Parcours associé : Émancipations créatrices

PLAN DU COURS :


1. Présentation de l’auteur et de l’œuvre

Arthur Rimbaud (1854-1891) est un poète français considéré comme l’une des figures les plus marquantes de la littérature mondiale. Malgré une carrière poétique brève, il a révolutionné la poésie par son audace, sa modernité et sa capacité à explorer les limites du langage et de l’imaginaire.

Enfance et jeunesse
Arthur Rimbaud naît en 1854 à Charleville, dans les Ardennes, dans un milieu bourgeois et conservateur : son père, militaire de carrière souvent absent, quitte la famille en 1861. Sa mère, fille de propriétaires ruraux, applique une éducation aimante mais stricte, dominée par la morale religieuse. C’est elle qui l’élève ainsi que son frère aîné (avec lequel il ne s’entend pas) et ses deux sœurs. Enfant prodige, il excelle à l’école et commence à écrire très jeune. Dès l’adolescence, il manifeste une personnalité rebelle et anticonformiste, marquée par son goût de la révolte et de l’aventure. Ses premiers poèmes révèlent déjà une maîtrise impressionnante de la langue. II est un brillant élève et collectionne les prix. Il lit beaucoup et il écrit très tôt puisque son premier poème, « Les Étrennes des orphelins », est publié dans La Revue pour tous le 2 janvier 1870, alors que Rimbaud n’a que 15 ans. Dès 1870, il écrit des poèmes d’une maturité exceptionnelle, comme « Le Dormeur du Val », texte profondément engagé contre l’absurdité de la guerre.

La rencontre avec Verlaine
En 1871, Rimbaud envoie quelques-uns de ses poèmes à Paul Verlaine, notamment « Le Bateau ivre », une œuvre visionnaire où il affirme son génie poétique. Fasciné, Verlaine invite Rimbaud à Paris. Cette rencontre marque le début d’une relation tumultueuse entre les deux poètes, entre vie de bohème, excès et scandales. Leur relation passionnée culmine en 1873 lorsque Verlaine, dans un accès de jalousie, tire sur Rimbaud à Bruxelles, ce qui entraîne une séparation définitive. Cette période est toutefois marquée par des chefs-d’œuvre comme Une Saison en Enfer, recueil profondément autobiographique dans lequel Rimbaud analyse ses expériences et sa vision du monde.

Adieux à la poésie
En 1875, à l’âge de 21 ans, Rimbaud décide brusquement d’abandonner la poésie. Il renonce à la littérature pour entreprendre une vie d’explorateur et de commerçant. Il voyage en Europe, au Moyen-Orient et s’installe finalement en Afrique, où il devient marchand.

Mort et postérité
En 1891, Rimbaud meurt à Marseille des suites d’un cancer du genou à seulement 37 ans. Sa mort tragique, associée à sa jeunesse poétique fulgurante, contribue à en faire un mythe littéraire. Aujourd’hui, Arthur Rimbaud est célébré comme l’un des plus grands poètes de tous les temps. Son influence sur la poésie moderne, le surréalisme et même la musique est immense. Il incarne l’image du poète maudit et visionnaire qui a repoussé les limites de l’art et de la vie.

2. Les œuvres importantes

Une Saison en Enfer (1873)

Une Saison en Enfer est un ouvrage emblématique d’Arthur Rimbaud, qui constitue à la fois une confession intime et une œuvre de rupture dans la littérature. Rimbaud y expose sans détour ses tourments intérieurs et son désir de transcender les limites imposées par la société. Écrit dans la foulée de ses expériences de vie et de ses errances, Une Saison en Enfer se situe dans une période où Rimbaud se rebelle contre les conventions sociales, littéraires et morales de son temps. Le recueil témoigne de ses désillusions et de ses tourments intérieurs, alors qu’il traverse une phase de déchirement personnel et d’affirmation de sa singularité. Par ce recueil, Rimbaud annonce son abandon du « travail » poétique traditionnel. Il se distancie volontairement des formes classiques, en adoptant un style libre, novateur et souvent choquant, qui invite à repenser la manière d’aborder la création artistique.

Illuminations (publié en 1886)

Ce recueil de poèmes en prose est considéré comme l’apogée de l’art de Rimbaud. L’auteur mêle visions mystiques, symbolisme et modernité, exposant sans détour ses tourments intérieurs et son désir de transcender les limites imposées par la société. En brisant les conventions poétiques formelles et en se livrant à une véritable introspection, l’auteur cherche à mettre en avant une vision à la fois apocalyptique et « illuminée » de l’existence. La liberté formelle et l’audace des images dans Illuminations ont ouvert la voie au mouvement surréaliste. Rimbaud anticipe en effet les courants avant-gardistes par sa poésie subversive et sa quête de nouvelles formes d’expression où le rêve, la révolte et la beauté se rencontrent dans un langage novateur qui continue encore de résonner dans la littérature actuelle.

Les Cahiers de Douai (posth. 1895)

Les Cahiers de Douai est un ensemble de vingt-deux poèmes écrits par Arthur Rimbaud alors adolescent (il a 16 ans). Rimbaud en remet des copies, lors de deux séjours à Douai en septembre et octobre 1870, sous forme d’une liasse manuscrite sans titre à Paul Demeny. Rimbaud ne donne pas de titre à son œuvre : c’est plus tard qu’on regroupera ces poèmes de jeunesse sous le titre : Les Cahiers de Douai. En 1871, Rimbaud écrit à Demeny pour lui demander de détruire ses poèmes. Malgré les souhaits de Rimbaud, Demeny n’a pas brûlé les poèmes. En 1895, Paul Demeny publie les poèmes de Rimbaud. C’est grâce à cette transcription que plusieurs poèmes de cette période ont été conservés. Les Cahiers de Douai marquent une étape essentielle dans l’évolution de Rimbaud. Bien que ces poèmes soient plus classiques que ses œuvres ultérieures, ils montrent déjà son goût pour l’innovation formelle et son rejet des normes poétiques établies.

  • Le premier cahier comprend 15 poèmes que Rimbaud confie à Paul Demeny, jeune poète ami d’Izambard et copropriétaire d’une petite maison d’édition.
  • Le second cahier comprend 7 poèmes. Lors d’une seconde fugue en octobre, Rimbaud part à pied de Charleville et gagne la Belgique, avant de revenir à Douai, où il apporte la seconde partie de ses écrits à Paul Demeny.

11 poèmes des Cahiers de Douai présentés et analysés pour le Bac

Cliquez sur le poème pour avoir accès à l’analyse détaillée


« Première soirée »

 

 

 

 

 

 

 

Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche au rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

 

« Première Soirée » est un poème constitué de huit quatrains octosyllabiques à rimes croisées. Il met en scène une première expérience amoureuse marquée par la sensualité. Le ton oscille entre tendresse et ironie, ce qui confère au poème une atmosphère légère et insouciante.

L’initiation amoureuse et la sensualité sont au cœur de ce poème : le jeu de séduction est marqué par une montée progressive du désir, à travers des gestes simples : le regard, le baiser sur les chevilles, puis les lèvres. La progression du poème suit donc celle des émotions du jeune homme. La scène est empreinte de légèreté : la femme semble en effet jouer avec le narrateur, riant de ses gestes et feignant de le repousser (« Le rire feignait de punir », « Monsieur, j’ai deux mots à te dire »). Cette alternance entre acceptation et recul donne un rythme ludique à cet échange amoureux.

