Sur des gradins de bois peints en vert, elle entretenait toute l’année des reposoirs de plantes en pots, géraniums rares, rosiers nains, reines-des-prés aux panaches de brume blanche et rose, quelques « plantes grasses » poilues et trapues comme des crabes, des cactus meurtriers … Un angle de murs chauds gardait des vents sévères son musée d’essais, des godets d’argile rouge où je ne voyais que terre meuble et dormante.

– Ne touche pas !

– Mais rien ne pousse !

– Et qu’en sais-tu ? Est-ce toi qui en décides ? Lis, sur les fiches de bois qui sont plantées dans les pots ! Ici, graines de lupin bleu ; là, un bulbe de narcisse qui vient de Hollande ; là, graines de physalis ; là, une bouture d’hibiscus – mais non, ce n’est pas une branche morte ! – et là, des semences de pois de senteur dont les fleurs ont des oreilles comme des petits lièvres. Et là… Et là… […]

A ce moment, son visage, enflammé de foi, de curiosité universelle, disparaissait sous un autre visage plus âgé, résigné et doux. Elle savait que je ne résisterais pas, moi non plus, au désir de savoir et qu’à son exemple je fouillerais, jusqu’à son secret, la terre du pot à fleurs. Elle savait que j’étais sa fille, moi qui ne pensais pas à notre ressemblance, et que déjà je cherchais, enfant, ce choc, ce battement accéléré du cœur, cet arrêt du souffle : la solitaire ivresse du chercheur de trésor. Un trésor, ce n’est pas seulement ce que couvent la terre, le roc ou la vague. La chimère de l’or et de la gemme n’est qu’un informe mirage : il importe seulement que je dénude et hisse au jour ce que l’œil humain n’a pas, avant le mien, touché…

J’allais donc, grattant à la dérobée le jardin d’essai, surprendre la griffe ascendante du cotylédon, le viril surgeon que le printemps chassait de sa gaine. Je contrariais l’aveugle dessein que poursuit la chrysalide d’un noir brun bilieux et la précipitais d’une mort passagère au néant définitif.

– Tu ne comprends pas… Tu ne peux pas comprendre. Tu n’es qu’une petite meurtrière de huit ans… de dix ans… Tu ne comprends rien encore à ce qui veut vivre.

Assise au bord de l’étang, entre son mari et ses enfants sauvages, seule ma mère semblait recueillir mélancoliquement le bonheur de compter, gisants contre elle, sur l’herbe fine et jonceuse rougie de bruyère, ses bien-aimés… […] Courant en risées sur les cimes des arbres, le vent franchissait la brèche ronde, touchait rarement l’eau. Les dômes des mousserons rosés crevaient le léger terreau, gris d’argent, qui nourrit les bruyères, et ma mère parlait de ce qu’elle et moi nous aimions le mieux.

Elle contait les sangliers des anciens hivers, les loups encore présents dans la Puysaie et la Forterre, le loup d’été, maigre, qui suivit, cinq heures durant, la victoria. « Si j’avais su quoi lui donner à manger… Il aurait bien mangé du pain… À toutes les côtes, il s’asseyait pour laisser à la voiture son avance d’une cinquantaine de mètres. De le sentir, la jument était furieuse, un peu plus c’est elle qui l’eût attaqué…

– Tu n’avais pas peur ?

– Peur ? Non. Ce pauvre grand loup gris, sec, affamé, sous un soleil de plomb… D’ailleurs j’étais avec mon premier mari. C’est lui aussi, mon premier mari, qui en chassant a vu le renard noyer ses puces. Une touffe d’herbes entre les dents, le renard est entré le derrière le premier, peu à peu, peu à peu, dans l’eau, jusqu’au museau…

Paroles innocentes, enseignements maternels que donnent aussi, à leurs petits, l’hirondelle, la mère lièvre, la chatte… Récits délicieux, dont mon père ne retenait qu’un mot « mon premier mari… », et il appuyait sur « Sido » ce regard bleu gris dans lequel personne n’a jamais pu lire… Que lui importaient, d’ailleurs, le renard, le muguet, la baie mûre, l’insecte ? Il les aimait dans des livres, nous disait leurs noms scientifiques, et dehors les croisait sans les reconnaître… Il louait, sous le nom de « rose » toute corolle épanouie, il prononçait l’o bref, à la provençale, en pinçant, entre le pouce et l’index, une « roz » invisible… […]

C’est ma mère qui caressait la jument noire, qui offrait à ses dents jaunies des pousses tendres, et qui essuyait les pattes du chien pataugeur. Je n’ai jamais vu mon père toucher un cheval. Nulle curiosité ne l’a attiré vers un chat, penché sur un chien. Jamais un chien ne lui a obéi…

Quand mon père mourut, la bibliothèque devint chambre à coucher, les livres quittèrent leurs rayons.

