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Les Métamorphoses de l’image : de Lascaux à Big Brother
Résumé de l’article : Des origines jusqu’à nos jours, les civilisations ont multiplié les moyens de donner à voir par l’image : aux formes d’expression traditionnelle comme l’art, les médias nouveaux entraînés par les progrès techniques (télévision, cinéma, Internet) mettent en évidence la nécessité d’une réflexion éthique et d’un questionnement épistémologique quant aux finalités de l’image.
Le cheval de Lascaux…
L’image est apparue bien avant l’écriture. À l’origine, elle avait une fonction essentiellement symbolique : religieuse ou sacrée. Mais c’est surtout son rôle métaphorique, c’est-à-dire de distanciation vis-à-vis du réel, qui a été l’une des conditions de développement du spirituel et du symbolique. Dès la Préhistoire par exemple, la représentation stylisée de la nature à travers le règne animal fournira les premie
rs motifs par lesquels commence l’histoire de l’art. Regardez ces chevaux de la Grotte de Lascaux : nous avons affaire ici à une véritable métaphore visuelle. La représentation iconique de l’animal esquisse le geste métaphorique : le cheval n’est pas la réalité mais une représentation stylisée, esthétisante de la nature. Soutenus par l’emportement des formes et l’éloquence de la couleur, les chevaux de Lascaux proposent le plus lyrique des dialogues entre la réalité et sa représentation iconique : traits, points, taches composent une véritable œuvre d’art. Les chevaux sont représentés sous une forme métaphorique qui rappelle la finalité première de l’image : sa fonction n’est-elle pas d’abord esthétique? C’est Balzac, qui dans Le Chef-d’œuvre inconnu affirmait : “la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer”. De fait, le cheval ne saurait être assimilé à l’animal qu’il représente : une signification symbolique lui est associée du fait qu’il est une représentation.
On voit ainsi comment, à partir des peintures rupestres de Lascaux, nous pouvons réfléchir au rôle de l’image dans l’art. À cet égard, vous connaissez sans doute la toile célèbre du peintre Magritte, « La Trahison des images », exposée au County Museum of Art de Los Angeles. Le tableau est en effet révélateur du profond bouleversement introduit par l’art du vingtième siècle. Peint en 1929, il repose sur une véritable mystification : il représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : « Ceci n’est pas une pipe ». L’intention la plus évidente de Magritte est de montrer que, même peint de la manière la plus réaliste qui soit, un tableau qui représente une pipe n’est pas une pipe. Il n’en est que l’image, la représentation. Au-delà de l’humour évident, ce discours sur le rapport arbitraire du signifiant visuel au signifié s’inscrit évidemment dans le vaste mouvement critique et subversif de détournement des codes sociaux, qui a permis à l’art moderne de devenir un véritable ferment d’idées.
La fonction esthétique de l’image
Le thème “Faire voir” du BTS amène beaucoup à réfléchir à l’idée de manipulation par l’image. Reconnaissons que l’art, s’il est une manipulation de la réalité, est une manipulation positive, féconde, stimulante intellectuellement. Observez ce portrait de Picasso par le peintre espagnol Juan Gris : ce maître du Cubisme, en détachant son portrait de la tradition de l’imitation, vient assigner une valeur symbolique à l’image : d’une part, le refus de la reproduction de la forme naturelle, et d’autre part la création d’un monde de formes loin des schémas connus et répétés de la “narration-représentation” émancipent le signe iconique : le visage semble métamorphosé par l’art, et l’espace conséquemment modifié. Ce renversement de la relation entre l’objet et la réalité sera d’ailleurs l’une des constantes de l’art du vingtième siècle, à commencer par le Cubisme. Le tableau de Picasso intitulé “Le Fauteuil rouge” est une parfaite illustration des remarques précédentes. En introduisant dans sa peinture des distorsions, des schématisations géométriques, des morcellements, le peintre provoque une remise en question des norm
es de beauté déjà instituées en Europe, et produit un renversement des goûts et des pensées. Dégagé de son contexte référentiel, le visage semble reprendre forme. Il faut ici faire remarquer combien, au-delà de la peinture de Picasso et du Cubisme, c’est tout l’art moderne qui a révolutionné notre rapport à la réalité. L’image devenant ainsi un instrument d’exploration et progressivement, de transgression sociale.
Image, contreculture et désublimation
Il n’est pas étonnant dès lors que la Contreculture et le Pop’Art se soient tant intéressés à partir des années Soixante à cette fonction contestataire du signe iconique. Mais en désacralisant l’image, et en la libérant du culte de la tradition, ces artistes en ont du même coup perdu le sens symbolique. Roy Lichtenstein ou Andy Warhol n’ont-ils pas en fait vidé l’image de son contenu sémantique? Dans la Société du spectacle (1967), Guy Debord, reprenant la critique marxienne du fétichisme de la marchandise, s’en prend au culte de l’objet de consommation à partir des Trente Glorieuses. Dans cette perspective, on pourrait dire que la société de consommation, en se réfèrant à un mode de reproduction basé sur la fabrication incessante d’objets et d’images selon une logique de standardisation et de vulgarisation, a désublimé la valeur intrinsèque de l’art, sous couvert d’une démocratisation de la culture. Regardez cette boîte de conserve Campbell’s Soup de Warhol ou le portrait de Marilyn Monroe reproduit “à l’identique” à des milliers d’exemplaires grâce au procédé de la sérigraphie : provocation? Transgression? Ce qui est sûr, c’est que cette approche volontairement non-picturale ouvre la voie à un processus de désublimation de l’image et de marchandisation de la culture. Conçues à l’origine pour dénoncer notre société de consommation, les sérigraphies de Warhol en deviennent malgré elles le signe d’appartenance : cette mise en abîme de la société de consommation par elle-même altère donc le fonctionnement symbolique de l’art et met en lumière la façon dont l’image peut nous manipuler implicitement.
L’effet anesthésiant des images
Non seulement, la circulation d’images ne cesse de s’accélérer mais elle a entraîné un phénomène de saturation et de banalisation : on pourrait parler d’un effet anesthésiant des images. Alors qu’avant, seul l’exceptionnel pouvait prétendre à être figuré, de nos jours n’importe quoi peut être saisi, y compris le banal ou l’intime, selon une logique individualiste et narcissique. La question qu’on peut se poser est donc celle-ci : dominée de plus en plus par la banalisation de l’image et le consumérisme, notre société semble avoir perdu sa relation au sens. On pourrait évoquer ici l’historien d’art René Huyghes qui dès 1955 dans son essai Dialogue avec le visible affirmait : “Notre vie s’organise autour de sensations élémentaires, sonnerie, feu rouge, ou vert, barre sur un disque coloré, etc., qui, par un incroyable dressage, commandent des actes appropriés. […] L’exposé de la pensée, parallèlement, perd ses caractères discursifs pour produire des effets plus soudains, plus proches de la sensation; il vise davantage au concentré pour parvenir à cette forme moderne, le slogan, où la notion incluse, à force de se ramasser, en arrive à imiter l’effet d’un choc sensoriel et son automatisme. La phrase glisse au heurt visuel. Stéréotypée, elle ne demande plus à être comprise, mais seulement reconnue.” Faut-il dès lors s’étonner que dans une publicité récente, un opérateur de téléphonie se serve implicitement de l’œuvre de Van Gogh pour vendre un forfait « tout compris »? Ou que l’artiste américain Jeff Koons suspende dans le salon de Mars du chateau de Versailles un homard géant, sous prétexte de faire de l’art? La modernité a largement dévalorisé le contenu sémantique de l’image : notre société actuelle en est saturée! De contre-culture dans les années 70, l’image est devenue culture de masse ; de représentation de l’objet, elle est devenue objet de consommation : elle s’est confondue avec ce qu’elle représente, c’est-à-dire le réel.
“Vu à la Télé”
Il faut ici s’intéresser à la télévision, en tant que phénomène de société. Vous avez toutes et tous remarqué sur les vitrines de certains magasins l’affiche “Vu à la télé”, comme si l’image télévisuelle authentifiait le produit! La télévision constitue en effet un très bon exemple de cette marchandisation de la culture que j’évoquais à l’instant. C’est Bruno Frappat (Le Monde du 12 août 1992) qui remarquait très justement: “Le siège des émotions n’est plus le cerveau mais le téléviseur. Il est là pour nous alimenter en émotions positives ou négatives : rires, larmes, colère, tout y naît. La conséquence en est qu’à terme nous ne vivons plus directement dans le réel, mais par images interposées”. La télévision a ainsi dévalorisé l’image au point d’en faire une banale marchandise soumise au “marché”, au profit et à la logique de l’audimat. Conséquence : des images de plus en plus spectaculaires afin de séduire le grand public. On vendra de “l’extraordinaire”, du “jamais vu”, de la “catastrophe”. Le romancier Georges Pérec faisait remarquer avec humour dans l’Infra-Ordinaire (1984) : “Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire […]. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes” ! Plus fondamentalement, cette spectacularisation de l’information liée à l’image tend à décrédibiliser l’information, au point de n’en faire qu’un spectacle. C’est cette emprise du support sur le signifié que résume la formule célèbre du sociologue canadien Marshall McLuhan (1911-1980) : “Le medium est le message” : vidée de son sens, l’image télévisuelle est subie par le téléspectateur : la culture devient consommation, la découverte voyeurisme ! Il n’est donc pas étonnant que le “village global” de Mc Luhan soit devenu un immense champ de “politique spectacle”, loin des normes esthétiques traditionnelles ou des conventions de la morale. Que dire de ces émissions de télé-réalité,
où l’on vend les participants comme des produits !