Rimbaud joue sur une double lecture : d’un côté, il décrit un moment intime avec une fraîcheur presque innocente, mais de l’autre, une ironie subtile transparaît, comme si le poète faisait preuve d’autodérision : le contraste entre son empressement et l’attitude plus maîtrisée de la jeune femme illustrent cette autodérision : le narrateur apparaît comme un jeune homme inexpérimenté découvrant l’amour et la sensualité : Il observe la femme avec fascination, mais ses gestes trahissent une certaine gaucherie : il commence par embrasser « ses fines chevilles », un geste presque timide. De même, la montée du désir amoureux est maladroite : l’adolescent ne sait pas trop comment agir et se contente d’expérimenter peu à peu (« Pauvrets palpitants sous ma lèvre, / Je baisai doucement ses yeux »). Son empressement final (« Je lui jetai le reste au sein ») est presque comique et souligne son manque d’expérience. Rimbaud se moque ainsi gentiment de son enthousiasme naïf d’adolescent, qui semble submergé par l’émotion.

Le Rire Féminin est un éléments clé du poème : d’abord « un doux rire brutal », puis « un joli rire de cristal », qui semble pur et délicat. Enfin, « un bon rire qui voulait bien », comme une acceptation amusée des avances du narrateur. Ce rire répété met en lumière le dacalage entre les deux personnages : alors que le jeune homme est plein d’enthousiasme et d’excitation, la femme reste maîtresse du jeu et semble s’amuser de la situation. Cette insistance sur le rire enjoué de la femme peut être vue comme une manière pour Rimbaud de se moquer de lui-même et de ses propres maladresses.

Un poème à structure circulaire : le poème s’ouvre et se referme sur le même quatrain :

« Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près. »

Cette répétition crée un effet cyclique, comme si après toute cette effervescence et cette montée de désir, rien n’avait vraiment changé. Le moment semble suspendu, et on pourrait presque imaginer le narrateur retombant dans son excitation initiale, encore un peu perdu face à l’expérience qu’il vient de vivre. Cela renforce une certaine ironie douce-amère : le jeune homme croyait peut-être vivre un instant décisif, mais l’attitude de la femme, son rire et la répétition du cadre initial montrent que l’événement, aussi marquant soit-il pour lui, n’a rien d’exceptionnel pour elle. Contrairement aux poètes romantiques qui auraient idéalisé cette rencontre, Rimbaud adopte une approche plus désinvolte et moqueuse, caractéristique de l’adolescence. En cela, il semble dire : Voilà comment se passe une première fois : ce n’est ni tragique, ni sublime, c’est juste un jeu fait de maladresses et d’émotions brutes.


« Sensation »

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

 

« Sensation » est composé de deux quatrains en alexandrins. Sa forme classique est contrebalancée par la légèreté et la modernité des images qu’il propose. La structure régulière et les rimes croisées (ABAB CDCD) donnent une impression d’équilibre, d’harmonie et de calme, en accord avec le thème de la promenade paisible.

Un rythme fluide : Les alexandrins sont construits de manière souple, avec une diction fluide qui traduit le mouvement naturel du promeneur. Par exemple, le premier vers rythmé 6/6 (césure à l’hémistiche) évoque un déplacement calme et serein : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, »

La fusion avec la nature : le poème illustre l’idéal rimbaldien d’une existence pure, détachée des contraintes de la société et en harmonie avec le monde naturel. Ce texte est en effet un exemple marquant de la capacité du jeune poète à capturer l’osmose entre l’homme et la nature. Le poème met en scène une promenade estivale, où le poète trouve dans la nature un espace de liberté et de paix. La nature devient ainsi une source de sensations physiques et spirituelles, une forme d’évasion, mais aussi un lieu propice à la quête de soi. Rimbaud décrit une expérience de plénitude où le corps et l’âme se libèrent. Cette harmonie est atteinte dans un état de simplicité et de dépouillement total.

Un nouveau rapport à la nature : contrairement aux romantiques, qui idéalisent souvent la nature comme un refuge face à la société, Rimbaud la présente comme une compagne intime, avec laquelle il fusionne dans une relation directe et charnelle. Le poète revendique une expérience intuitive, où la pensée et la parole sont mises de côté pour laisser place à l’instinct et à l’émerveillement.

Les sensations physiques : ce poème s’inscrit dans une poésie du sensible, où l’expérience physique devient un point de départ pour une élévation spirituelle. Le poème accorde une place centrale aux sensations corporelles, qui sont décrites avec une grande finesse grâce aux synesthésies :
– La chaleur de l’été et le contact avec la nature : « Picoté par les blés, fouler l’herbe menue » : l’expérience tactile est mise en avant, à travers le contact des blés et de l’herbe sur la peau. Ces sensations simples traduisent un retour à l’essentiel.

– Le vent et la fraîcheur : « Je laisserai le vent baigner ma tête nue. » L’évocation du vent qui caresse la tête apporte une impression de liberté, renforcée par l’idée de se promener tête nue, sans contrainte.
– Le contact avec la nature : « Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. » Cette sensation physique devient une métaphore de la régénération spirituelle que procure le contact avec la nature.

  • Silence et contemplation : le poème oppose le tumulte de la pensée et de la parole à une expérience de silence et de contemplation : « Je ne parlerai pas, je ne penserai rien. ». Ce rejet de la pensée traduit une quête de pureté et de simplicité. Il s’agit d’un état proche de la méditation, où le poète se laisse guider par ses sensations plutôt que par son esprit. Le mot « rêveur » au troisième vers souligne cet état d’émerveillement contemplatif, où l’âme s’ouvre à l’immensité.
  • La spiritualité et l’amour infini : le deuxième quatrain introduit une dimension spirituelle et amoureuse, où le poète dépasse les sensations physiques pour atteindre une expérience universelle : « Mais l’amour infini me montera dans l’âme ». Ce vers illustre l’élévation spirituelle que procure cette communion avec la nature. L’amour évoqué ici n’est pas charnel, mais cosmique, universel.
  • La métaphore amoureuse : « Heureux comme avec une femme. » La nature est comparée à une amante, suggérant une union intime et complète entre le poète et le monde qui l’entoure. Cette comparaison reflète une sensualité discrète et sublime.
  • La figure du bohémien et le rejet des conventions : la référence au « bohémien » dans le dernier vers est centrale, car elle illustre une liberté absolue et une vie nomade en harmonie avec la nature (cf. « Ma bohême »). Le bohémien symbolise ici un mode de vie détaché des contraintes sociales et des possessions matérielles. Il incarne une existence vagabonde, instinctive et proche de la nature. En choisissant cette figure, Rimbaud affirme son rejet des normes et sa quête de nouveauté et de simplicité.

« Ophélie »

-I-
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

-II-
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;

C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !

-III-
– Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

 

Ophélie : entre beauté tragique et folie…

Entre romantisme et symbolisme, ce poème explore la beauté mélancolique d’Ophélie, personnage tragique de Shakespeare, en l’inscrivant dans une vision onirique et lyrique. Le rythme du poème, avec ses alexandrins fluides, évoque une sorte de berceuse, reflétant le mouvement de l’eau et la lente dérive d’Ophélie. Le poème est une élégie dédiée à Ophélie, symbole de pureté et de fragilité, emportée par une folie provoquée par un amour malheureux. Rimbaud se concentre sur son errance posthume dans un paysage aquatique. Elle incarne à la fois la douleur humaine, la perte de l’innocence et la communion mystique avec la nature.

L’image du fleuve (« L’onde calme et noire ») souligne un paysage paisible mais empreint de mystère et de mélancolie. L’eau devient un lieu de passage entre la vie et la mort. Le lys, symbole de pureté et de mort prématurée, reflète la fragilité de l’existence d’Ophélie. Enfin, Rimbaud met en avant l’idée que cette folie, loin d’être négative, relie Ophélie à une dimension poétique et transcendante. L’auteur utilise des images florales, aquatiques et sensorielles pour traduire à la fois la beauté et la tristesse du personnage. En la décrivant comme une sorte de « nymphe » ou de « déesse » flottant dans un monde où le naturel et le surnaturel se confondent, Rimbaud accentue non seulement l’idée de sa perte et de sa folie, mais il fait d’Ophélie une figure mythique et intemporelle : « Voici plus de mille ans que la triste Ophélie/Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir. » L’emploi du chiffre mille ans confère à Ophélie une immortalité. Elle n’est pas seulement un personnage de Shakespeare, mais une figure mythique intemporelle qui traverse les époques. La mention du fantôme blanc la transforme en une apparition spectrale, une vision éthérée, détachée du monde matériel.

La nature : miroir de l’âme

La nature est omniprésente dans le poème, jouant un rôle clé dans l’évocation du monde intérieur d’Ophélie. Les éléments naturels (saules, roseaux, nénuphars, brise) accompagnent et reflètent son état d’âme. Ils semblent pleurer avec elle : « Les saules frissonnants pleurent sur son épaule. » La nature devient également complice de sa beauté et de sa tragédie, soulignant sa fusion avec l’eau et le paysage environnant : « Ses grands voiles bercés mollement par les eaux. » Cette communion entre Ophélie et la nature n’est pas sans rappeler l’ esthétique romantique, où les émotions humaines trouvent un écho dans le paysage.

Le style poétique de Rimbaud : entre romantisme et symbolisme

Le poème dépasse la simple évocation tragique pour entrer dans une dimension mystique et symbolique. Rimbaud voit Ophélie comme une figure transcendante, presque divine. Ainsi, « le chant mystérieux des astres d’or » suggère que sa mort la relie à l’infini cosmique. Elle devient une âme errante, en quête d’une paix qu’elle ne trouve pas dans la vie. La mention des visions et de l’Infini terrible rapproche Rimbaud des poètes symbolistes, où les images deviennent des passerelles vers des réalités spirituelles plus profondes. Le style de Rimbaud se situe donc à la croisée du romantisme et du symbolisme : du romantisme, on retrouve les thèmes de la nature, de la mélancolie, de l’amour impossible et de la beauté tragique : ainsi, l’idéalisation d’Ophélie est profondément romantique. Mais le poète est également marqué par l’esthétique symboliste : l‘utilisation des images (l’eau, les astres, le lys) pour suggérer des significations plus mystérieuses fait de ce poème une œuvre qui invite au déchiffrement spirituel. 


« Vénus anadyomène »

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.

Le titre, « Vénus Anadyomène », fait référence à une figure mythologique classique : Vénus surgissant des eaux (du grec anadyomene, « qui sort des flots »). Cette image est souvent associée à la naissance de Vénus, incarnant l’idéal de la beauté féminine dans l’Antiquité, célébrée notamment par des artistes comme Botticelli. Cependant, dès le début du poème, Rimbaud subvertit ce mythe : Vénus passe du statut d’icône de la beauté à une figure grotesque, loin de l’idéal classique. Le titre devient ainsi parodique, annonçant la dégradation volontaire de la vision traditionnelle de la déesse.

Une parodie de la naissance de Vénus

La déesse ne surgit pas des eaux limpides, mais d’un « cercueil vert en fer-blanc », une image macabre et industrielle. Ce contraste radical désacralise la figure mythologique et remplace l’idéal par la trivialité d’une vielle baignoire. Ainsi, le mot « cercueil » évoque la mort et la décomposition, tandis que le matériau, le fer-blanc, renvoie à la laideur et à l’artificialité, loin de toute idéalisation de l’amour.

Une anatomie repoussante

La description du corps est volontairement vulgaire et détaillée : « Le cou gras et gris », « les omoplates saillantes », « le dos court qui rentre et ressort », « la graisse sous la peau paraît en feuilles blanches ». Ces images fragmentent le corps, le privant de toute harmonie. Rimbaud insiste sur des détails disgracieux, mettant en avant une chair molle, flasque, et déshumanisée : la mention des « déficits assez mal ravaudés » souligne une difformité générale, une incohérence dans les proportions qui renforce le caractère grotesque de cette pseudo-Vénus.

Le poète ajoute une dimension sensorielle au portrait : « Et le tout sent un goût/Horrible étrangement. » Cette phrase favorise la subversion la plus vive, et un profond décentrement des codes culturels, au point que l’on peut parler d’une véritable imposture : l’association du « goût horrible » à un corps censé incarner la beauté souligne ainsi la rupture avec l’idéal traditionnel de la beauté. Les derniers mots du poème, « Clara Venus », gravés sur les reins, fonctionnent comme une signature grotesque. Ces mots marquent la déesse comme une caricature, rappelant les bas-fonds ou les quartiers populaires. Ce nom ironique parachève le détournement du mythe en l’ancrant dans un contexte trivial et vulgaire, comme l’évoquent les derniers mots du texte : « – Et tout ce corps remue et tend sa large croupe/Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »

« Et tout ce corps remue et tend sa large croupe » : ce vers met en scène un mouvement, soulignant l’idée d’un corps vivant, mais également lourd, presque animal. L’expression « large croupe » donne au personnage une dimension bestiale, loin de l’élégance et de la grâce attendues d’une Vénus classique. Le choix du terme « croupe » (souvent utilisé pour décrire l’arrière-train des animaux) accentue le caractère trivial et déshumanisé de cette figure. Ce terme évoque également une sexualité brute et dégradée, ramenée à une pure matérialité.

« Belle hideusement » : cette expression oxymorique associe deux notions opposées : la beauté et l’horreur. Ce contraste résume l’esthétique provocatrice de Rimbaud, qui cherche à choquer et à bousculer les normes littéraires et esthétiques. En qualifiant cette croupe d’« hideusement belle », Rimbaud force le lecteur à confronter l’idée que la poésie peut extraire une forme de fascination, voire de beauté, du laid et du répugnant.

« D’un ulcère à l’anus » : Rimbaud introduit ici un détail répulsif et vulgaire, rompant avec toute idée de poésie conventionnelle. L’ulcère, qui évoque la maladie, la dégradation et la souffrance, est placé au niveau de l’anus, une partie du corps rarement mentionnée en littérature, encore moins dans un contexte mythologique ou amoureux. Ce détail confère au personnage une dimension grotesque et pathétique. Ce n’est plus une déesse idéale, mais une figure triviale, dégradée par le temps ou la maladie, ramenée à une réalité corporelle brutale. Enfin, le thème du refus social et moral se repère dans le texte par le désordre, la déviation esthétique, la provocation qu’il instaure dans la norme.

« À la musique »

Place de la Gare, à Charleville.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

– L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos1 dans la Valse des fifres :
Autour, aux premiers rangs, parade le gandin2 ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux3 bouffis traînant leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme !… »

Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine4 flamande,
Savoure son onnaing5 d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, c’est de la contrebande ; –

Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…

– Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…

  • 1.Shakos : coiffes militaires.
  • 2. Gandin : Jeune homme excessivement élégant et assez ridicule.
  • 3. Employés de bureau.
  • 4. Bedaine : gros ventre rebondi.
  • 5. Onnaing : référence à un type de tabac produit à Onnaing, dans le nord de la France, près de Valenciennes. Le tabac d’Onnaing était réputé pour sa qualité.

« À la musique » met en scène un décor traditionnel de Charleville, celui d’un square soigné « où tout est correct ». Par ce tableau en apparence ordonné, le poète dépeint avec ironie une société aux rites codifiés. Le poème se compose de neuf quatrains dans lesquels alternent descriptions de scènes de la vie provinciale et interventions du narrateur. Cette structure en plusieurs tableaux permet de faire ressortir le contraste entre l’ordre convenu de la société et la fougue de l’adolescence.

La satire de la bourgeoisie

Dès le premier quatrain, Rimbaud dresse la satire d’un milieu bourgeois (« taillé en mesquines pelouses »), où l’apparence et le conformisme règnent. Les bourgeois, qualifiés de « poussifs » de « gandins » ou de « gros bureaux bouffis », apparaissent comme des personnages figés dans des rituels hebdomadaires, dont les « bêtises jalouses » et les attitudes pompeuses sont autant de signes d’une vie superficielle.L’« orchestre militaire » et la « Valse des fifres » offrent une image quasi théâtrale de ces rituels, comme si la vie bourgeoise n’était qu’un spectacle où chacun joue un rôle imposé par les convenances et le paraître. Les références aux notables (notaire, rentiers, épiciers retraités) renforcent cette dimension caricaturale et dénoncent la rigidité et l’hypocrisie de ce monde étriqué.

L’adolescent rebelle

Par opposition avec cette société guindée, l’adolescence est le moment de l’éveil des sens : au fil du poème, l’attention se déplace progressivement du tableau général vers une mise en scène plus intime et sensuelle. Le narrateur, qui se décrit « débraillé comme un étudiant », incarne le renversement des valeurs établies. Il observe et admire les corps féminins, décrivant avec minutie « la chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles » ou encore « le dos divin après la courbe des épaules ». Cette sensualité assumée et presque crue tranche avec le discours compassé de la bourgeoisie. Le narrateur se contente d’observer, laissant parler ses sens, pour ensuite engager une conquête subtile et discrète (« Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas… »). Cette posture, oscillant entre distance et séduction, renforce l’idée d’un renouveau où la vie et l’amour ne sauraient se réduire aux conventions sociales.

La musique et la poésie comme métaphores de la vie

Au-delà de la simple description d’un orchestre, la musique devient une métaphore du s&sir et de la vie en mouvement. Le décor du square, rythmé par des mouvements chorégraphiés et des échanges cadencés, symbolise la pulsion irrésistible de la vie, qui, malgré l’ordre apparent, est animée par des forces chaotiques et passionnées. Par sa capacité à subvertir le silence et l’immobilisme, la musique invite ainsià une émancipation des contraintes. De même, Rimbaud utilise un registre de langue mêlant argot, registre très familier. Ce choix lexical permet de donner au texte une dimension à la fois réaliste et inventive. Des termes comme « onnaing », « voyous », « pioupious » créent une atmosphère décalée, ancrée dans le quotidien d’un adoelscent rebelle.

La tonalité ironique se déploie également tout au long du poème : tandis que les descriptions des bourgeois semblent minutieusement détaillées, elles révèlent en contrepoint le ridicule et la vacuité d’un monde régi par les apparences. Le contraste entre ce théâtre social et l’exubérance du désir du narrateur accentue la dimension subversive du texte. D’un côté, la description quasi documentaire des scènes du square témoigne d’un certain détachement ; de l’autre, la voix lyrique du narrateur qui se laisse emporter par ses « belles fièvres » exprime une sensualité vibrante et libératrice. Cette dualité renforce le message d’émancipation, en opposant la froideur des convenances à la chaleur d’un vécu authentique.

« Les Effarés »

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond

A genoux, cinq petits, -misère !-
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Quand ce trou chaud souffle la vie;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
-Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,

Mais bien bas, -comme une prière…
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,

-Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
-Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver…

Un poème de révolte

Ce poème de révolte est caractéristique de la crise sociale et économique qui affecte la France à la fin du Second Empire. Entre famine, chômage, révoltes et répression, les classes populaires subissent de plein fouet les conséquences de la guerre et des choix politiques. Ce contexte explosif marquera durablement Rimbaud qui cherche ici à dénoncer la misère sociale. À travers l’image poignante d’enfants misérables, Rimbaud met en lumière la douleur humaine, ses aspects les plus affligeants et dégradants, et l’indifférence d’une société face à cette souffrance.Le registre pathétique vise à susciter une émotion forte chez le lecteur, notamment la compassion ou la pitié. Dans « Les Effarés », Rimbaud emploie ce registre de manière particulièrement frappante en exposant plusieurs images saisissantes : « Noirs dans la neige et dans la brume » : « noirs » est utilisé de manière frappante ici. Il peut faire référence à la saleté, la misère. La couleur noire est souvent associée à l’obscurité, la souffrance ou l’absence d’espoir dans le contexte de la poésie rimbaldienne. Par opposition, la neige, associée normalement à la pureté, est ici inversée dans son effet. Elle fait contraste avec l’image des enfants misérables. La brume est également une image de confusion, de quelque chose qui est difficile à percevoir clairement, ce qui accentue l’idée de perte de repères, de désorientation ou de pauvreté. Les enfants apparaissent comme des ombres, comme des figures isolées dans un monde froid et brumeux, dans un environnement de privation et de désespoir.

Les enfants : une scène de misère poignante… L’image des « cinq petits » « à genoux » dénote une position de soumission et d’humilité forcée. Ils sont littéralement à genoux, c’est-à-dire dans une position de faiblesse et de supplication. « Leurs culs en rond » : cette expression accentue l’aspect tragique et humiliant de leur situation. Le terme « culs » fait référence à leur condition d’enfants pauvres, mais l’idée du « rond » peut aussi suggérer l’image attendrissante d’une ronde enfantine : l’image du cercle d’enfants touche profondément parce qu’elle combine la force du symbole circulaire avec la tendresse et l’innocence de l’enfance. C’est une vision de paix, d’amour et d’unité face à la cruauté et l’indifférence du monde adulte. Le mot « misère » ajouté à la findu vers 4, souligne cette tragédie sociale. Le lecteur est interpellé non seulement par la pauvreté de ces enfants, mais aussi par leur humiliation et leur isolement.

