Une Vie de Maupassant, Thérèse Desqueyroux de Mauriac : deux destins de femmes (© Bruno Rigolt, juin 1985 pour la première version (Université de Paris IV-Sorbonne, mars 2010, EPC pour la version mise à jour)
Sommaire (table des matières)
Introduction
Première partie : Destin et Comédie
chapitre 1 : Conscience et Vie
chapitre 2 : l’échec de la maîtrise existentielle
Deuxième partie ; Destin et Drame
chapitre 3 : la société et le refus du projet d’être
chapitre 4 : la mort au monde
chapitre 5 : destins de femmes, destins de classes : la mort du monde
Deuxième partie : Destin et Drame
CHAPITRE QUATRE
La mort au monde
“Ainsi le monde n’ayant plus d’appas pour Bernard, et Bernard n’ayant plus aucun sentiment pour le monde, le monde est mort pour lui, et lui il est mort au monde”. BOSSUET, Œuvres oratoires (¹)
La mort au monde exprime le prolongement d’une séparation du personnage avec la société (refus du projet d’être) dans une séparation intrinsèque (de l’être avec lui-même). Une vie et Thérèse Desqueyroux intériorisent la mort au monde dans le motif de la mort au moi. Cette véritable “machination” romanesque s’opère en trois étapes : solitude, enfermement, exil. C’est autour de ce tryptique funèbre que s’articule le passage d’un resserrement du moi à son expansion forcée qui le défait de lui-même. Cet éclatement de l’être qui pousse le personnage à vouloir être ce qu’il n’est plus, s’inscrit progressivement dans la représentation du désespoir et d’un profond pessimisme social.
Le roman de Maupassant comme celui de Mauriac sont les récits de deux solitudes d’entre les solitudes : l’absence de repères historiques, d’une chronologie événementielle de la vie des personnages, s’impose au lecteur comme la traduction d’une limitation de l’espace qui vient ralentir l’écoulement du temps à l’intérieur duquel Jeanne et Thérèse découvrent la solitude.
Dès la première page, la pluie, qui baptise la venue au monde des deux femmes, apparaît comme l’image spleenétique de l’isolement et révèle, en son symbolisme de la naissance et de la séparation, un processus inéluctable de confinement et d’enlisement. S’il est vrai qu’elle est source de vie pour la femme (on retrouce ce symbolisme dans les deux romans), elle n’en confère pas moins aux romans leurs tonalités pessimistes qui vont s’imprégner au paysage intérieur de Jeanne et de Thérèse. La pluie en effet, traduit une limitation de l’espace accentuée par l’épisode du voyage : l’habitacle réconfortant de la calèche ou du wagon de chemin de fer allégorise en réalité la plus pesante des solitudes.
Intéressons-nous d’abord au temps du voyage, dont le parcours nocturne n’est pas sans évoquer les représentations mythiques de la coque protectrice, qui exprime l’inquiétante parabole du retour vers le passé. Ainsi le voyage intègre-t-il dans une ascendance spatiale une descendance temporelle. Comme la pluie mêlait à une aspiration bienfaisante l’expiration d’un souffle du passé, le voyage élargit ce thème aux dimensions de l’œuvre : de Rouen aux Peuples ou de Bazas à Argelouse, il immobilise progressivement les deux femmes pour les figer à leur arrivée en une attitude définitive qui s’accentuera au fil des pages, celle de la séparation.
Même le paysage extérieur semble retenir et juguler l’évasion féminine : la route, tout comme la voie ferrée (²), orientent en quelque sorte le destin des deux femmes vers le lieu du drame et les privent de tout secours extérieur. C’est de cette “plongée” spatio-temporelle que s’élèveront les Peuples et Argelouse, points d’ancrage de la solitude. Le déphasage du vieux château d’Une vie, que nous avons étudié, découvre soudain l’abîme de ses fondations : l’océan. La demeure aux assises délabrées, isolée dans sa sphère est en effet la nébuleuse du vide : pas de village, de noms de rues où se raccrocher. C’est comme si dans une région localisée (le plateau de Caux) et référentiée (Yport, Goderville…) se dressait une habitation fantômatique. De même, c’est de la lande mauve qui s’échoue dans la mer que se dresse le “quartier perdu” d’Argelouse, lieu de la réclusion. Dans les premières pages du chapitre trois, se structurent peu à peu les images de l’enfoncement de l’être en lui-même : pays des sables, des marécages et des lagunes, Argelouse est la traduction même d’un “non-lieu”.
