel, à le métamorphoser. Mais c’est surtout son rôle métaphorique, c’est-à-dire de distanciation vis-à-vis du réel, qui a été l’une des conditions de développement du spirituel et du symbolique à travers l’art. Je vous renvoie au support de cours intitulé “Les Métamorphoses de l’image : de Lascaux à Big Brother“. Commentant les chevaux de Lascaux, je notais : “nous avons affaire ici à une véritable métaphore visuelle. La représentation iconique de l’animal esquisse le geste métaphorique : le cheval n’est pas la réalité mais une représentation stylisée, esthétisante de la nature. Soutenus par l’emportement des formes et l’éloquence de la couleur, les chevaux de Lascaux proposent le plus lyrique des dialogues entre la réalité et sa représentation iconique : traits, points, taches composent une véritable œuvre d’art. Les chevaux sont représentés sous une forme métaphorique qui rappelle la finalité première de l’image : sa fonction n’est-elle pas d’abord esthétique? C’est Balzac, qui dans Le Chef-d’œuvre inconnu affirmait : “la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer”. De fait, le cheval ne saurait être assimilé à l’animal qu’il représente : une signification symbolique lui est associée du fait qu’il est une représentation.” C’est d’ailleurs toute la force de l’œuvre d’art que de donner à voir le laid de façon esthétique (trouvez des exemples en exploitant le corpus proposé dans l’entraînement n°3 (“Faire voir esthétiquement la laideur“).
[2 Pourtant on peut affirmer que la recherche du beau n’est pas contradictoire avec le vrai]
[2-1 “Rien n’est beau s’il n’est vrai”]
Exploitez impérativement ce vers archi connu de Boileau : “Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable” Si elle suggère une identification du beau et du vrai, cette affirmation va beaucoup plus loin. Émile Krantz (Essai sur l’esthétique de Descartes, Paris 1882. Slatkin Reprint, 1970) dit que “Les créations de l’imagination, les conceptions de la raison artiste, les combinaisons personnelles, les fictions originales dont vit la poésie ne seraient belles qu’à la condition d’être la représentation exacte du réel, c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’elles sont.” Il ajoute que pourtant “cette théorie […] a un aspect éminemment réaliste. En effet, elle tend à supprimer toute différence entre le beau et le laid […]. Il n’y a donc plus ni beau ni laid ; il n’y a plus que du faux et du vrai. Le vrai peut devenir le beau par la puissance de l’art, mais il n’est pas beau par lui-même ; il n’est que vrai”. Donc pour Boileau, “rien n’est beau, s’il n’est vrai”. La condition de la beauté c’est la vérité”. Le livre de Vollmann à ce titre est un beau livre car c’est un livre “vrai” sur la misère. Même Jérôme Dupuis dans sa chronique littéraire (document 1) rappelle ce souci d’objectivité qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage (cf. aussi ce passage de la présentation de l’éditeur : “Plutôt que d’étudier la pauvreté en tant que “phénomène”, économique ou sociologique, Vollmann […] a donc choisi, avec Pourquoi êtes-vous pauvres ? de méditer sur la diversité des formes que revêt la pauvreté au fil d’une série de “portraits”. Muni d’une seule et unique question, “Pourquoi êtes-vous pauvre ?”, il a recueilli, au prix d’une écoute attentive et respectueuse […]”).
[2-2 Le beau peut davantage sensibiliser]
Si l’image donne à voir, c’est bien pour sensibiliser. De fait, si Alice Smeets avait proposé une image banale, neutre, le public aurait sans doute moins été sollicité par le problème de la misère en Haïti. L’image, quand bien même mettrait-elle en scène la réalité, amène à une prise de conscience. Elle a donc pour finalité une recherche esthétique, mais au service du sens, du fond, de l’idée, de l’action. L’écrivain, l’artiste, le photographe en effet se doivent non seulement d’éclairer le monde qui nous entoure, mais de le mettre en forme par leur art. Ce pouvoir accordé au mot (Vollmann), à l’esthétique (Smeets), fait la valeur de l’art : s’il est l’observateur, le témoin particulier, le porte-parole de notre monde, l’artiste est aussi selon l’expression de l’écrivain Edouard Glissant un “bâtisseur de langage”. Ce n’est pas tant de meubler une page blanche, de l’orner, de l’enrichir par un style particulier qui font la valeur du texte littéraire par exemple mais d’assigner à ce travail une mission d’éducation qui confère à l’art un véritable principe d’action. Lire Pourquoi êtes-vous pauvres ? c’est accepter l’invitation de l’écrivain, c’est assumer le fait d’être dérangé dans ses convictions, ses présupposés, ses croyances. De même la photographie d’Alice Smeets nous invite au débat d’idées, à la prise de conscience. Il ne s’agit pas seulement de “donner à voir” le monde, il importe de le donner à voir selon un certain point de vue.
[2-3 Chercher le beau, c’est se rapprocher du vrai]
Par définition, “faire voir” débouche conséquemment sur une prise de conscience. Faire voir, c’est éveiller. De l’expérience de la lecture, du spectacle d’un film, du visionnage d’un reportage peut naître l’engagement : la photographie de Robert Capa “Mort d’un républicain espagnol” est tout à fait révélatrice. Pris en 1936, ce cliché est devenu emblématique de la Guerre d’Espagne : il a donc amené à une prise de conscience sociale et politique. De la même façon, les Surréalistes ont assigné à l’art une mission autant artistique qu’idéologique : faire prendre conscience à l’homme de son rôle dans l’Histoire. Lire le livre de Vollmann, regarder la photographie de Smeets, voire même regarder une émission de téléréalité, c’est vivre avec son époque, c’est penser avec elle. Qui n’a pas en mémoire telle émission de téléréalité dans laquelle nous nous sommes identifiés à la souffrance, aux peines ou aux joies des protagonistes ? Pour le spectateur, si la téléréalité se constitue parfois comme le tableau pathétique et désespéré de la condition humaine, il n’en demeure pas moins qu’elle peut l’amener à réfléchir à son rôle dans le monde. Fût-elle méprisable à certains égards, l’émission “Miss SDF” par exemple, diffusée en Belgique (voir l’entraînement BTS n°2) a suscité un élan de solidarité qu’on ne saurait négliger. “Esthétisation” et “instrumentalisation” de la misère certes, mais qui a permis de sensibiliser le public à un problème majeur. C’est également Dominique Wolton, sociologue spécialisé dans l’analyse de la communication et des médias, qui montrait dans son essai Éloge du grand public (1992) combien, à l’encontre des idées reçues, la télévision constitue l’un des liens sociaux les plus forts en rapprochant les gens, selon une logique consensuelle, qui est à la base du principe démocratique des sociétés modernes.
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