– Viens donc voir, appela un jour mon frère, l’aîné.

Il transportait lui-même, classait, ouvrait les livres, taciturne, en quête d’une odeur de papier piqué, d’une de ces moisissures embaumées d’où se lève l’enfance révolue, d’un pétale de tulipe sec, encore jaspé comme l’agate arborescente…

– Viens donc voir…

La douzaine de tomes cartonnés nous remettait son secret, accessible, longtemps dédaigné. Deux cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé crémeux ou « écolier » épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de pages blanches… Une œuvre imaginaire, le mirage d’une carrière d’écrivain. […].

J’y puisai à mon tour, dans cet héritage immatériel, au temps de mes débuts. Est-ce là que je pris le goût fastueux d’écrire sur des feuilles lisses, de belle pâte, et de ne les point ménager ? J’osai couvrir de ma grosse écriture ronde la cursive invisible, dont une seule personne au monde apercevait le lumineux filigrane qui jusqu à la gloire prolongeait la seule page amoureusement achevée, et signée, la page de la dédicace :

 À ma chère âme,
son mari fidèle :

JULES-JOSEPH COLETTE.

– Des sauvages… Des sauvages…, disait-elle. Que faire avec de tels sauvages ?

Elle secouait la tête. Il y avait, dans son découragement, une part de choix, un désistement raisonné, peut-être aussi la conscience de sa responsabilité. Elle contemplait ses deux garçons, les demi-frères, et les trouvait beaux. L’aîné surtout, le châtain aux yeux pers, dix-sept ans, une bouche empourprée qui ne souriait qu’à nous et à quelques jolies filles. Mais le brun, à treize ans, n’était pas mal non plus, sous ses cheveux mal taillés qui descendaient jusqu’à ses yeux bleu-de-plomb, pareils à ceux de notre père…

Deux sauvages aux pieds légers, osseux, sans chair superflue, frugaux comme leurs parents, et qui préféraient aux viandes le pain bis, le fromage dur, la salade, l’œuf frais, la tarte aux poireaux ou à la citrouille. Sobres et vertueux, – de vrais sauvages…

– Que faire d’eux ? soupirait ma mère.

Ils étaient si doux que nul ne les pouvait atteindre ni diviser.

L’aîné commandait, le second mêlait, à son zèle, une fantaisie qui l’isolait du monde. Mais l’aîné savait qu’il allait commencer ses études de médecine, tandis que le second espérait sourdement que rien ne commencerait jamais pour lui, sauf le jour suivant, sauf l’heure d’échapper à une contrainte civilisée, sauf la liberté totale de rêver et de se taire… Il l’espère encore. 

C’est aux récits de ma mère qu’il me faut remonter, quand il me prend, comme à tous ceux qui vieillissent, la hâte […] de posséder les secrets d’un être à jamais dissous. Lire le « chiffre » de sa turbulente jeunesse, heure par heure perdue en elle-même et d’elle-même renaissant ; marquer, je ne sais quelle grâce m’aidant, marquer du doigt le promontoire d’où il se laissa tomber dans la plate mer des hommes […] ».

Autrefois, le rossignol ne chantait pas la nuit. Il avait un gentil filet de voix et s’en servait avec adresse du matin au soir, le printemps venu. […]

Il se couchait sur le coup de sept heures, sept heures et demie, n’importe où, souvent dans les vignes en fleur qui sentent le réséda, et ne faisait qu’un somme jusqu’au lendemain.

Une nuit de printemps, le rossignol dormait debout sur un jeune sarment […]. Pendant son sommeil, […] les vrilles de la vigne poussèrent si dru, cette nuit-là, que le rossignol s’éveilla ligoté, les pattes empêtrées de liens fourchus, les ailes impuissantes…

Il crut mourir, se débattit, ne s’évada qu’au prix de mille peines, et de tout le printemps se jura de ne plus dormir, tant que les vrilles de la vigne pousseraient.