Le boulanger et la symbolique du pain : « Regardent le boulanger faire / Le lourd pain blond… ». Le boulanger représente une figure de l’abondance, de la nourriture. Pourtant, dans cette scène, le pain,traditionnellement symbole d’amour et de partage, n’est pas accessible aux enfants. De même, le boulanger ne symbolise que la production, voire la discrimination sociale : la nourriture, source de vie et de réconfort, est présente mais hors de portée de ces enfants. Cela accentue leur marginalisation et leur exclusion.

Le « lourd pain blond » : le pain, par sa lourdeur dans ce contexte de misère, alors que les enfants ne peuvent pas en obtenir, accentue leur souffrance et leur désespoir. Il devient le symbole de la privation, de l’espoir inaccessibile.

« Collant leurs petits museaux roses / Au grillage, chantant des choses, / Entre les trous » L’image de museaux (qui fait référence à des visages d’enfants, mais aussi à des animaux comme les chiots) et de roses semble au premier abord assez douce, même si le terme « rose » peut aussi signifier une certaine innocence et fragilité. Ces enfants sont encore jeunes, vulnérables, mais leur innocence est paradoxalement confrontée à une grande misère. Par opposition, le grillage évoque ici une forme de clôture qui isole les enfants, un mur de séparation entre eux et le monde extérieur. Cette barrière physique souligne leur emprisonnement, qu’il soit social ou matériel. Ils sont à la fois dans une position d’attente, cherchant à voir ce qui est de l’autre côté, tout en étant en même temps confinés et emprisonnés dans leur misère. « Entre les trous » : Cette expression suggère l’idée que les enfants tentent de se faufiler ou de voir à travers les failles du grillage. Cela renforce l’idée de leur isolement et de la barrière qui les sépare de la société. Les « trous » peuvent aussi symboliser les failles dans le système social, à travers lesquelles les enfants essaient désespérément d’apercevoir un monde meilleur.

« Mais bien bas, -comme une prière… / Repliés vers cette lumière / Du ciel rouvert, »
Le chant comme prière : « Mais bien bas, -comme une prière… » : Le fait que le chant soit décrit comme une prière suggère que les enfants cherchent une forme de réconfort spirituel face à la douleur. Ils s’adressent à une puissance supérieure (le ciel, la lumière), dans l’espoir d’une rédemption ou d’une délivrance. La prière dans ce contexte accentue leur soumission et leur dépendance vis-à-vis de forces extérieures. La misère sociale les conduit à se tourner vers une forme d’espérance transcendante. « Du ciel rouvert » : Cette image est très forte et peut être interprétée comme une vision d’espoir, un rayon de lumière, une ouverture vers quelque chose de meilleur. Les enfants, à travers leur chant/prière, cherchent à s’échapper de leur condition de misère, à se tourner vers un idéal de salut ou de libération. Le ciel « rouvert » évoque peut-être une révélation ou une possibilité de passage, une petite ouverture d’espoir au milieu de la souffrance.

« -Si fort, qu’ils crèvent leur culotte / -Et que leur lange blanc tremblotte / Au vent d’hiver… »
« Si fort, qu’ils crèvent leur culotte »
: Cette image est particulièrement crue et poignante. Le terme « crever » suggère une violence, une force désespérée. Le cri ou le chant des enfants est si intense qu’il entraîne une rupture, une explosion dans leur pauvreté. L’idée de « crever » fait aussi allusion à une souffrance physique ou psychologique, comme si les enfants étaient au bord du désespoir total, écrasés par une douleur qu’ils ne peuvent plus contenir. La culotte, une image d’enfance, est une fragilité qui s’effondre sous la violence de leur situation.
« Linge blanc tremblotte » : Le lange blanc, symbole de la petite enfance, fait écho à l’innocence, mais cette innocence est secouée par la brutalité de leur situation. Le linge est tremblant sous le vent d’hiver, ce qui évoque une fragilité extrême dans un contexte de misère. Le vent d’hiver ici représente non seulement la froidure physique, mais aussi l’indifférence sociale et l’hostilité du monde extérieur envers ces enfants laissés à eux-mêmes. Le vent d’hiver ajoute à l’aspect dérisoire et impuissant de la situation : ces enfants sont à la fois vulnérables et exposés, et le froid (de la nature et de la société) exacerbe leur souffrance. Le « tremblotement » de leur linge blanc fait référence à une fragilité aussi bien physique qu’existentielle.

Rimbaud évoque la dureté de la vie pour les enfants pauvres dans une société où la misère est non seulement écrasante, mais aussi invisible et ignorée. Les enfants sont « effarés ». Réduits à l’état de simples corps, ils ne reçoivent pas le soutien dont ils ont besoin. Le pathétique visuel et sensoriel vise à mettre en avant la vulnérabilité et l’innocence des petites victimes. Le poème joue ainsi sur plusieurs registres sensoriels (la vue, le toucher, et même l’odorat dans certaines images), pour immerger le lecteur dans un environnement de délabrement et de souffrance. Les corps sont décrits dans leur détérioration physique, et cette accentuation des défaillances corporelles intensifie la révolte et l’indignation.

« Roman »

-I-

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits – la ville n’est pas loin –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

-II-

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

-III-

Le coeur fou robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

-IV-

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

Le poème « Roman » est une réflexion légère et nostalgique sur la jeunesse et les premiers émois amoureux. Il s’agit d’un récit initiatique où Rimbaud, âgé lui-même d’environ 16 ans au moment de l’écriture, explore la liberté, l’insouciance, et l’éveil des sens caractéristiques de l’adolescence. Le titre « Roman » évoque tout d’abord le genre littéraire du roman, avec ses récits d’aventures sentimentales et ses quêtes idéalisées. Le titre suggère également l’idée d’une histoire d’amour : à dix-sept ans, les expériences amoureuses prennent une dimension épique et imaginaire. On peut aussi interpréter ce titre comme une manière de se distancier des attentes des lecteurs : « Roman » est un poème qui joue sur les images, les sensations et les associations libres, ce qui va à l’encontre des conventions d’un roman traditionnel : Rimbaud transforme ainsi le genre littéraire du roman en un espace d’exploration poétique, où la réalité et l’imaginaire se mêlent de façon originale. 

Structure et style

Le poème est constitué de huit strophes, où Rimbaud emploie des alexandrins légers et fluides, tout en rompant parfois avec les conventions classiques grâce à une musicalité et des images modernes. Le poème débute par une affirmation provocante : « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ». Cette déclaration, empreinte d’humour et de désinvolture, donne le ton du texte. Elle renvoie à une vision amusée et distancée de la jeunesse.

Au niveau du style, cominent des images poétiques sensuelles et sensorielles : Rimbaud privilégie des descriptions sensuelles et précises, comme les odeurs de tilleuls, de vigne et de bière, ou les impressions visuelles (étoile, chiffon d’azur). Le poème est traversé par un éveil des sens, marqué par une communion avec la nature et l’émerveillement amoureux. La nature est en effet complice des émotions : « Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin. » Les soirs d’été, les parfums, la douceur de l’air et le vent qui porte les bruits participent à l’atmosphère d’effervescence des premiers émois amoureux.

