Objet d’étude 1
La question de l’Homme
dans les genres de l’argumentation
Séquence 1 : la valeur de l’humain et la confrontation des idées
Rabelais : textes complémentaires
Texte 1
L’abbaye de Thélème
L’éducation et la sagesse
Toute leur vie était dirigée non par les lois, statuts ou règles, mais selon leur bon vouloir et libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit… Ainsi l’avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :
FAIS CE QUE VOUDRAS,
car des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude ; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.
Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si l’un ou l’une disait : « Buvons », tous buvaient. S’il disait : « Jouons », tous jouaient. S’il disait : « Allons nous ébattre dans les champs », tous y allaient. Si c’était pour chasser, les dames, montées sur de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché, sur le poing mignonne- ment engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon; les hommes portaient les autres oiseaux.
Ils étaient tant noblement instruits qu’il n’y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu’en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu’étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l’un des habitants de cette abbaye d’en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l’aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu’ils continuaient d’autant mieux dans le mariage; aussi s’aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces.
Gargantua, livre LVII (1534)
Texte 2
Lettre de Gargantua à son fils
La foi dans l’homme et la passion de la connaissance
Pantagruel étudiait fort bien, vous comprenez pourquoi, et profitait de même, car il avait de l’entendement à tour de bras et autant de mémoire que douze barriques et tonneaux d’huile. Et pendant qu’il demeurait en ces lieux, il reçut un jour des lettres de son Père de la manière suivante.
« Très cher fils, entre les dons, grâces et prérogatives dont le souverain Dieu formateur, tout puissant, a doué et orné l’humaine nature à son commencement, il y en a une qui me semble singulière et excellente, par laquelle elle peut en état mortel acquérir une espèce d’immortalité, et dans le cours d’une vie éphémère perpétuer son nom et sa semence. C’est ce qui est fait par la lignée issue de nous en mariage légitime. Par cette lignée nous n’est aucunement instauré ce qui nous fut apporté par le péché de nos premiers parents, dont il a été dit, parce qu’ils n’avaient pas été obéissants au commandement de Dieu le créateur, qu’ils mourraient et que par la mort serait réduite à néant cette magnifique forme sous laquelle l’homme avait été créé. Mais par ce moyen de propagation séminale il reste dans les enfants ce qui était perdu dans les parents, et dans les petits-enfants ce qui périssait dans les enfants, et de même successivement jusqu’à l’heure du jugement final, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le père son Royaume pacifique hors de tout danger et contamination par le péché, car alors toutes les générations et corruptions cesseront, et les éléments cesseront le cycle de leurs transformations continues, puisque la paix tant désirée sera atteinte et accomplie, et que toutes les choses seront arrivées à leur point final. Ce n’est donc pas sans juste et équitable cause que je rends grâces à Dieu mon conservateur de ce qu’il m’a permis de voir mon antiquité chenue refleurir en ta jeunesse car, quand par le plaisir de Lui qui tout commande et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me croirai pas totalement en train de mourir, c’est-à-dire de passer d’un lieu à un autre, vu que en toi et par toi je demeure visible sous tes traits dans ce monde, vivant, voyant et commerçant avec des gens d’honneur et mes amis comme je le désire. D’ailleurs cette conservation qui a été la mienne s’est passée, moyennant l’aide et la grâce divines, non sans péché, je le confesse (car nous péchons tous et nous avons continuellement besoin de Dieu pour qu’il efface nos péchés), mais sans reproches. « Pour cette raison, puisqu’en toi demeure l’image de mon corps, si pareillement ne brillaient pas les moeurs de ton âme, l’on ne te jugerait pas être le gardien et le trésor de l’immortalité de notre nom, et le plaisir que je prendrais en voyant cela serait réduit, considérant que la partie de moi la moins importante demeurerait dans le corps, et que la meilleure qui est l’âme, et par laquelle notre nom garde la bénédiction des hommes, serait dégradée et abâtardie. Je ne dis pas ceci par défiance que j’ai de ta vertu (laquelle m’a été déjà prouvée par le passé) mais pour t’encourager plus fort à profiter bien et mieux. Et ce que présentement je t’écris est surtout pour que tu vives de cette façon vertueuse, que tu te réjouisses de vivre et d’avoir vécu ainsi, et que tu rafraîchisses ton courage pour vivre de même à l’avenir. Tu te rappelleras peut-être que je n’ai rien évité pour atteindre le but d’une telle vie : car c’est ainsi que j’ai vécu en ce monde pour te voir une fois dans ma vie absolu et parfait, tant en vertu, honnêteté et sagesse, qu’en toute science libéral et honnête, et pour te laisser comme tel, après ma