La dureté du climat vient d’ailleurs renforcer dans les deux romans cet isolement physique : aux altérations salines qui rongent le manoir cauchois correspond la décomposition par l’humidité qui pénètre dans les intérieurs d’Argelouse ; et pourtant, notation symbolique chez Mauriac, à cette “extrémité de la terre” (TD, 29) est le pays de la soif. Comme dans Une vie, c’est une géographie désolée qui s’impose à l’être, toujours prête, en dépit de son indifférence apparente, à faire irruption dans le destin des personnages. Les vagabondages de Jeanne, les souvenirs de Thérèse des promenades fugitives avec Anne ou Jean apparaissent surtout comme l’émergence d’un désarroi qui se gonflera de la solitude humaine.
Plus oppressante est en effet cette impossibilité de communiquer dont le mariage constituera le probant témoignage. Maupassant dans son Histoire du vieux temps écrivait : “L’homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux./Il marche par le monde ; et, pour qu’il soit heureux,/Il faut qu’il ait trouvé, dans sa course incertaine,/L’autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ;/Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;/ Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas”.
Ces vers, si caractéristiques de la littérature de la deuxième moitié du XIXè siècle, rapprochent assurément Maupassant et Mauriac : dans les deux romans le mariage s’impose comme une impossibilité pour l’être de se retrouver en lui-même. À travers leur union, Jeanne et Thérèse font l’expérience d’un monde sans amour où elles sont toujours seules : le voyage en Corse ou le parisianisme de Jean correspondent aux seuls moments de cette vie intense à laquelle Thérèse et Jeanne aspiraient : le retour irrémédiable aux Peuples et le départ de Jean Azévédo datent le point d’ancrage des romans et ponctuent l’impossibilité de l’amour :
“Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu’elle les sentit passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour se trouvait tout de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien. “Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre. “Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves”. (UV)
De même, dans Thérèse Desqueyroux, l’isolement social dont souffrait la jeune femme bien avant son mariage (“les métayers la saluaient de loin ; les enfants ne l’approchaient pas” – TD, 37) s’intensifiera dans son union avec Bernard, révélation douloureuse de la plus intense solitude morale :
“Un grand feu brûlait et, au dessert, il n’avait qu’à tourner son fauteuil, pour tendre à la flamme ses pieds chaussés de feutres. Ses yeux se fermaient sur La Petite Gironde. Parfois il ronflait, mais aussi souvent je ne l’entendais même pas respirer. Les savates de Balionte traînaient encore à la cuisine ; puis elle apportait les bougeoirs. Et c’était le silence, le silence d’Argelouse !” (TD)
Comme le révèlait lui-même François Mauriac à Jean Amrouche : “Je crois que le vrai drame de la plupart de mes personnages tient dans le titre d’un de mes romans, Le Désert de l’amour, qui pourrait servir à beaucoup d’autres de mes livres. C’est autour de cette conception de l’amour que l’on pourrait essayer de voir quel a été leur vrai drame, non pas de désespoir mais de souffrance…” (³). Cette solitude de Thérèse auprès de Bernard exprime l’impossibilité de communiquer. Prisonnière du grand espace landais, la jeune femme connaîtra le même isolement avec son double, Anne. Thérèse, “possédée, pénétrée” d’amour, espère confusément trouver en l’adolescente une réponse à son désarroi. Cette passion interdite, cet amour inavouable se créent un système de symboles dont la conscience de la jeune femme n’a pas la clé. II lui arrive de composer en un seul geste l’expression de l’objet désiré et l’expression de ce qui condamne ce désir :
“J’ai fait cela. C’est moi qui ai fait cela…” Dans le train cahotant et qui, à une descente, se précipite, Thérèse répète : “Il y a deux ans déjà, dans cette chambre d’hôtel, j’ai pris l’épingle, j’ai percé la photographie de ce garçon à l’endroit du coeur […]” (TD)
Qu’importe en effet que Jean n’aime pas Anne puisqu’ils forment un bonheur, si fugitif soit-il, qui lui est étranger :
“Elle connaît cette joie…et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ?” (TD)
Il est aussi un épisode d’Une vie où Jeanne espère aussi trouver auprès d’une femme, Gilberte, son double (“Voici une amie”, pensa-t-elle”) solitaire et triste :
“Une jeune femme, jolie, avec une figure douloureuse, deux yeux exaltés, et des cheveux d’un blond mat comme s’ils n’avaient jamais été caressés d’un rayon de soleil […]”.
Or Jeanne, en fait de ressemblances, découvrira en Gilberte un être autrement différent de celui qu’elle imaginait : Gilberte est aimée de son mari et connaît le plaisir avec Julien. Maupassant exprime dans un passage cette impossibilité pour Jeanne d’échapper à la solitude :
“Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut tout au bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et les reconnut aussitôt ; c’étaient ceux de Gilberte et de Julien. La solitude commençait à lui peser ; elle fut heureuse de cette rencontre imprévue ; et elle mit au trot sa monture […] puis une autre pensée lui vint, un soupçon […] et elle se remit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir. Elle galopait maintenant en retournant aux peuples”. (UV).
Cette fuite angoissée de Jeanne, c’est la déchéance de l’amour, la douloureuse intensité de l’isolement. Dans Une Vie et dans Thérèse Desqueyroux, de même que la solitude physique débouchait sur un isolement social, de même l’isolement moral s’entache d’une solitude métaphysique qui s’évanouit dans la mort au monde du personnage. Après l’ennui, la douleur enlise l’être en lui-même, l’immobilise. Se révèle ainsi dans les deux romans une autre voie de dépassement, une autre affirmation de la mort au monde : l’enfermement.
Deux thèmes de réflexion pourront approfondir la problématique de la fatalité de la femme : le suicide et la maternité ; représentations dramatiques de l’enfermement.
Le thème du suicide dans les œuvres
Le premier thème peut être situé par rapport au drame intérieur de Jeanne et de Thérèse. Le suicide apparaît en effet comme une nouvelle confirmation de l’échec du projet d’être. Dans Une Vie, il se résume à la réponse désespérée face à l’amour impossible ; dans Thérèse Desqueyroux, il apporte à la négation de la maîtrise existentielle une réponse tourmentée qui se résume dans les mots d’angoisse et d’abandon. Deux épisodes sont caractéristiques :
“[…] elle repartit comme un lièvre, s’élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d’une bête acculée ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s’élança dans la campagne. […] Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel ; mais la plaine était claire cependant, d’une blancheur terne, d’une immobilité figée, d’un silence infini. Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise”. (UV)
Comment ne pas évoquer en écho ces phrases de Thérèse Desqueyroux ?
“Mourir. Elle a toujours eu la terreur de mourir. L’essentiel est de ne pas regarder la mort en face -de prévoir seulement les gestes indispensables : verser l’eau, diluer la poudre, boire d’un trait, s’étendre sur le lit, fermer les yeux. Ne chercher à rien voir au-delà”. (TD).
Pourtant, c’est bien l’amour qui va arrêter Jeanne et Thérèse dans l’élan de leur passion de la nuit. L’héroine de Maupassant, au bord du gouffre abyssal, imagine sa mère, pleurant et son père à genoux ; sans doute, cette montée puissante et comme irrésistible de l’amour, Thérèse en a été gagnée au moment où elle aspirait à disparaître. Dès sa sortie du palais de justice, déjà elle s’interrogeait anxieusement pour savoir si elle pourrait revoir sa fille Marie, l’embrasser (TD), et maintenant qu’elle est devant son enfant, le geste se fige, la pensée s’égare (TD). Certes il y a de l’hyprocrisie nous dit Mauriac dans cette halte de la volonté, de la lâcheté à se cabrer “devant le néant” (TD). Là est précisément l’expression décisive de la fatalité : le suicide n’est qu’une tentative. Dans les deux romans, si le premier des obstacles de fait était symbolisé par l’amour, le deuxième retard de la mort est caractérisé par l’expression concrète de la société, l’intervention des figures de séquestration :
“Alors elle retomba mollement dans la neige ; et elle ne se sauva plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marins qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord”. (UV) “Un bruit de portes et de pas précipités. Thérèse n’a que le temps de jeter un châle sur la table pour cacher les poisons. Balioute entre sans frapper : “Mamiselle est morte ! Je l’ai trouvée morte, sur son lit, tout habillée. Elle est déjà froide” (TD)
Le suicide témoigne donc d’une impossibilité de vivre, mais, parce qu’il n’est qu’une tentative, il traduit également une incapacité de pouvoir mourir. L’être prisonnier du monde l’est aussi de lui-même, là est son dénuement.
Le thème de la maternité
Le second thème que nous souhaiterions aborder peut être conçu comme un aspect particulier du drame de l’enfermement et prolonge notre réflexion précédente. La maternité se dégrade, dans les deux oeuvres, dans la représentation douloureuse de la fatalité biologique. Ainsi l’accouchement de Jeanne dans Une vie est encore l’expression décisive du néant ; ne lui révèle-t-il pas “le pressentiment, le toucher mystérieux de la mort” ? Et dans Thérèse Desqueyroux l’accomplissement de la maternité n’est-il pas enduré par Thérèse comme la soumission horrible à un destin anéantisseur ?
Une véritable thématique de la séquestration et de l’étouffement se met en place :
“La chambre était pleine de monde. Petite-mère suffoquait, affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient, courait de tous côtés, apportait des objets, consultait le médecin, perdait la tête. Julien marchait de long en large, la mine affairée, mais l’esprit calme ; et la veuve Dentu se tenait debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage de femme d’expérience que rien n’étonne. Garde-malade, sage-femme et veilleuse des morts […], elle s’était fait une indifférence inébranlable à tous les accidents de la naissance ou de la mort (UV)
De même, dans Thérèse Desqueyroux, se trouvent également mêlées les figures d’enfermement et de mort ; si le désespoir qui s’était emparé de Thérèse s’assagit quelque peu lors de son monologue rétrospectif, il n’en demeure pas moins chargé de sens :
“Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifiée à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle” (TD).