Les sensations physiques  sont particulièrement présentes dans le texte : « La sève est du champagne et vous monte à la tête. » : Rimbaud compare l’énergie vitale de la jeunesse à une ivresse joyeuse et spontanée, où le corps réagit avant même que la raison intervienne. Le baiser devient une sensation vibrante : « Qui palpite là, comme une petite bête. »

Le regard et l’imaginaire amoureux : Le passage d’une jeune fille, silhouette fugace et fascinante, déclenche un flot de rêveries. Rimbaud évoque avec humour le rejet que l’adolescent, quelque peu immature et inexpérimenté, peut ressentir face à une jeune fille qui lui semble à la fois fascinante et moqueuse.L’attirance est décrite avec un mélange de maladresse, de naïveté et de fantasmes. Si Rimbaud dépeint avec tendresse la jeunesse, il ne manque pas d’en souligner l’aspect naïf et un peu ridicule. En particulier, il se moque des maladresses de l’adolescent : « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans. » Le verbe inventé « Robinsonne » compare l’adolescent à Robinson Crusoé, perdu dans un monde imaginaire où il projette ses rêves amoureux. Rimbaud montre ici l’excès d’idéalisation et les illusions propres à cet âge. Face aux naïvetés du jeune homme, la jeune fille est montrée plus légère et quelque peu cruelle : « Elle tourne, d’un air vif, et d’un air détaché,Une petite chanson bien désobligeante… »

Un regard empreint de nostalgie : bien que le ton soit léger et ironique, le poème est aussi traversé par une certaine nostalgie de la jeunesse. La répétition du vers d’ouverture à la fin du poème (« « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » ») agit comme une réflexion rétrospective, où l’adulte peut se remémorer cet âge insouciant avec tendresse et mélancolie. L’idéalisation d’une époque révolue est particulièrement marquée dans le dernier vers : « Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade ». Cette image associe la jeunesse à un cadre précis et idyllique. Les tilleuls deviennent le symbole d’un moment unique, associé à la légèreté de l’adolescence.

Influences : romantisme et réalisme. Rimbaud allie des descriptions poétiques de la nature à des scènes plus réalistes (parfum de bière, faux col du père). Il montre une sensibilité romantique, tout en adoptant un regard ironique sur les illusions de l’adolescence.

« Le mal »

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Rédigé par Arthur Rimbaud en août 1870, « Le Mal » s’inscrit dans le contexte dramatique de la guerre franco-prussienne (1870-1871), qui a marqué douloureusement la France et dont Rimbaud, âgé de 16 ans, est un témoin indirect. L’dolescent exprime sa révolte face à la barbarie humaine et aux souffrances causées par la guerre. ce poème, au ton accusateur et sombre, dénonce avec force l’absurdité de la guerre et la complicité implicite de la religion dans ce chaos.

La rupture avec la poésie traditionnelle

Le poème est composé de deux quatrains et deux tercets, formant un sonnet en alexandrins. Cependant, il s’éloigne du sonnet traditionnel par le ton, la violence du langage et l’absence de toute idéalisation patriotiqye. Les deux quatrains dénoncent la guerre de façon réaliste et brutale, en mettant l’accent sur la violence et l’absurdité de cette destruction. Les deux tercets introduisent une critique acerbe de la religion, incarnée par un Dieu indifférent et hypocrite.

Les quatrains : la guerre et son absurdité. Rimbaud peint la guerre avec une violence saisissante. Les images évoquent un chaos infernal et l’anéantissement de l’humanité.

Vers 1-2 : Une violence cosmique : « Tandis que les crachats rouges de la mitraille/Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;

  • « Crachats rouges » : Métaphore saisissante pour décrire les projectiles meurtriers. Cette image personnifie la mitraille, en lui donnant une dimension viscérale et répugnante.
  • Le contraste avec « l’infini du ciel bleu » : La beauté de la nature est confrontée à l’horreur humaine. Cela renforce l’absurdité de la guerre, qui souille la pureté de l’univers.

Vers 3-4 : Les soldats sacrifiés : « Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,/Croulent les bataillons en masse dans le feu ; »

  • « Écarlates ou verts » : Référence aux uniformes des soldats, réduits à de simples couleurs, anonymes, déshumanisés.
  • « Le Roi qui les raille » : critique implicite des dirigeants, ici symbolisés par le Roi, qui sacrifient des vies sans remords. Cette ironie amère dénonce l’indifférence des puissants face à la souffrance des plus humbles.

Vers 5-6 : La folie destructrice : « Tandis qu’une folie épouvantable broie/Et fait de cent milliers d’hommes un fumier ; »

  • « Une folie épouvantable » : La guerre est présentée comme une démence collective, une machine infernale qui broie les hommes.
  • « Un fumier » : Image brutale et dégradante : les soldats ne sont plus que des déchets, des corps inutiles abandonnés sur le champ de bataille.

Vers 7-8 : Le contraste avec la nature : « — Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,/Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… ».

  • La nature indifférente : L’été et l’herbe symbolisent la beauté et la sérénité naturelles, en contraste avec la destruction humaine. « Saintement » : Ironie mordante. La nature, qui a créé les hommes avec une intention pure, est trahie par leur barbarie.
Les tercets : une critique acerbe de la religion. Les deux tercets dénoncent un Dieu complice de la guerre et indifférent aux souffrances humaines.

Vers 9-10 : Un Dieu hypocrite : — Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées/Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or, ».

  • Dieu « qui rit » : Cette image est choquante. Rimbaud accuse la religion de complicité passive face à l’horreur, se complaisant dans le luxe des églises :  le vocabulaire sacré souligne l’écart entre la richesse ostentatoire de l’Église (« Les nappes damassées », « l’encens », « les calices d’or ») et la misère des fidèles.

Vers 11-12 : L’indifférence divine : « Qui dans le bercement des hosannas s’endort,/Et se réveille, quand des mères, ramassées ».

  • Dieu endormi : métaphore d’un Dieu inactif, insensible aux prières et au désespoir des humains. « Des hosannas » : Les chants religieux deviennent des berceuses inutiles, incapables de réveiller une divinité indifférente.

Vers 13-14 : Les mères sacrifiées : Dans l’angoisse, et pleurant sous leurs vieilles coiffes noires,/Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! ». « Les mères » : figures du désespoir, symboles des familles détruites par la guerre. « Un gros sou lié dans leur mouchoir » : Critique de l’exploitation des pauvres par l’Église, qui recueille des offrandes dérisoires au lieu de soulager les souffrances.

« Le Dormeur du val »

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Une progression narrative originale :

Première strophe : un cadre qui semble idyllique

    • « C’est un trou de verdure où chante une rivière ». L’expression « trou de verdure » dépeint un paysage intime et protégé. Cet écrin de verdure semble épargné par l’agitation du monde. Le verbe « chante », attribué à la rivière (personnification), confère au décor une musicalité douce et vivante, ce qui renforce son aspect accueillant et harmonieux.