mort, comme un miroir représentant la personne de moi ton père, et pour te voir sinon aussi excellent et ressemblant par les faits, comme je te souhaite, du moins bien tel par ton désir. Mais encore que mon feu père chéri Grandgousier a déployé tous ses efforts à ce que je profite en tout talent et savoir politique, et ce que mon labeur et mon étude correspondent bien avec ou même dépassent son désir, toutefois, comme tu peux bien le comprendre, les temps n’étaient pas aussi opportuns ni commodes pour étudier les lettres qu’ils le sont à présent, et il n’existait alors aucun précepteur qui puisse ressembler à ceux que tu as eus. Les temps étaient encore ténébreux, ils sentaient l’infélicité et la calamité des Goths, qui avaient mis toute bonne littérature à destruction. Mais par la bonté divine, la lumière et la dignité ont été à mon époque rendues aux lettres, et j’y vois de tels changements qu’il me serait aujourd’hui difficile d’être reçu dans la première classe des petits gamins, moi qui étais réputé (non à tort) comme le jeune homme le plus savant du siècle. « Maintenant toutes les disciplines sont restituées, les langues instaurées, le grec sans lequel il est honteux qu’une personne se dise savante, l’hébreu, le chaldéen, le latin. Des impressions fort élégantes et correctes sont utilisées partout, qui ont été été inventées à mon époque par inspiration divine, comme inversement l’artillerie l’a été par suggestion du diable. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, tant et si bien que je crois que ni à l’époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n’y avait de telle commodité d’étude qu’il s’en rencontre aujourd’hui. « Pour cette raison, mon fils, je te conjure d’employer ta jeunesse à bien profiter dans tes études et dans la vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon qui, d’une part par ses leçons vivantes, d’autre part par ses louables exemples, peut bien d’éduquer. Je veux que tu apprennes les langues parfaitement. Premièrement le grec, comme le veut Quintilien. Deuxièmement le latin. Et puis l’hébreu pour les lettres saintes, et le chaldéen et l’arabe pareillement. Qu’il n’y ait aucune histoire que tu n’aies en mémoire, ce à quoi t’aidera la cosmographie de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, la géométrie, l’arithmétique et la musique, je t’ai donné un avant-goût quand tu étais encore petit, âgé de cinq à six ans : poursuis le reste et deviens savant dans tous les domaines de l’astronomie mais laisse-moi de côté l’astrologie divinatrice, et l’art de Lulle comme des excès et des inutilités. Du droit civil, je veux que tu saches par coeur tous les beaux textes, et que tu puisses en parler avec philosophie. Et quant à la connaissance des faits de la nature, je veux que tu t’y adonnes avec curiosité, qu’il n’y ait ni mer, ni rivière, ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons, tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fruits des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés dans le ventre des abîmes, les pierreries de tout l’Orient et du midi. Que rien ne te soit inconnu. « Puis soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudiques et cabbalistes. Et par de fréquentes anatomies acquière-toi une parfaite connaissance de cet autre monde qu’est l’homme. Et quelques heures par jour commence à visiter les saintes lettres. Premièrement en grec, le Nouveau Testament et les Epîtres des Apôtres, et puis en hébreu l’Ancien Testament. En somme, que je voie un abîme de science : car avant de devenir un homme et d’être grand, il te faudra sortir de cette tranquillité et du repos de l’étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu mettes en application ce dont tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire qu’en discutant publiquement avec tous et contre tous les gens de savoir en fréquentant les gens lettrés, qui sont tant à Paris qu’ailleurs. « Mais parce que selon le sage Salomon la sagesse n’entre jamais dans les âmes mauvaises, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te faudra servir, aimer et craindre Dieu, et en Lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foi formée de charité être joint à Lui, si fort que jamais le péché ne t’en sépare. Prends garde des tromperies du monde, ne laisse pas la vanité entrer dans ton coeur car cette vie est passagère, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable envers tous tes prochains, et aime-les comme toi-même. Respecte tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler, et ne gaspille pas les grâces que Dieu t’a données. Et quand tu t’apercevras que tu disposes de tout le savoir que tu peux acquérir là-bas, reviens vers moi, afin que je te voie une dernière fois et que je te donne ma bénédiction avant de mourir. Mon fils, que la paix et la grâce de notre Seigneur soient avec toi. Amen.
D’Utopie, le dix-septième jour du mois de mars.
Ton père, Gargantua. »
Ayant reçu et lu ces lettres, Pantagruel prit de nouveau courage et fut enflammé à profiter plus que jamais, de sorte que le voyant étudier et profiter, on aurait dit que son esprit était parmi les livres comme le feu parmi les charbons, tant il l’avait infatigable et avide.