Image, “information-spectacle” et désinformation
Dans un essai très stimulant intitulé Sur la télévision (1996), le sociologue Pierre Bourdieu montre que par son pouvoir de déformation du champ informationnel, la télévision, au lieu de produire de la différence, va tout homogénéiser selon une logique démagogique de “marché” et de normalisation sociale : on ne montrera que ce qui « passe bien ». De là, les mêmes images, les mêmes reportages… Redondante, l’information devient surinformation régie par une logique de reproduction et d’uniformisation : “ils en ont parlé, il faut qu’on en parle aussi”. Mais cette pléthore d’images souligne en fait une rhétorique du simulacre : à travers elle s’impose la recherche de ce qui fait vendre, à commencer par “l’hyper-émotion”, “l’information-spectacle”. On pourrait évoquer aussi le phénomène de la “politique spectacle”… Apparue à partir des années 1990, cette expression désigne la médiatisation d’événements mettant en avant la personnalité et la vie privée des responsables politiques, transformés en véritables stars. Précisément, l’ethnologue et sociologue français Georges Balandier a publié en 2006 un essai passionnant intitulé Le Pouvoir sur scènes. L’auteur analyse le pouvoir politique selon une logique de “mise en scène”. Cette mise en scène du pouvoir politique est un véritable “faire voir”. Comme le disait Grégory Derville (Le Pouvoir des médias, mythes et réalités, 2005) : “Faire de la politique, et en particulier gouverner, ce n’est pas seulement “faire”, mais c’est aussi “faire savoir”. D’où l’intérêt d’analyser le pouvoir politique comme un “rituel social” de théâtralisation : la médiatisation de la politique dans les démocraties contemporaines obéirait ainsi à une mise en scène du pouvoir. Roger-Gérard Schwartzenberg dans son livre l’Etat spectacle dénonce ce statut nouveau de l’homme politique, devenu vedette du fait des médias.
La “démocratie occulte” à l’heure de la postmodernité
Comme vous le voyez, toute réflexion sur l’image est indissociable d’une réflexion épistémologique sur le pouvoir : l’idée d’un possible contrôle de l’information, et donc la manière dont les médias pourraient être utilisés ou récupérés par les pouvoirs politiques est en effet un enjeu majeur pour nos démocraties. De par son aspect réifiant, l’image n’a pas besoin d’être prouvée : on la subit, on la croit d’autant plus facilement qu’elle impose son évidence. C’est ce qui explique d’ailleurs la propension des totalitarismes à en abuser largement dans un but d’agitation ou de propagande. Comme on le pressent, les changements techniques et fonctionnels qui accompagnent l’image et les nouvelles technologies numériques doivent aussi nous interpeller sur le plan éthique. Le “village global” de Mc Luhan semble bien préfigurer ce qu’on a appelé la “démocratie occulte”, véritable Léviathan de la société post-industrielle. Le contrôle des medias par des leaders d’opinion ou des groupes de pression pose en effet la question de la manipulation des masses : “Big Brother” n’est pas seulement un roman d’anticipation ! L’œuvre magistrale qu’Orwell écrivit en 1948 nous impose une réflexion éthique et morale sur une possible défaite de la pensée : avec les avancées technologiques des médias, faut-il craindre dès lors la surabondance des images, et conséquemment la manipulation du réel qu’elle entraîne? Comme le remarquait justement Dominique Wolton (Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux média), “La technique est moins importante que les hommes ou que la société, l’important, c’est le projet humain qui est derrière”. Le mythe d’une société mondialisée de l’hypercommunication est donc une sorte de roman d’anticipation dont nous commençons à peine à tourner les pages : faire voir, mais quoi ? Par quels moyens ? Dans quel but ? Autant de questions qui rivalisent avec les affirmations du progrès et que devront se poser nos démocraties à l’aube du troisième millénaire…
© Bruno Rigolt, janvier 2009 (Lycée en Forêt, Montargis)

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Bibliographie- René Huyghes, Dialogue avec le visible (1955)
- Guy Debord, La Société du spectacle (1967)
- Georges Pérec, L’Infra-Ordinaire (1984)
- Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996)
- Grégory Derville, Le Pouvoir des médias, mythes et réalités (2005)
- Georges Balandier, Le Pouvoir sur scènes (2006)
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