    • « Accrochant follement aux herbes des haillons / D’argent » L’adverbe « follement » introduit une touche d’agitation ou de désordre dans ce paysage. La rivière, en accrochant des « haillons d’argent » aux herbes, crée une image intrigante. Le contraste entre « haillons » (qui suggèrent un délabrement) et leur éclat argenté (qui sublime la scène) peut être vu comme un présage subtil : l’oxymore annonçant une dissonance dans ce paysage parfait.

    • « Où le soleil, de la montagne fière, / Luit » : Le soleil est personnifié à travers sa lumière, qui donne au paysage une aura presque sacrée. La « montagne fière » ajoute une dimension majestueuse et impose une hiérarchie dans ce décor. Ce cadre naturel, lumineux et protecteur, semble figé dans une beauté éternelle.

    • « C’est un petit val qui mousse de rayons » : Le « petit val » évoque un lieu paisible et intime, comme un écrin naturel. Le mot « mousse », d’une grande richesse poétique, suggère une douceur tactile et visuelle : les rayons du soleil, abondants, semblent se mêler à la végétation, donnant l’impression d’un paysage vivant et lumineux. La métaphore de la mousse, légère et éphémère, peut aussi être interprétée comme une allusion à la fragilité de la scène et de la vie.

Cette strophe déploie donc un tableau impressionniste d’une grande beauté, avec des images visuelles et auditives qui participent à une atmosphère paisible et lumineuse. Cependant, sous cette sérénité se cache une tension implicite. Le contraste entre les « haillons », le « trou » et la perfection apparente de la lumière prépare le lecteur à la révélation brutale du poème : ce lieu n’est pas seulement un havre de paix, mais aussi un cadre où se joue un drame silencieux.

La suite du poème : une dramatisation croissante

Tout au long du poème, Rimbaud joue sur l’ambiguïté entre l’apparente sérénité et la vérité macabre. Le jeune soldat semble simplement endormi. La douceur des expressions (« bouche ouverte », « tête nue ») et la fraîcheur du « cresson bleu » renforcent cette impression d’innocence et de paix. Mais le champ lexical de la pâleur (« pâle », « lit vert ») prépare subtilement la révélation finale. De même, l‘apparente sérénité du soldat, qui semble simplement dormir, est subtilement perturbée par des indices comme « il a froid » et « il fait un somme », « souriant comme sourirait un enfant malade », etc. avant d’atteindre la chute glaçante dans le dernier vers : « Il a deux trous rouges au côté droit ». La brutalité de ces « trous rouges » contraste avec la douceur du paysage. La révélation est d’autant plus marquante qu’elle surgit dans les derniers mots, prenant le lecteur par surprise. Le fait que les « parfums ne font pas frissonner sa narine » ajoute une dimension tragique : le soldat est insensible à la beauté qui l’entoure, car il est mort.

Le poème, écrit en 1870, pendant la guerre franco-prussienne, dénonce implicitement l’absurdité de la guerre. Le jeune soldat, innocent, est sacrifié dans un cadre naturel paisible qui rend sa mort encore plus absurde et injuste. Ce contraste entre la jeunesse (« soldat jeune ») et la violence brutale des « trous rouges » accentue le caractère tragique de la scène.

Rimbaud, à travers « Le Dormeur du val », propose une critique acerbe de la guerre et de la condition humaine. Le poème, par son organisation visuelle et son schéma narratif implacable, joue sur les contrastes entre la beauté immuable de la nature et l’image poignante d’un jeune homme fauché dans sa jeunesse par la guerre : le  poème s’ouvrait sur un « trou de verdure » et se referme sur son redoublement tragique : « deux trous rouges ». La scène calme et apaisante devient un lieu de tragédie silencieuse, et le malaise grandit inexorablement jusqu’à la révélation finale.


« Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir »

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Contextualisation

Dans ce poème, Rimbaud dépeint une scène nocturne au « Cabaret vert » : lieu de rencontre dans la ville belge de Charleroi. L’adolescence et le plaisir du vagabondage occupent une place centrale dans le texte. En se rendant en Belgique à pied, Rimbaud incarne l’image du poète-vagabond, en rupture avec les normes sociales et familiales. La Belgique, proche de Charleville, est une destination logique pour un jeune fugueur. Elle offre à Rimbaud un territoire étranger et pourtant accessible. Ce pays, avec ses villes industrielles comme Charleroi et ses tavernes populaires, nourrit son imaginaire. Le poème est l’expression de cette liberté retrouvée où l’acte de s’arrêter dans une auberge devient presque une émancipation, à la fois  acte d’insouciance, de rébellion et de quête identitaire. L’image du « vagabond » symbolise le refus des normes et de la stabilité imposée par la société bourgeoise. Dans « Au Cabaret-Vert », ce vagabondage prend la forme d’une errance physique mais aussi mentale, une exploration des plaisirs de la liberté et de l’existence hors des règles établies. Rimbaud joue avec l’idée de l’immédiateté du plaisir, des rencontres fortuites et des sensations brutes, et cela reflète un aspect fondamental de l’adolescence : l’urgence de vivre, de ressentir, de se libérer des attentes extérieures.

Un éloge du vagabondage

Une vie sur les routes : « Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines / Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi. » Ces premiers vers établissent immédiatement le contexte : un voyageur fatigué, usé par ses errances, arrive en ville. L’image des bottines déchirées évoque le vagabondage : Rimbaud explore le monde à pied, sans but précis, en quête d’expériences nouvelles. Ce vagabondage n’est pas présenté comme une contrainte, mais comme une liberté choisie. Rimbaud s’identifie à la figure du poète-vagabond, rejetant les conventions sociales pour une existence errante et ouverte à l’imprévu.

Une halte bien méritée : « Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines / De beurre et du jambon qui fût à moitié froid. » Cette halte dans une auberge modeste met en avant le plaisir simple et authentique du voyage. Le vagabondage est une quête qui alterne fatigue et moments de réconfort, comme celui-ci, où une nourriture modeste devient une source de bonheur.

L’impression de liberté : le poème dégage une légèreté liée au vagabondage. Le narrateur ne semble pas préoccupé par l’avenir ou les responsabilités. Il savoure l’instant présent, incarnant un esprit de liberté caractéristique de l’adolescence et du romantisme.

L’attrait pour les plaisirs matériels

« La fille aux tétons énormes, aux yeux vifs » : Rimbaud insiste sur deux éléments du corps de cette femme : les « tétons énormes », qui soulignent sa sensualité et sa féminité exubérante. Ce détail physique est direct et cru, en rupture avec les conventions littéraires de l’époque, où les femmes étaient souvent idéalisées. Ici, Rimbaud célèbre une sensualité brute et naturelle. Les « yeux vifs », qui expriment sa vivacité, sa franchise et son énergie. Ces yeux pleins de vie contrastent avec la fatigue du voyageur, ajoutant à l’impression de vitalité débordante de cette femme, qui semble incarner une figure populaire et accessible, éloignée des femmes idéalisées des salons bourgeois. Elle est une serveuse, une femme de cabaret, proche des classes populaires que Rimbaud fréquente et admire pour leur authenticité.