Dès la nuit suivante, il chanta, pour se tenir éveillé :

Tant que la vigne pousse, pousse, pousse… Je ne dormirai plus !

[…]

J’ai vu chanter un rossignol sous la lune, un rossignol libre et qui ne se savait pas épié. Il s’interrompt parfois, le col penché, comme pour écouter en lui le prolongement d’une note éteinte… Puis il reprend de toute sa force, gonflé, la gorge renversée, avec un air d’amoureux désespoir. Il chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’elles veulent dire. Mais moi, j’entends encore à travers les notes d’or, les sons de flûte grave, les trilles tremblés et cristallins, les cris purs et vigoureux, j’entends encore le premier chant naïf et effrayé du rossignol pris aux vrilles de la vigne :

Tant que la vigne pousse, pousse, pousse…

Cassantes, tenaces, les vrilles d’une vigne amère m’avaient liée, tandis que dans mon printemps je dormais d’un somme heureux et sans défiance. Mais j’ai rompu, d’un sursaut effrayé, tous ces fils tors qui déjà tenaient à ma chair, et j’ai fui… Quand la torpeur d’une nouvelle nuit de miel a pesé sur mes paupières, j’ai craint les vrilles de la vigne et j’ai jeté tout haut une plainte qui m’a révélé ma voix.

Toute seule, éveillée dans la nuit, je regarde à présent monter devant moi l’astre voluptueux et morose… Pour me défendre de retomber dans l’heureux sommeil, dans le printemps menteur où fleurit la vigne crochue, j’écoute le son de ma voix. Parfois, je crie fiévreusement ce qu’on a coutume de taire, ce qui se chuchote très bas, – puis ma voix languit jusqu’au murmure parce que je n’ose poursuivre…

Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne ; mais il y a toujours, vers l’aube de cette nuit sonore, une sage main fraîche qui se pose sur ma bouche, et mon cri, qui s’exaltait, redescend au verbiage modéré, à la volubilité de l’enfant qui parle haut pour se rassurer et s’étourdir…

Je ne connais plus le somme heureux, mais je ne crains plus les vrilles de la vigne.

Le sommeil s’approche, me frôle et fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d’iris… Tu te souviens ? Quelle lumière, quelle jeunesse impatiente exaltait toute cette journée !… Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des paulownias, d’un mauve pluvieux du ciel parisien… Les pousses des cassis que tu froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre, – tout débordait d’un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d’alcool et de citronnelle…

Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe… Ta tranquille joie veillait sur ma folie, et quand j’ai tendu la main pour atteindre ces églantines, tu sais, d’un rose si ému, – la tienne a rompu la branche avant moi, et tu as enlevé, une à une, les petites épines courbes, couleur de corail, en forme de griffes… Tu m’as donné les fleurs désarmées…

Tu m’as donné les fleurs désarmées… Tu m’as donné, pour que je m’y repose haletante, la place la meilleure à l’ombre, sous le lilas de Perse aux grappes mûres… Tu m’as cueilli les larges bleuets des corbeilles, fleurs enchantées dont le cœur velu embaume l’abricot… Tu m’as donné la crème du petit pot de lait, à l’heure du goûter où ma faim féroce te faisait sourire… Tu m’as donné le pain le plus doré, et je vois encore ta main transparente dans le soleil, levée pour chasser la guêpe qui grésillait, prise dans les boucles de mes cheveux… Tu as jeté sur mes épaules une mante légère, quand un nuage plus long, vers la fin du jour, a passé ralenti, et que j’ai frissonné, toute moite, tout ivre d’un plaisir sans nom parmi les hommes, le plaisir ingénu des bêtes heureuses dans le printemps… Tu m’as dit : « Reviens… arrête-toi… Rentrons ! » Tu m’as dit…

J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu’un fruit mûrit on ne sait où, – là-bas, ici, tout près, – un fruit insaisissable qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près…

Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l’heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s’ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir…

Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie.

Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous…

Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde…

C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes, et toute pareille au paradis, écoute bien, car… »

Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée… « Veux-tu venir ici, sotte bête ! » Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain…

La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête détournée comme devant un foyer trop ardent… Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière…

Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon…

Douceur de se sentir sans défense et, sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue !

Couchée sur le ventre, un linceul de sable me couvre à demi. Si je bouge, un fin ruisseau de poudre s’épanche aux creux de mes jarrets, chatouille la plante de mes pieds… Le menton sur mes bras croisés, le bord de la cloche de jonc borne mes regards et je puis à mon aise divaguer, me faire une âme nègre à l’ombre d’une paillote. Sous mon nez, sautent, paresseusement, trois puces de mer, au corps de transparente agate grise… Chaleur, chaleur… Bourdonnement lointain de la houle qui monte ou du sang dans mes oreilles ?… Mort délicieuse et passagère, où ma pensée se dilate, monte, tremble et s’évanouit avec la vapeur azurée qui vibre au-dessus des dunes…

À la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.

Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles… Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d’agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.

Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas… On regrette le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d’un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins… Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase.

Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée… Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; – dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule…

La baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte. La mer est partie si loin qu’elle ne reviendra peut-être plus jamais ?… Si, elle reviendra, traîtresse et furtive comme je la connais ici. On ne pense pas à elle ; on lit sur le sable, on joue, on dort, face au ciel, – jusqu’au moment où une langue froide, insinuée entre vos orteils, vous arrache un cri nerveux : la mer est là, toute plate, elle a couvert ses vingt kilomètres de plage avec une vitesse silencieuse de serpent. Avant qu’on l’ai prévue, elle a mouillé le livre, noirci la jupe blanche, noyé le jeu de croquet et le tennis. Cinq minutes encore, et la voilà qui bat le mur de la terrasse, d’un flac-flac doux et rapide, d’un mouvement soumis et content de chienne qui remue la queue…

Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’Est obscur, en goéland de neige…

Ô tous les hivers de mon enfance, une journée d’hiver vient de vous rendre à moi ! C’est mon visage d’autrefois que je cherche, dans ce miroir ovale saisi d’une main distraite, et non mon visage de femme, de femme jeune que sa jeunesse va, bientôt, quitter…

Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant que je rêvais… D’un pinceau ému je pourrais repeindre, sur ce visage-ci, celui d’une fraîche enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques achevées en un menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser, une bouche dont les coins rusés démentent la courte lèvre ingénue… Hélas, ce n’est qu’un instant. Le velours adorable du pastel ressuscité s’effrite et s’envole… L’eau sombre du petit miroir retient seulement mon image qui est bien pareille, toute pareille à moi, marquée de légers coups d’ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des lèvres, entre les sourcils têtus… Une image qui ne sourit ni ne s’attriste, et qui murmure, pour moi seule : « Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d’un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux : déjà tu commences à t’éloigner de ta vie, ne l’oublie pas, il faut vieillir !

Éloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n’oublie rien ! Emporte ta santé, ta gaîté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t’a rendu la vie moins amère ; n’oublie pas ! Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, – puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse – si tu as, jusqu’au bout gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… »

À fréquenter le chat, on ne risque que de s’enrichir. Serait-ce par calcul que depuis un demi-siècle, je recherche sa compagnie ? Je n’eus jamais à le chercher loin : il naît sous mes pas. Chat perdu, chat de ferme traqueur et traqué, maigri d’insomnie, chat de libraire embaumé d’encre, chats des crémeries et des boucheries, bien nourris, mais transis, les plantes sur le carrelage ; chats poussifs de la petite bourgeoisie, enflés de MOI ; heureux chats despotes qui régnez sur Claude Farrère, sur Paul Morand, – et sur moi… Tous vous me rencontrez sans surprise, non sans bonheur. Qu’entre cent chats, elle témoigne, un jour, en ma faveur, cette chatte errante et affamée qui se heurtait, en criant, à la foule que dégorge, le soir, le métro d’Auteuil. Elle me démêla, me reconnut : « Enfin, toi !… Comme tu as tardé, je n’en puis plus… Où est ta maison ? Va, je te suis… » Elle me suivit, si sûre de moi que le cœur m’en battait. Ma maison lui fit peur d’abord, parce que je n’y étais pas seule. Mais elle s’habitua, et y resta quatre ans, jusqu’à sa mort accidentelle.

Loin de moi de vous oublier, chiens chaleureux, meurtris de peu, pansés de rien. Comment me passerais-je de vous ? Je vous suis si nécessaire… Vous me faites sentir le prix que je vaux. Un être existe donc encore, pour qui je remplace tout ? Cela est prodigieux, réconfortant, – un peu trop facile. […].

Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de chiens, – mais il y a eu le chat. À l’espèce chat, je suis redevable d’une certaine sorte, honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement.