Le thème du détour (Thème BTS jusqu’à la session 2010) impose une réflexion approfondie sur la mutation en cours des systèmes sociaux et des modèles communicationnels, particulièrement en période de crise où les attitudes en face de l’avenir divergent parfois profondément… Cet article n’a d’autre but que d’inviter les étudiant(e)s à réfléchir à l’homme d’aujourd’hui devant son destin : la problématique du détour ne doit-elle pas être envisagée comme un appel à une transformation morale de l’humanité ?
Vers une Sociologie
du Détour…
« La nature parvient à son but
par le plus court chemin- certes,
mais le chemin de l’esprit
est la médiation, le détour. »
Hegel,
Leçons sur l’Histoire de la Philosophie
Georges Balandier fit paraître en 1985 un essai intitulé Le Détour, Pouvoir et modernité (*). Dans cet ouvrage, l’auteur montre en quoi notre modernité introduit une vision instrumentale du monde : selon lui, tout tendrait à être évalué en termes de “fonctionnement” et de “rationalité”. La science elle-même, devenue toute puissante depuis la Révolution industrielle, aurait ordonné le monde selon une linéarité induisant des comportements de plus en plus semblables et prévisibles, et conséquemment des besoins de plus en plus identiques.
En ce sens, la modernité comme idéologie, serait un anti-humanisme : en prônant l’égalitarisme avec la montée de l’exigence démocratique, elle aboutirait paradoxalement, d’une part à la massification et au conformisme de masse entrevu par Nietzsche, et d’autre part au repli sur la sphère privée, caractéristique de l’individualisme moderne. La crise que nous traversons invite à ce titre à une intéressante réflexion sur les contradictions et les carences de notre modernité, et donc du principe évolutionniste : sommes-nous allés trop loin ? Nous sommes-nous trompés de route parce que nous la cherchions en aveugles ? Le détour ne s’impose-t-il pas comme une évidence morale ? Est-il encore temps d’inventer un nouveau “Contrat social” ?
Les métamorphoses de la démocratie
La citation d’Hegel, que j’ai placée en tête de cet article est à ce titre essentielle. Selon le philosophe en effet, “le chemin de l’esprit”, c’est-à-dire la conscience que l’homme a de sa liberté, passe par “la médiation, le détour”, autrement dit la reconstruction d’un “sens de l’histoire” selon une démarche critique qui affirme le principe moral de l’engagement et de la liberté politique. Or toute la difficulté de notre modernité, tient au fait que nous voulons vivre dans un monde “sans histoire” au propre comme au figuré !
Car c’est bien l’idée même de démocratie qui fait aujourd’hui problème. Paul Valéry ne croyait pas si bien dire en affirmant que “Toute politique se fonde sur l’indifférence de la plupart des intéressés”. De fait, les nouveaux modèles communicationnels apparus dans les années 1980 avec le développement des technologies numériques ont considérablement réduit le champ social à sa dimension émotionnelle, affective ou technique.
Abraham Moles, dans sa Théorie structurale de la communication (**) affirmait dès 1986 : “La société est remplacée par un “système social”, car le terme même de “société” impliquait un contrat social entre l’Individu et les Autres, avec un échange réciproque d’obligations, contrat non signé mais contrat de fait ; celui-ci disparaît du champ de conscience des membres. Il est remplacé par la perception du système, un système que l’on doit considérer comme cadre matériel de l’existence de l’individu, il obéit aux lois que la cybernétique et la théorie des réseaux nous proposent, mais son élément fondamental est la relation avec l’environnement, un environnement constitué bien plus par des organismes et des institutions, des appareillages de communication et des structures, que par des individus humains au sens traditionnel”.
Cet éclatement du champ social souligné par A. Moles suggère bien évidemment l’idée d’une “démocratie occulte” comme nouvelle théorie du modèle social. Il s’ensuit qu’un réflexe d’autoconservation pousse les populations à valoriser de plus en plus tout système qui diminue leurs tensions internes et implique une certaine stabilité dans les opinions et les comportements : d’où une allergie d’engagement global, particulièrement chez les jeunes, qui prend son sens relativement à l’incertitude de l’avenir, et investit préférentiellement une socialité en réseau définie par la marginalité.
D’ailleurs, l’intégration sociale de nos jours n’est plus institutionnelle comme par le passé, elle devient de plus en plus fonctionnelle, technique. Le principe constitutif des sociétés postindustrielles réside ainsi dans la montée en puissance d’une démocratie occulte où la notion de “société”, au sens humain, politique ou social est remplacée par une vision systémique du monde.
Le détour comme nouveau “contrat social”…
La société de “l’opulence communicationnelle” (A. Moles) dans laquelle nous sommes entrés est donc construite sur la base d’une théorie systémique. Il lui manque d’être humaine ; c’est bien là que réside le problème : la modernité évoluera sans doute vers un espace technicien assez contraignant pour les populations dans la mesure où le cadre institutionnel que nous connaissions tend de plus en plus à disparaître au profit d’un cadre économico-sécuritaire : fusion entre technique et domination, entre rationalité et oppression.
Or, dans toute société globale où les gouvernements n’expriment pas ou ne représentent pas la communauté morale des citoyens mais où manque, au contraire, un véritable consensus moral, la nature de l’obligation politique devient systématiquement indistincte. La faiblesse d’un tel système réside en effet dans sa contradiction interne : la société de la communication est en fait une société muette : elle décrit une histoire dans laquelle manque le problème historique ; c’est à une dévitalisation du social que nous sommes confrontés (***).
Le détour s’impose donc comme nécessité. Sur le plan épistémologique, il oblige à une mise en question de notre modernité et de nos modèles civilisationnels. En exploitant son expérience d’anthropologue, Georges Balandier faisait très justement remarquer que “le vrai détour est celui qui affecte la démarche anthropologique, seul apport à l’intelligibilité des ensembles sociaux et culturels “autres”, longtemps ignorés ou méconnus”.
Cela revient à dire qu’il faut envisager le détour par les autres : se détourner de ses ethnocentrismes est parfois la meilleure façon de se chercher soi-même ; pour se trouver, il faut passer par l’autre. Tout l’art du détour, dans des sociétés dominées par la logique de l’information et de la communication, réside ainsi dans la capacité de l’homme à repenser la problématique sociale. En ce vingt-et-unième siècle, il est nécessaire de rappeler combien une société, qui ne résulterait que de la théorie des systèmes et totalement indifférente à l’humain, ne peut humainement survivre, du fait même de sa limitation intrinsèque.
Avant de conclure, je citerai les dernières lignes du très bel essai de Balandier (Fenêtres sur un nouvel âge), qui ont valeur d’avertissement sur la mutation en cours de notre modèle social et des enjeux qu’elle implique : “La modernité est une aventure, une avancée vers des espaces sociaux et culturels pour une large part inconnus, une progression dans un temps de ruptures, de tensions et de mutations. […] Le détour anthropologique met une expérience et une connaissance au service de cet apprentissage. Il peut contribuer à l’orientation du parcours, de ce voyage qui a une fonction initiatique, car il contraint à se transformer à mesure que s’effectue la découverte des lieux de la grande transformation” (****).
Conclusion
Comme on le voit, réfléchir au détour, c’est s’ouvrir à l’horizon, au monde et au sens même de l’Histoire. Dans ce monde ouvert à la grande aventure de la modernité, le détour n’est ni une dérive ni un retour en arrière. Paradoxalement, la force d’une sociologie du détour est de refuser, pour mieux pouvoir affirmer. Face à l’aspiration d’ordonner le sens de l’Histoire selon un point fixe, le concept de détour oblige à multiplier les points de vue, à ouvrir davantage de possibles, à détourner les sens constitués… Dans un monde multipolaire où “tout va en tous sens”, la force même d’une réflexion sur le détour est justement de s’approprier la recherche d’un sens…
© Bruno Rigolt, mars 2009
Lycée en Forêt (Montargis, France)
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NOTES
(*) Georges Balandier, Le Détour, pouvoir et modernité (Fayard, Paris 1985)
(**) Abraham Moles, Théorie structurale de la communication et société (Masson, Paris 1986)
(***) certains points de cette analyse sont librement adaptés de l’article “Désarmement et morale” que j’ai rédigé en 1990 pour la revue Stratégique (n°48);
(****) Georges Balandier, Fenêtres sur un nouvel âge, 2006-2007 (Fayard, paris 2008)
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