François Rabelais, Pantagruel, Chapitre 8 « Lettre de Gargantua à Pantagruel », 1532
Texte 3
La guerre contre les andouilles
Parodie, burlesque et satire des institutions
Quand ces Andouilles approchèrent et que Pantagruel aperçut comment elles déployaient leurs bras et commençaient déjà à se préparer à attaquer, celui-ci envoya Gymnaste entendre ce qu’elles voulaient dire et savoir pourquoi elles voulaient sans hésitation guerroyer contre leurs vieux amis, qui n’avaient rien dit ni fait de mal. Gymnaste fit une grande et profonde révérence en arrivant devant les premières rangées, et il s’écria aussi fort qu’il le pouvait pour dire : « Nous, nous, nous sommes tous vos vos vos amis, et à votre servi… vi… vice. Nous sommes des amis de Mard… Mard… Mardigras, votre vénérable dirigeant… ». Je me suis laissé dire depuis, par plusieurs témoins, qu’il dit alors Gradimars au lieu de Mardigras. Quoi qu’il en soit, à ce mot un gros Cervelas sauvage et dodu qui conduisait la première ligne de leur bataillon fit le geste de vouloir le saisir à la gorge. « Par Dieu (dit Gymnaste) tu n’y entreras que si je te coupe en tranches : car tu es fichtrement trop gras pour y entrer en un seul morceau ». Alors il tire son épée Baise-mon-cul (c’est comme cela qu’il l’appelait) à deux mains, et tranche le Cervelas en deux morceaux. Crédieu qu’il était gras ! Il me rappelle le gros taureau de Berne qui a été tué à Marignan lors de la défaite des Suisses. Croyez moi, il n’avait pas loin de quatre doigts de lard sur le ventre.
Après qu’il a tué ce Cervelas écervelé, les Andouilles attaquent Gymnaste et le terrassent méchamment, mais Pantagruel et ses hommes courent à son secours. Alors commence le combat martial pêle-mêle. Raflandouille érafle les Andouilles, Tailleboudin taille les Boudins, Pantagruel brise les Andouilles aux genoux. Frère Jean se tient silencieux, caché dans sa Truie de Troie (d’où il peut tout voir), quand les Godiveaux qui étaient en embuscade s’attaquent à Pantagruel en poussant de grands cris. En voyant ce désarroi et ce tumulte, Frère Jean ouvre les portes de sa Truie, et sort avec ses fidèles soldats, les uns portant des broches de fer, les autres tenant landiers, couvercles, poêles et pelles, cocottes, grills, faitouts, tenailles, balais, pinces, marmites, mortiers, pilons, tous en ordre comme des brûleurs de maison, hurlant et criant tous ensemble épouvantablement. Nabuzardan ! Nabuzardan ! Nabuzardan ! Par de tels cris d’émeute, ils choquent les Godiveaux, et traversent les Saucissons. Les Andouilles s’aperçoivent soudain de l’arrivée de renforts, et prennent leurs jambes à leur cou, comme si elles avaient vu tous les Diables. Elles tombent comme des mouches sous les coups de bedaine de Frère Jean. Ses soldats ne font pas de quartier. Cela faisait pitié à voir. Le camp était tout couvert d’Andouilles mortes ou blessées. Et le conte dit que, si Dieu n’y avait pas veillé, toute la génération Andouillique aurait été exterminée par ces soldats de cuisine. Mais il se produisit alors un événement merveilleux, dont vous croirez ce que vous voudrez. Du côté de la Tramontane, un grand, gras, gros, gris pourceau arriva en volant, avec des ailes longues et amples comme celles d’un moulin à vent. Il portait des plumes d’un rouge cramoisi, comme celles d’un flamant rose. Il avait des yeux rouges et brillants comme ceux d’un rubis, des oreilles vertes comme une émeraude, les dents jaunes comme un topaze, la queue longue et noire comme du marbre, les pieds blancs et diaphanes comme des diamants, et ils étaient palmés comme ceux des oies. Il portait un collier d’or autour du cou sur lequel figuraient des lettres grecques, dont je ne pus lire que deux mots, YS ATHINAN. Ce cochon en apprend à Minerve!
Il faisait beau et clair. Mais à l’arrivée de ce monstre, il y eut vers l’ouest un coup de tonnerre si fort que nous en sommes restés tous étonnés. Les Andouilles qui l’aperçurent jetèrent tout à coup leurs bâtons et leurs armes à terre, elles se mirent toutes à genoux, en levant bien haut leurs mains jointes sans dire un mot, comme si elles l’adoraient. Frère Jean avec ses hommes frappait toujours et embrochait les Andouilles. Mais sur un ordre de Pantagruel, on sonna la retraite et tous les combats cessèrent. Le monstre ayant volé et revolé plusieurs fois au-dessus des deux armées arrosa la terre de plus de vingt-sept tonneaux de moutarde, puis il disparut en volant, et en criant sans cesse « Mardigras, Mardigras, Mardigras ».
François Rabelais Quart livre, Chapitre 41
« La guerre contre les Andouilles » 1548-1552