Ce réalisme souligne le goût de Rimbaud pour le concret et le quotidien. Il s’éloigne des images éthérées pour représenter une femme ancrée dans le monde réel, au tempérament audacieux et libre : « Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! ». Contrairement à l’image conventionnelle de la femme timide ou pudique, cette serveuse assume pleinement sa sensualité, sans crainte ni fausse modestie. De même, les termes « tétons énormes » et « baiser » sont volontairement crus et directs, marquant une rupture avec la poésie romantique ou symboliste traditionnelle. Rimbaud privilégie une poésie ancrée dans le réel, qui ne craint pas de choquer par sa franchise. Ce choix stylistique reflète l’audace du jeune poète, prêt à bouleverser les codes littéraires de son époque.

L’adolescent « bienheureux »

Le regard émerveillé de l’adolescent : le poème est marqué par un émerveillement adolescent face aux plaisirs simples : « Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table/Verte » : ce moment de repos devient presque jubilatoire. L’attitude désinvolte du narrateur traduit la spontanéité et la légèreté de la jeunesse. La fugue de Rimbaud n’est pas une quête tragique ou désespérée, mais un acte d’évasion joyeux, une recherche de sensations nouvelles : l’expression « bienheureux » traduit cette insouciance et cette capacité à savourer l’instant présent, typique du jeune poète.

Une quête de plaisirs simples : l’adolescence est souvent associée à un goût pour les plaisirs immédiats. Ici, le narrateur ne cherche pas une richesse ou un luxe extraordinaire, mais se contente de « tartines de beurre et du jambon ». La nourriture, aussi humble soit-elle, devient une source de satisfaction immense.

Une posture rebelle : « je contemplai les sujets très naïfs/De la tapisserie ». Rimbaud adopte une posture critique, presque moqueuse, envers le décor rustique de l’auberge. Cette attitude traduit l’esprit de rébellion et d’ironie propre à l’adolescence, où l’on se positionne souvent en opposition aux choses établies.

L’importance du cadre : un lieu de réconfort et de ressourcement

Le Cabaret-Vert, un havre de paix : L’auberge, bien que rustique, est dépeinte comme un lieu accueillant. Elle offre une pause dans le voyage du narrateur, un endroit où il peut se restaurer et se reposer. Ce lieu devient une sorte de refuge, où la fatigue du vagabond s’efface pour laisser place au plaisir.

Un ancrage dans la simplicité : contrairement à d’autres poèmes de Rimbaud qui aspirent à des visions transcendantes ou mystiques, celui-ci se concentre sur la simplicité et la banalité. Le Cabaret-Vert est le symbole de la satisfaction dans des plaisirs modestes, une exaltation des petits moments de bonheur. Rimbaud adopte une approche réaliste, presque prosaïque, où les détails de la vie quotidienne (les bottines, le jambon, les tartines) deviennent poétiques. Ce choix reflète l’adolescence du poète lui-même, qui cherche à bousculer les conventions littéraires en faisant de la banalité un élément presque extraordinaire.


« Ma bohème »
Fantaisie

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot1 aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal2 ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse3.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée4 à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

1. Paletot : manteau. Le paletot est « idéal » car il n’est n’est plus qu’une « idée » tant il est usé.
2. Féal : au Moyen Âge, chevalier dévoué à son seigneur (ici : à sa muse inspiratrice).
3. La Grande Ourse, constellation visible la nuit, symbolise l’immensité et la simplicité du ciel comme abri pour le vagabond. Le cosmos devient un lieu familier et protecteur.
4. La rosée, élément naturel simple et pur, devient une boisson revigorante pour le poète. Ce parallèle entre nature et ivresse traduit une exaltation et une jouissance du moment présent.

Structure et musicalité : ce poème traduit bien ce désir d’émancipation de la part de Rimbaud entre respect de la forme traditionnelle du sonnet (2 quatrains et 2 tercets) et subversion des règles poétiques classiques. 

Mélange des registres : Rimbaud utilise un langage familier (« poings dans mes poches crevées ») qui contraste avec les envolées lyriques (« Muse ! et j’étais ton féal »). Ce mélange renforce le caractère autobiographique et sincère du poème.

Thèmes dominants :

La célébration de la liberté vagabonde. Dans « Ma Bohême », Rimbaud fait le récit de sa vie d’errance, qu’il idéalise comme une quête de liberté et de créativité. Le poème est une ode à la vie du poète-vagabond, détaché des préoccupations matérielles et animé par une communion avec la nature et la poésie.
La vie de bohème : Rimbaud adopte la figure du vagabond-poète, pauvre mais libre, vivant dans une simplicité presque mystique. Il transforme la misère matérielle en richesse spirituelle. « Les poings dans mes poches crevées » : Une image de pauvreté, mais aussi d’insouciance. « Mon paletot aussi devenait idéal » : L’idéalisation de cette vie d’errance transcende les privations matérielles.
La communion avec la nature : le poème montre une étroite relation entre le poète et la nature, qui devient à la fois son refuge (« Mon auberge était à la Grande-Ourse. ») et sa source d’inspiration.

Le poète-vagabond et la création poétique

Dans « Ma Bohême », Rimbaud se dépeint comme un poète en devenir, inspiré par sa vie d’errance. La muse accompagne constamment le poète. Rimbaud se présente comme un dévoué serviteur de la poésie (« et j’étais ton féal »), créant des vers même dans les moments les plus ordinaires de sa vie. Cette vie marginale est non seulement une quête de liberté, mais aussi une condition essentielle pour créer : en associant sa vie d’errance au conte du Petit Poucet, Rimbaud montre que ses rimes sont comme des cailloux semés sur le chemin de sa quête poétique. Cela suggère que son parcours, même chaotique, a un but créatif. La poésie devient ainsi l’objet d’une quête spirituelle : « Où, rimant au milieu des ombres fantastiques. » Les ombres fantastiques symbolisent les visions oniriques et créatives qui accompagnent sa solitude. Dans le dernier tercet, Rimbaud associe ses chaussures usées à des lyres, instruments de poésie : « Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers blessés. » Cette métaphore souligne que même la misère matérielle est transformée en source poétique.

Une vision idéalisée de l’adolescence

Ce poème, écrit à l’âge de 16 ans, reflète une vision idéalisée de l’adolescence et de ses élans de liberté : iinsouciance, absence de responsabilités, errance et détachement des contraintes sociales exaltés comme un idéal. Le rôle de la jeunesse dans la création : « La bohème » de Rimbaud ne fait pas seulement l’éloge de la vie vagabonde ; l’errance est présentée comme un passage nécessaire à la création poétique. L’énergie de la jeunesse est assimilée à un élan créatif irrésistible.

Style et modernité

Ce poème, qui se trouve à la fin du recueil, traduit bien ce désir d’émancipation qui anime tous les textes des Cahiers de Douai : bien que structuré comme un sonnet classique, « Ma Bohême » rompt avec plusieurs codes traditionnels pour annoncer une poésie moderne. Le mélange de langage soutenu, voire précieux (« Muse », « féal ») et d’expressions familières (« poches crevées », « Oh ! là ! là ! », « frou-frou ») crée une poésie à la fois ancrée dans le réel et capable de le métamorphoser grâce au pouvoir évocateur de la poésie. Grâce à cette vision novatrice du poète, Rimbaud s’écarte de l’image du poète romantique tourmenté pour embrasser une figure plus transgressive et libertaire.