- Oral EAF. Objet d’étude : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
- Parcours « Émancipations créatrices »
- Lectures complémentaires. Approfondissements pour l’entretien au Bac :
« Le bateau ivre » de Rimbaud et la « Lettre du voyant » : une poétique de l’insoumission.
par Bruno Rigolt
Plan du cours :
- « Le bateau ivre » : analyse et pistes d’interprétation
- « Lien avec la « Lettre du voyant »
- Pistes de réflexion pour le parcours « émancipations créatrices »
- Annexe 1 : « Le bateau ivre » (texte intégral)
- Annexe 2 : « Le bateau ivre » lu par le comédien Gérard Philipe
- Annexe 3 : la « Lettre du voyant » (extraits)
« Le bateau ivre » :
analyse et pistes d’interprétation

Astuce : lors de l’entretien oral, n’hésitez pas à valoriser votre culture générale : par exemple, exploiter votre culture artistique peut être un atout pour enrichir vos démonstrations. Ainsi, le tableau de Turner intitulé « Tempête de neigne », qu’il a peint en 1842 est intéressant à exploiter : Turner est en effet célèbre pour ses représentations tumultueuses des éléments naturels, notamment les tempêtes en mer. Cette toile par exemple capture la violence et la grandeur de l’océan, tout en évoquant l’atmosphère enivrante du « Bateau ivre » qui affronte des flots déchaînés, tout en se laissant emporter par eux dans une sorte d’ivresse poétique et de « dérèglement de tous les sens », pour reprendre une image célèbre de la « Lettre du voyant »..
« Le bateau ivre » raconte l’histoire d’un bateau qui se détache de toute ancre et part à l’aventure, emporté par les flots. C’est l’un des poèmes les plus célèbres d’Arthur Rimbaud. Écrit à la fin de l’été 1871, ce poème de 100 vers organisés en 25 quatrains représente par ailleurs l’une des œuvres majeures du mouvement symboliste. « Le Bateau Ivre » est écrit à un moment où Rimbaud traverse une crise existentielle et artistique profonde : dès l’adolescence, il manifeste en effet une personnalité rebelle et anticonformiste, ainsi qu’un goût prononcé pour l’aventure. À peine âgé de 16 ans, il est en rébellion contre la société bourgeoise et les valeurs de son époque. Ce poème naît donc dans un contexte de révolte intérieure et extérieure : révolte contre la famille, les conventions sociales, mais aussi contre la poésie traditionnelle (voir plus loin : la « Lettre du voyant »). Rimbaud cherche en effet à renverser les codes littéraires et à exprimer son désir d’affranchissement et d’émancipation, d’où l’aspect transgressif et novateur du poème.
L’allégorie du bateau : un symbole de la révolte et de l’émancipation créatrice
Dès la première strophe, Rimbaud introduit le thème central : l’abandon total du poète à la liberté et à l’inconnu, symbolisés par le bateau qui échappe à tout contrôle :
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
Cette première strophe est une évocation très suggestive de la rupture. Le bateau, métaphore du poète, se libère des « haleurs » : les haleurs, c’est-à-dire ceux ceux qui tiraient les bateaux le long des canaux ou des fleuves, symbolisent les forces traditionnelles qui dirigent et maîtrisent le cours du bateau. Ils symbolisent ici la soumission, la contrainte exercée par la société. Leur disparition marque ainsi une rupture avec l’ordre établi, les contraintes sociales, morales ou littéraires. Symboles de l’ordre et de la tradition, les haleurs sont « pris pour cible » par les Peaux-Rouges et leur violence barbare : « Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,/Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs ». Ce passage illustre la quête d’absolu de Rimbaud : un voyage audacieux où le rejet des conventions et l’abandon à l’inconnu deviennent les conditions nécessaires à la création poétique. Le bateau, vaisseau sans gouvernail, devient ici une allégorie de la révolte adolescente. En perdant le contrôle et en se laissant emporter par les vagues, le bateau symbolise un individu qui cherche à s’affranchir des restrictions sociales, des limites et des conventions.
