En regardant certains forums de discussion (forums d’étudiants mais également d’enseignants…), j’ai été surpris (c’est un euphémisme) par l’incompréhension, le peu d’intérêt, ou à l’inverse les passions, parfois haineuses qu’a suscités une thématique pourtant aussi exceptionnellement riche que le détour. Dans un monde comme le nôtre, dont on s’accorde à dire qu’il traverse une crise de civilisation majeure, réfléchir au détour revient pourtant à questionner les fondements structurels ainsi que les enjeux de nos modèles sociétaux.
Je propose à mes étudiantes de BTS PME2, de réfléchir dans cet entraînement à la polysémie du mot “détour”. À partir des remarques, souvent judicieuses, que vous avez formulées en cours, essayons de mieux percevoir ici les multiples réseaux de significations ainsi que les variations de sens qui s’organisent autour de ce thème du détour…
Le détour : Thème et variations.
Un trajet qui n’est pas direct…
Le sens le plus habituel du mot “détour” fait référence à un trajet qui n’est pas direct. La première image qui vient à l’esprit est celle des méandres, des détours d’une rivière ou d’un cours d’eau. Regardez ce passage du célèbre et magnifique roman de Balzac Le Lys dans la vallée : “Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé.” On est surpris par la symbolique du lieu : la description si “sensuelle” de la vallée de l’Indre emprunte tout un ensemble de valeurs à l’emblématique du détour : les multiples boucles et méandres, galbes, arrondis suggèrent l’éternel féminin, le d
ésir et la tentation (le titre à lui seul est déjà évocateur!).
Comme on le voit, le détour s’appuie sur le refus de la rectitude, de la ligne droite, il introduit une rupture dans l’ordre spatial ou temporel. Il n’est guère étonnant que les définitions des dictionnaires lui associent les mots de “tournant”, de “courbe”, de “virage” ou de “sinuosité”. Je vous conseille de réfléchir au rapport qu’on pourrait établir entre le danger, la vitesse sur route, et le virage : virages en lacet, en épingle à cheveux, etc. Supprimer le détour en un sens, c’est supprimer le danger, mais c’est aussi supprimer la liberté : il n’y a pas de détours sur les autoroutes, il n’y a que du rectiligne. Pas de lieu, plutôt un “non-lieu”…
Par association d’idées, comment ne pas évoquer ici le “labyrinthe”, le “dédale”, le “tortueux”, c’est-à-dire toute une symbolique de la sinuosité qu’il serait intéressant d’approfondir. De fait, évoquer les “dédales” d’une vieille ville, c’est suggérer l’idée qu’on pourrait se perdre en s’écartant du centre. Il y a donc dans le détour l’idée de franchissement d’une frontière invisible que l’inconscient collectif investit de significations issues des fonds légendaires de l’Occident : se détourner, n’est-ce pas prendre le risque de se perdre ? Comme dans les contes de l’enfance, nous nous détournons de la voie tracée pour réinscrire l’aventure dans l’ordre de la nécessité, la légende dans l’ordre du référentiel, le merveilleux dans l’ordre du déterminé.
Tours et détours : s’écarter de la voie…
Je voudrais précisément en venir ici au deuxième sens du détour : “faire un détour”, c’est justement s’écarter de la voie directe. Le mot connote l’idée de dérivation (dériver un fleuve) ou de détournement (détournement d’itinéraire par exemple, déviation sur une route). Que l’on songe également à l’expression “être dérouté par quelque chose”… Nous pourrions évoquer à partir de l’image d’un bateau “allant à la dérive”, ces autres détours que sont l’altérité, la notion de marginalité, le refus d’intégration, de normalisation. Le très beau poème de Rimbaud, “Le Bateau ivre” est à ce titre une superbe allégorie de la révolte et des dérives adolescentes :
“Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
[…]
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer…”
Ce “bateau ivre” (c’est évidemment Rimbaud) ne parvient à exister qu’en se “détournant” des contraintes sociales, des modèles normatifs (les “fleuves impassibles”, les “haleurs”) afin de vivre pleinement une expérience existentielle de transgression et de déviance (“Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais”). Le détour, métaphorisé par le bateau balloté à la dérive jusqu’à faire naufrage, est ainsi vécu comme un affranchissement des règles et des contraintes, un refus de “se mettre dans le rang”, une “ivresse” de la liberté, fût-ce au prix de l’insouciance et du danger. En ce sens, réfléchir au détour, c’est réfléchir à la norme et aux valeurs. Dans le complément de cours intitulé “Romantisme et détour“, vous avez pu voir combien ce mouvement culturel, en rejetant le modèle sociétal imposé par la révolution industrielle, avait créé un état de tension et un écart proprement transgressifs.
La langue commune est également intéressante : prenez l’expression “s’écarter du droit chemin”, elle suggère très bien le fait de s’écarter du bien, de s’égarer du “bon sens”. Les notions de perversion, de corruption, de folie, de transgression mériteraient ici d’être considérées. Dans un sens négatif, se détourner, c’est donc se tromper, se fourvoyer… Mais qui a raison? Où est la vérité? Se pose alors le problème de la légitimité des modèles de référence, et des normes collectives… Le concept de détour implique ainsi plusieurs champs de recherche entre la littérature, l’histoire, le droit, l’anthropologie, la psychologie… Je consacrerai d’ailleurs une étude à la “Sociologie du détour” (mise en ligne le 2 mars, 21:00).
“Tourner autour du pot”…
En parcourant quelques corpus sur le détour, j’ai été un peu étonné de constater combien nombre de problématiques étaient écartées, appauvrissant parfois considérablement le thème. Pourtant, on ne saurait ici négliger le dernier sens du mot, évoquant les moyens indirects de faire, ou de dire quelque chose. Dans le cours que j’ai consacré aux rapports entre détour et stratégie militaire chez Sun Tzu, on peut voir par exemple combien le détour est proche de la tactique ou des manœuvres de stratégie indirecte. On pourrait réfléchir à partir de plusieurs mots clés : biais, ruse, subterfuge, diversion, esquive, etc. Que l’on songe aussi au calcul, au plan, à l’intrigue, à la manigance ; et plus généralement à tout ce qui évoque la simulation, la feinte, le semblant, l’apparence, l’illusion, le simulacre… Si l’on jouait sur les mots et les thèmes du BTS, nous pourrions dire que le détour “fait voir” différemment la réalité.
“Fait voir” et “fait entendre”! Ne négligez pas le rapport d’analogie entre le détour et le langage : digressions, périphrases, faux raisonnements, sophismes, etc. Que l’on pense aussi à ces expressions familières : “tourner autour du pot”, “parle-moi franchement”, “en toute sincérité”, “à vrai dire”… Par extension, le détour connote aussi ce qui est sous-entendu, voire confus, embrouillé, inextricable. Dans le même axe, on a tendance à définir l’adjectif “droit” comme ce qui est opposé au cœur, c’est-à-dire aux sentiments, à l’émotion, au subjectif, au passionnel. En ce sens, le détour serait ce qui n’est pas “droit”, rationnel, et conséquemment ce qui est “du côté du cœur”, du marivaudage, du lyrisme, des sentiments, de la poésie. Il n’est guère étonnant qu’en voyage ou en excursion, nous préférions nous perdre dans les petites ruelles sinueuses et typiques d’un vieux quartier que de marcher parmi les rectitudes froides des villes nouvelles, où tout détour est impossible. Un monde sans détour ne serait-il pas un monde sans rencontre? En ce sens le monde moderne, écrasé souvent par les avancées technologiques et le pragmatisme architectural, interdirait précisément… le détour (*).
© Bruno Rigolt, février 2009 (Lycée en Forêt, Montargis, France).
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