Cette perte de l’individualité a pareillement gagné Jeanne :
“[…] une révolte furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haine exaspérée contre cet homme qui l’avait perdue, et contre l’enfant inconnu qui la tuait”. (UV)
Séquestration, emprisonnement, exil
Comment ne pas évoquer ici le motif de l’emprisonnement (pris ici dans son sens concret, matériel) : Jeanne et Thérèse vont être littéralement séquestrées. À l’image de l’héroïsme maupassantienne “gardée à vue aux Peuples, comme une prisonnière” (UV) correspond le calvaire douloureux de Thérèse, enfermée dans sa chambre. La mort, à nouveau, est là. C’est comme la reprise d’un thème qui se développe dans le tissu des variations rhétoriques et qui ne revêt en rien les traits d’un achèvement mais d’un écoulement, d’une durée. Cette mort à la vie où se bousculent des images de vieillesse, de maladie, s’éclot dans le plus immense des enfermements : l’être séparé du monde, de lui-même, l’est aussi de Dieu. C’est dans leur séparation avec Dieu que Jeanne et Thérèse sont enfermées dans le néant.
La grâce est absente de l’univers d’Une vie et de Thérèse Desqueyroux. Telle est l’ultime représentation de l’enfermement. De même que Jeanne balbutie à l’abbé Tolbiac qu’elle ne peut partir (UV), de même Thérèse constate, terrorisée, cette impossibilité de quitter Argelouse (“sortir du monde… Mais comment ? et où aller ?…). C’est là que cette infinie résignation va sombrer dans ce qu’elles n’attendaient pas, le départ forcé. Dans le roman de Maupassant, Jeanne, incapable de reconnaître Rosalie, est condamnée à fuir. Le départ des Peuples offre bien des analogies avec un adieu à la vie (UV), à la mer (UV). C’est presque d’ailleurs sur le voyage vers Paris que s’achève le roman. L’antithèse avec le premier voyage de Rouen aux Peuples est saisissante : dans le train, qui s’est substitué à la voiture attelée, des hommes dorment et l’arrivée à Paris lui révèle le monde des employés (“Un commissionnaire prit la malle de Jeanne”), de “la foule remuante”. Ses errances dans la capitale lui découvrent un monde de solitude et de fausseté :
“Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait, saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les hommes riches, qui ne vit que pour la parue et les joies. Des gens se retournaient pour la regarder, d’autres riaient et se la montraient”. (UV)
Paris, lieu de rencontre des exilés, est le terme du voyage décisif. L’océan de la Gironde ou d’Yport fait naufrage dans l’océan des hommes. C’est le Paris des théâtres, des cafés, des boulevards, des réunions mondaines ; un Paris de jeunes arrivistes qui se poussent du coude ou de viveurs qui viennent y faire la noce. En face de cette enfance, de cette adolescence de cette vie de Province, Paris représente l’âge adulte, et le temps du fini. C’est alors que les romanciers suggèrent ce qui aurait pu être et qui n’a pas été : pour la première fois, Paul qui signait ses lettres “vicomte PAUL de LAMARE” achève le dernier feuillet qu’il adresse à sa mère par “Ton fils qui t’aime, Paul”. Pour la première fois Bernard, “une inquiétude, une curiosité – du trouble enfin “dans les yeux (TD) questionne Thérèse. Cependant, qu’en ne s’y trompe pas ! ce ne sont là que simulacres ; qu’importe que Paul revienne (reviendra-t-il d’ailleurs ?) et que Thérèse retourne bien plus tard auprès des siens ? La dernière image des voyageuses de la vie est de néant. Au thème de l’exil s’unit celui de l’oubli, par lequel se clôt le chemin de finitude.
Mais le mot de la fin, dans Une vie et dans Thérèse Desqueyroux, va révéler un drame faussement fermé, faussement cerné, qui ouvre en réalité sur la déperdition du monde.
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(1) Bossuet, Panégyrique de Saint-Bernard (“La science de la voix”, Œuvres complètes, éd. Cattier, Tours, 1862 p. 626)
(2) Il faut d’ailleurs remarquer avec Maurice Maucuer que si le train, “Infaillible, (…) poursuit sa route certaine”, Thérèse “tâtonne, s’égare dans un “lacis de défilés, de passages”. Thérèse Desqueyroux, p. 32.
(3) François Mauriac, Souvenirs retrouvés, entretiens avec Jean Amrouche. Éd. Fayard/Institut National de l’Audiovisuel, Paris, 1981 – p. 90.
Cliquez ici pour accéder au chapitre 5 : “Destins de femmes, destins de classes : la mort du monde”
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