Le bateau est un moyen de transport, mais il devient également le symbole d’une exploration plus profonde, une métaphore d’une quête intérieure et spirituelle :
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Le bateau est présenté ici comme libéré des contraintes, notamment de la logique utilitaire des « équipages ». Les équipages imposaient une direction, une organisation et une finalité au voyage maritime. Leur absence signifie une rupture avec l’autorité et les structures imposées. Par opposition, le terme « insoucieux » traduit un état d’esprit libre, détaché des responsabilités ou des attentes liées à des fonctions définies. Cela renvoie à l’idée de Rimbaud de s’affranchir des codes traditionnels et de rejeter les cadres imposés par la société. Ainsi, le bateau se souvient d’un passé où il était un simple outil économique, transportant des marchandises (« blés », « cotons »). Ces images évoquent la société marchande : le bateau était alors soumis à une fonction précise : privé de liberté, entièrement au service de l’ordre économique. Sur un plan poétique, cette fonction « domestiquée » du bateau reflète une poésie conventionnelle et utilitaire, confinée dans des cadres rigides et incapable de transcender la banalité (cf. l’image des « fleuves impassibles » dans la première strophe).
L’autonomie et la quête de liberté
« Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. » : dans ce vers, le bateau affirme sa libération totale. Les fleuves, qui jusque-là représentaient un cadre limité et dirigé, deviennent des espaces d’affranchissement et de liberté. Le bateau n’est plus contraint par un chemin tracé : ivre de bonheur, de liberté et d’espoir, il n’écoute plus que son désir d’aventures : ce vers illustre également l’idée que le poète, après s’être libéré des conventions, peut enfin explorer des territoires inédits, inventer de nouveaux langages, de nouvelles formes poétiques comme le suggère la troisième strophe du texte :
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Cette strophe exprime un moment de jubilation et d’exaltation dans l’expérience de dérive et de liberté absolue. Elle met en scène le bateau désormais affranchi des contraintes terrestres, vivant une aventure initiatique où la tempête, loin d’être une menace, devient une alliée qui « sanctifie » ce voyage poétique (« la tempête a béni »). Traditionnellement associée à une force destructrice dans la littérature, la tempête est décrite ici de manière méliorative. En « bénissant » les « éveils maritimes » du bateau, elle devient une force initiatique, presque sacrée, qui accompagne la métamorphose du bateau. Le terme d’ « éveils maritimes » suggère un moment de prise de conscience initiatique et de révélation : au caractère utile du langage brut s’oppose le caractère sacré du poème. La dérive du bateau apparaît dès lors comme une aventure spirituelle. Non seulement une libération mais plus fondamentalement une purification, une « émancipation créatrice » propice à la renaissance et à la connaissance. Le bateau, et par extension le poète, entre dans un nouvel état, marqué par la liberté, l’expérimentation et l’exploration. La tempête symbolise également la violence nécessaire à toute transformation. Elle efface l’ordre ancien (les contraintes des haleurs, l’asservissement à la marchandisation) pour ouvrir un chemin vers l’inconnu.
Cette image illustre la vision rimbaldienne de la poésie comme bouleversement nécessaire, rupture violente pour accéder à un « éveil » vers de nouvelles perceptions et réalités : « Je courus ! Et les Péninsules démarrées/N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants ». Ces vers marquent un moment d’exaltation dans le voyage symbolique du bateau, qui représente à la fois la quête de liberté, l’effervescence créatrice et la révolte adolescente. Le mouvement, la démesure et le triomphe de l’émancipation sont au cœur de ces images percutantes : le verbe « courus », utilisé ici à la première personne, donne une impression de vitesse, d’élan irrésistible. Ce mouvement est spontané, presque impulsif, traduisant une urgence et une exaltation dans la quête d’ailleurs. En attribuant une action humaine au bateau, Rimbaud personnifie le navire, qui devient un alter ego du poète. Cette identification accentue l’idée d’un voyage spirituel ou poétique. Le « je » est également celui du poète en quête d’absolu. Il court vers l’inconnu, porté par une énergie créatrice débordante, refusant tout ancrage ou toute limite.
Les « Péninsules démarrées » accentuent cette image de rupture dans une sorte d’effondrement géographique : les « Péninsules démarrées » évoquent des terres arrachées à leur socle géographique, qui se détacheraient des continents pour être emportées par les flots. Cette métaphore représente une libération totale, un rejet des attaches ou des contraintes imposées par le monde terrestre. Ce bouleversement des structures naturelles peut également être lu comme une critique de l’ordre social, politique ou poétique, source de toutes les aliénations de l’individu. Le poète, comme le bateau, revendique une rupture avec les cadres établis pour accéder à une liberté sans bornes, comme le suggère le terme de « tohu-bohu » : ce terme hébreu, tiré de la Genèse dans l’Ancien Testament, désigne le chaos primordial, l’état informe du monde avant la création. Ici, il évoque une désorganisation totale, un bouleversement d’une intensité prodigieuse. Contrairement à une vision négative du chaos, Rimbaud le dépeint ici omme « triomphant ». Ce tohu-bohu est une force libératrice et féconde, qui permet au bateau (et au poète) de s’affranchir de l’ordre pour atteindre un état supérieur de liberté et de création. L’idée que même les « Péninsules démarrées » n’ont pas connu de tohu-bohu plus triomphants illustre une amplification spectaculaire. Ce dépassement des limites témoigne de l’ivresse ressentie par le bateau dans son expérience de liberté totale. Cette exaltation traduit également l’expérience poétique : en abandonnant les cadres traditionnels, le poète s’aventure dans un chaos de sensations et d’images, mais ce chaos est jubilatoire, porteur d’une créativité triomphante.
Cette légèreté reflète l’état d’esprit du poète, qui s’abandonne totalement aux forces naturelles et créatrices, sans crainte ni regret : « Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots ». Cette comparaison du bateau avec un bouchon flottant sur l’eau traduit une absence totale de contraintes. Cette image souligne une nouvelle insouciance et une communion parfaite avec les flots, comme si le bateau s’abandonnait au mouvement libérateur des éléments. La métaphore de la danse traduit une expérience exaltante et joyeuse : le bateau ne lutte pas contre les vagues, mais épouse leur mouvement, symbolisant une acceptation de la liberté absolue, aussi imprévisible soit-elle. La mer apparaît donc comme un espace de violence et de liberté qu’on peut interpréter comme un rejet du passé et des repères terrestres : « Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! ». Le poète exprime son indifférence à la sécurité matérielle en qualifiant les lumières des ports si réconfortantes pour les marins d’ « œil niais des falots ». Les falots désignent les lanternes de signalisation maritimes qui guident les bateaux. Qualifiés de « niais », ils incarnent une vision étriquée, une sécurité illusoire, et plus largement, les conventions et les limites du monde adulte. Par opposition, le « bateau ivre » exprime une rupture totale avec ce passé de dépendance et de soumission. Loin de regretter les falots, il les méprise, préférant l’aventure incertaine de la mer infinie.
Hokusai, « La Grande Vague de Kanagawa », c. 1830.
Cette célèbre estampe japonaise représente une immense vague prête à engloutir des bateaux. L’énergie dynamique et l’immensité de l’océan illustrent parfaitement l’idée d’une mer puissante et dominante, que le « bateau ivre » traverse.
Le voyage vers l’inconnu ou la quête de l’infini
Dans la suite du poème, le bateau est emporté par des forces qui échappent à son contrôle. Ballotté par les éléments, il dérive comme un adolescent perdu dans ses envies de liberté et son désir d’émancipation. Ce voyage sans destination claire représente la quête d’un idéal : voyage intérieur à la fois chaotique et libérateur. Mais ce refus de toute destination précise peut aussi symboliser la révolte contre la notion même de but ou de finalité imposée par la société adulte : le bateau perd toute maîtrise de lui-même, à l’image de l’adolescent qui, « plus sourd que les cerveaux d’enfants » (v. 10), rejette la raison et les valeurs classiques, laissant place à une expérience de dérive totale. Cette perte de contrôle peut aussi être vue comme une métaphore du désir de détruire les anciennes structures et de se construire une nouvelle identité plus libre et plus authentique qui l’amène à une véritable rencontre avec l’inconnu : tout au long du poème, le bateau traverse une série de paysages fabuleux et de scènes qui semblent préfigurer le surréalisme. Ce voyage mène le narrateur à des visions hallucinées et déroutantes, où les éléments naturels sont déformés, comme si l’environnement était une projection de l’état mental du poète.
Les paysages visionnaires que parcourt le bateau reflétent l’expérience de déréalisation de l’adolescent révolté qui traverse des mers mythologiques, des décors fantastiques et des scènes totalement oniriques :
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
Le monde semble se transformer littéralement, comme si la perception de la réalité s’en trouvait modifiée. Cette rupture avec le réel peut symboliser la quête d’une autre réalité, un monde parallèle dans lequel le poète maudit cherche à échapper à l’ordinaire et à s’élever au-dessus de la réalité. Rimbaud crée ainsi une écriture totalement libérée des contraintes classiques grâce à une poésie de la quête et du déchiffrement, mettant en correspondance le réel et l’inconnu . Les métaphores sont débridées, l’imaginaire s’épanouit sans limite. Les sensations visuelles, sonores et tactiles se mêlent et se confondent dans un vertige sensoriel :
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
Il y a ici une libération du langage et une volonté d’explorer la poésie sous un angle déroutant et transgressif, en brisant les codes traditionnels et en expérimentant la fusion des sensations. De fait, les synesthésies dans « Le bateau ivre » occupent une place essentielle dans la construction de l’imaginaire poétique. Ce procédé stylistique, qui consiste à associer des perceptions relevant de sens différents (vue, ouïe, toucher, odorat, goût), permet à Rimbaud d’exprimer une réalité intensifiée et visionnaire, en accord avec son idéal poétique formulé dans la Lettre du Voyant. Les synesthésies dans « Le bateau ivre » ne se limitent pas à la description du réel ; elles traduisent une expérience poétique où les frontières entre les sens s’effacent, ouvrant sur une perception élargie et visionnaire :
« J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur » (v. 85-86)
Plus le voyage avance, et plus les images deviennent surprenantes, voire incohérentes : fusionnant plusieurs sensations et dépassant les limites de la perception ordinaire pour ouvrir un champ visionnaire. En fusionnant les sens, Rimbaud fait éclater les frontières entre l’homme et la nature, entre le tangible et l’intangible, pour proposer une expérience unique, à la fois exaltante et bouleversante. Par son utilisation du langage et des images, Rimbaud crée un poème qui est tout sauf conformiste : la recherche de la beauté passe ainsi par la rupture, l’excès, l’insoumission :
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Le poème, par son intensité sensorielle et son langage débridé, incarne parfaitement l’affranchissement des traditions : l’utilisation d’images presque surréalistes et de métaphores surprenantes marque une volonté de renverser les conventions poétiques et de mettre en avant une liberté d’expression totale. Beaucoup d’œuvres surréalistes se sont d’ailleurs inspiré de l’esprit visionnaire et révolutionnaire de Rimbaud : bien qu’il précède ce mouvement, son écriture a profondément influencé les surréalistes qui ont cherché à explorer les méandres de l’inconscient et l’étrangeté du monde dans des paysages où se mêlent abstraction et figuration.
La désillusion et l’échec de la quête
La fin du poème traduit une forme de désenchantement : après avoir vécu des expériences extrêmes et eu des visions extraordinaires, le bateau se retrouve comme usé, vidé : « Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes./Toute lune est atroce et tout soleil amer ». Il aspire à une forme de repos ou de retour à une simplicité perdue. Faut-il y voir l’échec partiel de la quête de l’absolu ? La liberté totale entraîne une forme d’épuisement et de solitude.
Après l’immensité des flots océaniques et la liberté des espaces infinis, le poète évoque une « eau d’Europe », cadre beaucoup plus restreint et contingent. Cette évocation marque une rupture avec la grandeur et l’exaltation qui caractérisaient les strophes précédentes. Ce désir d’une « eau d’Europe » peut être interprété comme un aveu de fatigue ou de lassitude face à l’infini. L’expérience du voyage initiatique, si exaltante au départ, finit par confronter le poète à la réalité plus déceptive et plus sombre de la « flache noire et froide » : la « flache » dans le dialecte des Ardennes et du nord de la France évoque une simple flaque d’eau, une petite mare, par opposition à l’immensité des océans. Ce choix souligne un retour à une expérience terre-à-terre, loin des horizons grandioses. De même, les adjectifs « noire et froide » confèrent une atmosphère lugubre et désenchantée à la scène. L’eau ici, n’a plus rien de vivifiant ni de lumineux : elle est obscure, sombre, et désolante, symbole d’une désillusion ou d’une mélancolie profondes.
« Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche/Un bateau frêle comme un papillon de mai »…
(Illustration : © BR, janvier 2025)
Du « bateau ivre » au « bateau frêle »…
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
La fin du texte est profondément mélancolique : cet « enfant accroupi, plein de tristesse », est une image autobiographique qui renvoie au jeune Rimbaud lui-même, rêveur et solitaire, en quête d’évasion dans un monde étriqué qui le limite. La mention explicite de la « tristesse » contraste fortement avec les moments de jubilation vécus dans les strophes précédentes. Elle marque une impression d’échec et d’incomplétude, comme si le rêve d’ivresse échouait à se matérialiser dans le monde réel : l’émerveillement de l’ailleurs fait place à une mélancolie douloureuse qui pourrait aussi être interprétée comme une réflexion sur les limites de l’art lui-même et de sa capacité à atteindre une vérité pure et totale.
Toute cette scène suggère également une forme de regret ou de nostalgie : après avoir exploré les horizons les plus lointains, le poète revient à un souvenir d’enfance empreint de désillusion. Le « bateau frêle » et le « papillon de mai » expriment ici la fragilité des rêves. Le « bateau frêle » contraste avec le « bateau ivre », audacieux et triomphant des premières strophes. Il représente une fragilité, voire même une impuissance face aux rêves d’évasion. De même, la comparaison avec un « papillon de mai » accentue la fragilité et le caractère quelque peu illusoire du rêve. Le papillon est une créature délicate, symbole de beauté passagère, mais aussi de vulnérabilité face aux éléments.
L’enfant qui lâche ce bateau dans la « flache noire et froide », c’est bien sûr Rimbaud lui-même, qui accomplit un geste empreint de simplicité et de tristesse. Ce bateau miniature pourrait connoter les rêves de voyage et d’évasion du jeune poète, ici rétrécis à un cadre insignifiant, éphémère et désenchanté. Ces derniers vers expriment un moment de recul et de mélancolie : après les exaltations maritimes, le retour à une scène d’enfance intimiste symbolise un profond désenchantement, mais aussi une méditation douloureuse sur la fragilité des rêves. Cette « eau d’Europe » marque ainsi un contraste saisissant avec les horizons infinis explorés plus tôt, et rappelle que cette poétique de l’insoumission qui est à la base de l’œuvre de Rimbaud a un prix : celui de la perte d’innocence dans un contexte de crise de l’écriture elle-même.
© Bruno Rigolt, janvier 2025.

Lien entre la « Lettre du Voyant »
et « Le Bateau Ivre » de Rimbaud
Écrite en 1871 par Arthur Rimbaud à l’âge de 16 ans, la « Lettre du Voyant » est un texte fondateur dans lequel Rimbaud prône la rupture avec les conventions établies et expose sa vision novatrice de la poésie et du rôle du poète. Ce texte s’articule autour de l’idée que le poète doit devenir un « voyant » grâce à un « dérèglement de tous les sens ». Rimbaud y évoque une quête de l’absolu, une exploration de territoires inconnus à travers la poésie :
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »
Cette poétique de l’insoumission s’incarne pleinement dans son poème « Le bateau ivre », écrit peu de temps après. Les deux œuvres se nourrissent mutuellement et sont profondément liées.
Le poète voyant : une quête d’absolu
Dans la « Lettre du Voyant » Rimbaud affirme que le poète doit « se faire voyant », c’est-à-dire percevoir des vérités et des réalités qui échappent à l’homme ordinaire. Ce culte d’un renouveau métaphysique et mystique, amplifié par le refus de la vie quotidienne dans son conformisme banal, passe par un « dérèglement de tous les sens », c’est-à-dire une rupture avec les conventions et une immersion totale dans l’inconnu. Le poète-voyant n’est pas un simple artisan des mots, mais un être capable de capter l’invisible et de transmettre des visions nouvelles. Rimbaud écrit à ce titre : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens […]. Car il arrive à l’inconnu ! ». Dans « Le bateau ivre », cette émancipation est symbolisée par le bateau qui se libère de ses haleurs (l’autorité, la tradition) et navigue librement : le bateau représente ainsi symboliquement le poète en quête d’absolu : abandonné à lui-même et aux forces naturelles, il devient un symbole de la liberté créatrice.
Tout comme le « poète voyant », le bateau s’éloigne des voies tracées (les règles, les conventions), partant à la découverte de territoires inexplorés, qu’ils soient géographiques, spirituels ou poétiques, comme le suggère ce vers célèbre : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! ».
Le bateau, dans son voyage hallucinatoire, accède à des visions qui dépassent l’entendement humain, illustrant l’idée que la poésie doit explorer l’inconnu et briser les limites du langage et de la perception. Dans la « Lettre du Voyant », Rimbaud rejette violemment la poésie classique et les normes bourgeoises : l’auteur dresse en effet un sévère réquisitoire contre les adeptes de la poésie traditionnelle, accusés de n’être que des « versificateurs ». Rimbaud parle même « d’innombrables générations idiotes ». Pour lui, le poète doit rompre avec les traditions et inventer un langage nouveau, capable de traduire l’indicible. Dans « Le bateau Ivre », le bateau s’affranchit des contraintes : il n’a plus de capitaine ni de gouvernail, symbolisant un rejet des cadres imposés, qu’ils soient sociaux ou littéraires.
Cette révolte contre les conventions est indissociable de la vision rimbaldienne de la poésie comme exploration radicale : « aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, »archipels sidéraux », « incroyables Florides / Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux / D’hommes ! » ou même « l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs » : ces dérèglements de la réalité traduisent une perception exacerbée du monde, au-delà de ce qui est accessible à l’homme ordinaire. La dérive du bateau devient donc une allégorie, à la fois exaltante et périlleuse, de la liberté absolue. La poésie représente ainsi un espace infini et anarchique, où se mêlent des images surréalistes et des sensations extrêmes :
« J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : »
Le bateau, à l’instar du poète, devient un explorateur de l’inconnu en quête d’un au-delà, d’une vérité transcendante. Cette recherche de l’abstraction, de l’ambiguïté, du mystère, amène à une forme d’idéalisation stupéfiante : les images, par leur hermétisme même, concourent à la création d’un univers dont le contenu réel nous échappe. Ce n’est pas un paysage maritime qui est représenté, mais un paysage pensé, façonné par le mystère de la langue, né d’une véritable fusion de l’homme et de l’univers, permettant de suggérer peu à peu, et conférant au réel force et pureté. Dans la « Lettre du Voyant », ce dérèglement de tous les sens est un processus nécessaire pour le poète, qui doit s’ouvrir à des perceptions nouvelles, même si cela implique une souffrance ou une perte de contrôle. Rimbaud insiste sur le fait que cette quête est à la fois exaltante et dangereuse. Elle demande de rompre avec la rationalité et d’accepter l’expérience de l’extrême. Rimbaud écrit à ce titre :
Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu !
« Le bateau ivre » est donc une véritable mise en pratique des idées exposées dans la « Lettre du Voyant ». Le poème illustre la quête d’absolu par le « dérèglement de tous les sens », la révolte contre les conventions, et l’exploration de l’inconnu. Arthur Rimbaud est ainsi l’incarnation même de l’émancipation créatrice grâce au pouvoir de suggestion qui confère à la poésie une dimension presque surnaturelle et prophétique. Brève mais révolutionnaire, son œuvre se distingue, au-delà de ses provocations verbales, par sa volonté de briser les conventions, de réinventer la langue et de proposer une « poétique de l’insoumission », libérée de toutes les normes traditionnelles.

Comprendre l’intitulé du parcours
« Émancipations créatrices »
dans l’œuvre de Rimbaud
La notion d’émancipations créatrices désigne l’idée selon laquelle un auteur s’affranchit des normes, des contraintes ou des traditions pour créer librement et de manière innovante. Cette idée est particulièrement pertinente dans l’œuvre de Rimbaud, où elle incarne la quête de liberté d’expression, de renouvellement des formes et de remise en question des cadres établis. Chez Rimbaud, l’émancipation créatrice implique un rejet des modèles conventionnels (cf. la « Lettre du voyant »), L’acte créateur est ainsi présenté comme une revendication de la subjectivité, de la différence et de l’altérité : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » (« Lettre du voyant ») ; « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! » (« Le bateau ivre », v. 32)
Cette dimension subversive débouche sur la recherche d’un idéal : quêteuse d’absolu et d’indéchiffrable, la poésie de Rimbaud s’inscrit ainsi dans une quête visant à transcender les limites de l’expérience humaine ou artistique : l’écriture poétique devient une manière de « voir » au-delà des apparences.
Pour le Bac, je vous conseille d’approfondir ces thématiques :
- La libération des formes poétiques : même si Rimbaud utilise souvent le sonnet, il en rejette fréquemment les structures rigides (sonnets irréguliers).
- L’émancipation par la langue : montrez comment Rimbaud a cherché à réinventer l’expression poétique, par exemple en s’écartant des cadres classiques pour façonner une poésie visionnaire et novatrice, même si elle reste traditionnelle dans la forme.
- La création de néologismes et d’images nouvelles : Rimbaud invente des mots, explore des associations d’idées audacieuses et forge des métaphores inédites.
- Le langage visionnaire : dans sa célèbre « Lettre du Voyant » (1871), Rimbaud explicite son projet poétique : le poète doit « se faire voyant » par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Rimbaud vise une poésie qui transcende le réel pour atteindre une perception totale, presque mystique.
- L’exploration de l’inconnu : Rimbaud s’affranchit des thèmes poétiques traditionnels pour explorer des sujets audacieux et transgressifs (cf. par exemple « Vénus anadyomène »)
- La révolte sociale et spirituelle : dans des poèmes comme « Le Mal », il dénonce les inégalités sociales, la guerre, et les hypocrisies religieuses. Il remet en question les valeurs de son époque, rejetant les dogmes et célébrant une liberté totale.
- L’exploration de l’absolu : son écriture s’aventure dans les limites de l’inconnu, du rêve et de l’imaginaire. « Le Bateau Ivre » est une odyssée poétique où le poète, libéré des contraintes, dérive vers des territoires inexplorés, symboles de l’infini.
- L’introspection psychologique : Rimbaud ne se limite pas à décrire le monde extérieur ; il plonge dans les méandres de la conscience, explorant ses propres émotions et visions. Dans la « Lettre du voyant », il affirme : « Car Je est un autre. […]. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! […]. La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. » Tout d’abord, en affirmant que « je est un autre », Rimbaud fortement influencé par la découverte de l’inconscient, pense que le poète doit s’ouvrir à la richesse du monde ainsi qu’à la complexité du « moi ».
- Le refus des institutions : Rimbaud est devenu le symbole de l’artiste qui refuse de se soumettre, vivant pour créer selon ses propres envies. Cet idéal de liberté prend sa source dans le refus du monde étriqué qui caractérise le Second Empire, et trouve sa résolution dans la création poétique d’un autre monde, à l’opposé des cadres imposés par la société et les conventions littéraires.
- La célébration du vagabondage : plusieurs poèmes célèbrent les plaisirs modestes mais intenses de l’adolescence et du vagabondage : « Sensation » ; « Au Cabaret-Vert » ; « Ma Bohème »).
- Le refus de l’école et de la famille : très jeune, il fuit la maison familiale et rejette l’autorité parentale. Ses fugues, notamment en Belgique et à Paris, sont autant de tentatives d’évasion de la société bourgeoise de Charleville. Après son aventure poétique, il devient marchand en Afrique, voyageant et découvrant des réalités totalement étrangères à sa vie d’adolescent.
- Le rejet des institutions littéraires : Rimbaud ne cherche pas à entrer dans les cercles littéraires traditionnels et méprise l’idée de « carrière », comme en témoigne son abandon de la poésie à seulement 21 ans.
- Le refus des normes religieuses, politiques et sociales : dans des poèmes comme « Le Mal » ou « Le Châtiment de Tartufe », Rimbaud s’en prend à l’Église, dénonçant son hypocrisie et son rôle dans la domination sociale. Beaucoup de textes critiquent également ouvertement la justice (« Bal des pendus », « Rages de Césars », « L’Éclatante Victoire de Sarrebruck » ; « A la musique » : satire des bourgeois et de leur étroitesse d’esprit).
- Rimbaud, précurseur des avant-gardes : voulant faire du rêve et du « dérèglement de tous les sens » les concepts clés du processus de création, Rimbaud, par ses innovations formelles et thématiques, annonce le surréalisme (André Breton considérait Rimbaud comme un modèle). Son influence se retrouve également dans la musique, les arts visuels et la littérature moderne (Rimbaud influencera par exemple les écrivains de la Beat Generation, tels que Jack Kerouac ou Allen Ginsberg qui ont vu en lui une figure emblématique de la quête de liberté absolue, d’une écriture débridée et de la transgression des normes établies.
© Bruno Rigolt, janvier 2025.

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Annexe 2 : « Le bateau ivre » lu par Gérard Philipe
- Je vous recommande d’écouter très attentivement la lecture magistrale qu’a effectuée Gérard Philippe de ce poème :
Annexe 3 : Arthur Rimbaud : Lettre à Paul Demeny, datée du 15 mai 1871, dite « Lettre du voyant » (extraits)
À Douai. Charleville, 15 mai 1871.
J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. […]
— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans ! […]
Car Je est un autre. […]. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! […]
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu !
