Une Vie de Maupassant, Thérèse Desqueyroux de Mauriac : deux destins de femmes (© Bruno Rigolt, juin 1985 pour la première version (Université de Paris IV-Sorbonne, mars 2010, EPC pour la version mise à jour)
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Les deux romans sont accessibles gratuitement en ligne (cliquez sur chaque titre) : Une Vie ; Thérèse Desqueyroux

          

Deuxième partie : Destin et Drame

                     

CHAPITRE TROIS

La société et le refus du projet d’être

                        

Nous avons, dans la première partie de cette étude, élucidé le sens de l’irréalité du projet d’être et, conjointement, de son idéalité : Jeanne et Thérèse se créent à partir du monde mais en même temps contre lui. Il y a donc dans les deux romans une sorte de fatalité dialectique, constitutive du drame.

Le drame, inadéquation d’une volonté individuelle et d’une volonté collective, exprime le refus du projet d’être par la société. Ce refus s’exprime en deux temps : la société – institutions civiles et familiales – va fournir les éléments justificateurs de la maîtrise existentielle, c’est-à-dire qu’elle va la normaliser. Cette normalisation va conséquemment entraîner la dégradation du projet de maîtrise dont résultera la soumission du personnage féminin.

Dans Une vie, le mariage apparaît comme l’aboutissement juri­dique de l’amour. C’est par lui que s’inaugure l’articulation du récit. Pour Maupassant, l’échec de la maîtrise existentielle ne vient pas tant de ce que Jeanne idéalisait l’amour, mais du mariage, qui en est la normalisation. J’en veux pour preuve cette remarque très éclairante de l’auteur : « L’amour, le vrai, a besoin, je le crois du moins, de liberté et d’obstacle en même temps. L’amour imposé, sanctionné par la loi, béni par le prêtre, est-ce de l’amour ? » Y a-t-il lieu de s’étonner d’un parail aveu ? Nous avons pu remarquer que dans Une vie, les cir­constances familiales contrebalancent les idées du temps : l’éducation inadaptée de Jeanne, source de toutes les désillusions, a provoqué chez la jeune fille la constitution des sentiments faux d’un romantisme abâtardi. En outre, tout son entourage va encourager cet état de fait : et d’abord l’abbé Picot :

« Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser-aller familier des fins de repas joyeuses.
« Et tout à coup il s’écria comme si unè idée heureuse lui eût traversé l’esprit : « Mais j’ai un nouveau paroissien qu’il faut que je vous présente, M. le vicomte de Lamare ! »

Ainsi l’abbé Picot (¹) introduit-il Julien dans la sphère des Peuples et particulièrement auprès de Jeanne (« trop heureuse d’être délivrée du couvent »), lors d’un épisode profondément caricatu­ral : une fin de repas. Ce « curé en goguette », médiocre qui plus est, nous est décrit par Maupassant l’esprit un peu parti (« et tout à coup il s’écria »). La baronne, dont Maupassant souligne l’affinité psychophysionomique qui la rapproche du « gros prêtre » va immé­diatement favoriser l’insertion du vicomte :

« Madame Adelaide, qui aimait par-dessus tout la noblesse posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s’était organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu’il possédait dans la commune d’Etouvent ». (UV)

Ainsi « Madame Adélaide », comme l’appelle irrévérencieusement le baron, apprécie particulièrement 1a « sagesse » du vicomte ; c’est elle d’ailleurs qui va surtout être sensible à l’aspect réel de Julien : celui d’un homme qui cherche à « se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothèquer ses fermes », c’est-à-dire à la profonde médiocrité du personnage. Par deux fois Maupassant souligne la fonction médiatrice de la baronne :

« Le prêtre s’inclina : Oui, madame, c’est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l’an dernier ».
« Le vicomte s’inclina, dit son désir ancien déjà de faire la connaissance de ces dames et se mit à causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vécu ».

Julien, d’ailleurs, va se rendre d’emblée sympathique à la baronne. Alors que petit-père est plus réservé dans son jugement sur Julien, petite-mère va tout mettre en oeuvre pour l’intégrer aux Peuples :

« La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit-père répondit : « Oui, certes, c’est un garçon très bien élevé ».
« On l’invita à dîner la semaine suivante. I1 vint alors régulièrement.
« I1 arrivait le plus souvent vers quatre heures de l’après-midi, rejoignant petite-mère dans « son allée » et lui offrait le bras pour faire « son exercice ».

Ainsi s’établit une relation triangulaire entre Jeanne, la baronne et Julien qui caricature profondément l’idéal amoureux. Tout cet épisode est à opposer au chapitre cinq d’Une Vie où Julien se révèlera tel qu’il est. Maupassant insiste au contraire ici sur l’hypocrisie de Julien à laquelle croira Jeanne : de la pseudo-cohésion psychologique entre les jeunes promis naît le drame :

« Jeanne, tout émue, murmura : « Comme c’est beau ! » Le vicomte répondit : « Oh oui, c’est beau ! »

C’est alors que Maupassant substitue au thème du hasard-liberté de l’amour le thème du destin-mariage : alors que lors de la première rencontre de Jeanne et du vicomte, on peut croire à sa fortuité (« il (le curé) fit un geste de joyeuse surprise et s’écria : « Comme ça tombe ! (…) », après la promenade en mer à Yport c’est bien le destin qui apparaît :

« Etait-ce bien LUI l’époux promis par mille voix secrètes, qu’une Providence souverainement bonne avait ainsi jeté sur sa route ? Etait-ce bien l’être créé pour elle, à qui elle dévouerait son existence ? Etaient-ils ces deux prédestinés dont les tendresses se joignant devaient s’étreindre, se mêler indissolublement, engendrer L’AMOUR ? »

Ce passage fait ressortir l’impossibilité de la maîtrise exis­tentielle car il substitue à la cause (l’amour), l’effet (le mariage). Le chapitre s’achève sur un passage particulièrement significatif et qui témoigne du refus de la maîtrise existentielle (après le baptème de la barque) :

« Jeanne et Julien allèrent jusqu’au bosquet, entrèrent dans les petits chemins touffus ; et tout à coup il lui saisit les mains : « Dites, voulez-vous être ma femme ? »
Elle baissa encore la tête ; et comme il balbutiait : « Répondez, je vous en supplie ! » elle releva ses yeux vers lui, tout doucement ; et il lut la réponse dans son regard ».

Dans ce passage, pas de baiser volé mais une froide machination où Julien, plus hypocrite que jamais, signe l’arrêt de mort de la jeune fille.

Nous voyons dans cet épisode que l’homme demeure l’avenir de la femme (« Elle baissa encore la tête », « elle releva ses yeux vers lui ») et le mariage son salut (4). Ainsi le mariage dans Une vie illustre parfaitement ce que nous avons appellé le « quiproquo » entre Jeanne et les référents qui révèle combien les forces matérielles et morales façonnent le projet de maîtrise, c’est-à-dire le normalisent par une régularisation sociale.

La structuration romanesque dans Thérèse Desqueyroux est sensiblement la même ; le « voyage rétrospectif » qui ramène Thérèse à Argelouse nous révèle la signification clef du mariage : la procédure qui, consa­crant l’union de l’homme et de la femme, crée la famille. I1 n’est pas surprenant que le mari de Thérèse, comme celui de Jeanne apparaisse comme une caricature de l’amour. Julien aime la Suisse « à cause des chalets et des lacs » et l’Angleterre parce que « c’est une région fort instructive ». Bernard lui apparaît comme « satisfait d’avoir vu dans le moins de temps possible ce qui était à voir « des lacs italiens ». Tous deux sont grotesques. Il est clair que le mariage mauria­cien ne diffère pas sensiblement de la description maupassantienne. Dès le mariage achevé, les deux femmes éprouvent la communication-zéro avec l’homme. Car Julien et Bernard sont en fait incapables d’amour. Si le « Bel-Ami » qu’est Julien s’apparente davantage à l’arriviste calcula­teur, si Bernard rappelle Charles Bovary, tous deux vont être les repré­sentants de l’amour institutionnalisé. Que ce soient les paysans dans Une vie ou les métayers landais, l’aristocratie cauchoise ou les nota­bilités d’Argelouse, l’amour est toujours réduit à une activité sociale. Comme Thérèse qui comprend combien le mariage la sépare d’elle-même, Jeanne nous est montrée le jour même de son mariage prise d’angoisse devant le piège de l’amour :

« Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sa pensée ; même cette idée étrange lui vint : « Aimait-elle son mari ? » Voilà qu’il lui apparaissait tout à coup comme un étranger qu’elle connaissait à peine. Trois mois auparavant, elle ne savait point qu’il existait, et maintenant elle était sa femme. Pourquoi cela ? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas ».

Il en va de même de la rencontre brève mais combien exal­tante de Thérèse avec Jean Azévédo : n’est-ce pas lui qui d’une certaine façon fournit à Thérèse le mobile de son crime ?

« Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». « Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort » Prononçait-il de telles paroles avec intention ? De quoi me soupçonnait-il, c’était impossible, à l’entendre que je puisse supporter ce climat étouffant […] ».

Cette invitation à la délivrance est une tentation : la tenta­tion de Thérèse faite par une figure presque démoniaque :

« car chacun, ici comme ailleurs, chaque destinée est particulière ; et pourtant, il  faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. Comme on dit ici : « il faut faire le silence… »
– Ah! oui! m’écriai-je. Parfois je me suis enquise de tel grand-oncle, de telle aieule, dont les photo­graphies ont disparu de tous les albums […] ».
Jean Azévédo redoutait-il pour moi ce destin ?
Il assurait que l’idée ne lui serait pas venue d’entre­tenir Anne de ces choses, parce que, en dépit de sa pas­sion, elle était une âme toute simple […] » (TD).

Cet épisode de Thérèse Desqueyroux est déterminant car il suggère le même quiproquo au sujet de la maîtrise existentielle que dans Une vie : on serait tenté de dire que c’est du « baratin » qui séduit Thérèse. Sa jalousie à l’égard d’Anne lui transforme entièrement la réalité et le « hasard » de la conver­sation : « ces drames sur lesquels les familles font silence » devient pour Thérèse son propre drame, sa réalité qu’il lui faut interptéter. L’ impossi­bilité de la maîtrise vient de ce que Jeanne et Thérèse ne peuvent s’imagi­ner, s’objectiver. D’autres le font pour elles : de là le quiproquo entre une réalité et un rêve. Comme Jeanne quitte la Corse en octobre et dont elle attendait la consécration impérissable de son amour, de même c’est à cette époque que Jean Azévédo disparaît. Le contraste entre Jean et Bernard est flagrant. Jean, « pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit » est l’antithèse de Bernard qui « au fond de la cuisine proche, enlevait ses bottes, racontait en patois les prises de la journée ». À l’idéal de liberté du jeune homme, Thérèse ne voit en arrivant chez elle « le soir, dans la salle à manger d’Argelouse » que « Les palombes captives [qui] se débattaient, gonflaient le sac jeté sur la table ». Mais en réalité, le lamentable mysticisme de Jean qui ose dire que l’on doit « être soi-même » révèle à Thêrèse, tout émerveillée des cercles littéraires parisiens ce qu’elle atten­dait : une légitimation de son acte. Ainsi apparaît le quiproquo : comme Anne croira dans sa passion à l’amour que lui porte Jean, Thérèse espèrera elle aussi cet impossible amour, si elle se rappelle qu’elle n’a pas été attirée physiquement par le garçon mais par son esprit, il est évident que Thérèse ne peut faire de son acte non plus un acte de libération mais un acte d’aliénation. Nous avions dit que la maîtrise existentielle était inconsciencielle, Thérèse ne fait son crime qu’incons­ciemment et c’est pourquoi il n’a que les apparences d’une fiction qui en est la dévalorisation.

La signification du non-lieu revêt dans le roman de Mauriac une dimension clef : sous une apparence de liberté (« Libre… que souhaiter de plus ? »), le non-lieu est en fait la négation même de la maîtrise existentielle. Cette non-reconnaisance de l’acte lui confère un caractère fictif (« Le cauchemar dissipé »). La fiction juridique traduit ce qui était évident dans Une vie : une liberté-fiction.

Comme Jean avait disparu avant le crime, après le procès c’est son père qui disparaît :

« Je compte demeurer quelques jours auprès de M. Desqueyroux – Puis, si le mieux s’accentue, je reviendrai chez mon père ».
– Ah ! ça, non, non, non, ma petite ! »
[…]
Et il la poussa dans la voiture ». (TD)

L’apparition dans Une Vie de tante Lison et de tante Clara après le retour de Thérèse à Argelouse exprime la négativité même du projet d’être. Les deux vieilles filles (²) sont en effet l’incarnation de l’inexis­tence familiale et sociale mêmes. C’est dans ce cadre que la société va refuser aux deux femmes leur indépendance en prescrivant des valeurs :

« […] comme Jeanne, depuis qu’elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé ». (UV)
               
« Quoi ? vous osez avoir un avis ? émettre un voeu ? Assez. Pas un mot de plus. Vous n’avez qu’à écouter, qu’à recevoir mes ordres – à vous conformer à mes décisions irrévocables ». (TD)

La dévalorisation de la maîtrise existentielle est totale puisque la femme va dès lors se soumettre à un ordre imposé :

« Elle avait pris son parti de ces changements d’une façon qui l’étonnait elle-même.  était devenu un étranger pour elle, un étranger dont l’âme et le coeur lui restaient fermés ». (UV)
               
« (…) vous, vous resterez ici. Vous serez neurasthé­nique, ou autre chose…
Thérèse murmure : « À Argelouse…jusqu’à la mort… » (TD).

Comme Jeanne, Thérèse se soumet à un ordre. C’est alors qu’éclate la fatalité intérieure de la femme qui va, désormais, perdre progressivement le sentiment de l’existence individuelle. Là est le pessimisme de Maupassant et de Mauriac : Si dans Une vie, nous est décrit le mariage raté de Jeanne, Thérèse Desqueyroux ne fait que nous conter la même histoire ; car même après le non-lieu, après la fiction, c’est le mariage qui continue « jusqu’à la mort », c’est-à-dire une vie misérable et réglée.

Le quiproquo entre une personnalité et le monde, l’opposition radicale entre le rôle d’un être et ses tendances profondes, révèlent donc l’impossibilité du projet d’être dans Une vie et dans Thérèse Desqueyroux. Cette impossibilité d’être à la vie portera en elle le lourd fardeau de l’existence qu’est la mort au monde, nouvelle étape dans la fatalité dialectique.

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(1) On peut aisément rapprocher l’abbé Picot (dont le nom est plus qu’évo­cateur) du curé caricaturé au dix-neuvième siècle par une partie de la littérature populaire (cf. Cri-Cri n° 265, 10è année, 1891 : « Brave Homme » : « C’était un pasteur excellent/que le curé de mon village, /Ouvert, franc, loyal, bon enfant, /En Grèce on eut dit : c’est un sage (sic). Sans lui causer de désagrément/On pouvait chanter, rire et boire,/Et ce qu’il répétait souvent,/je l’ai présent à la mémoire : (Refrain)/Sachez user sans abuser,/Honorer la dive bouteille,/Car si boire c’était pécher/L’bon Dieu n’aurait pas fait la treille. etc.
(2) I1 est significatif que Maupassant comme Mauriac aient inséré dans leur roman un personnage de vieille fille. Le passage d’Une Vie dans lequel tante Lison apparaît presque comme le double de tante Clara (« Elle n’avait jamais compté pour rien dans sa famille ») aurait pu être aussi bien écrit par Mauriac lui-même qui dans l’Éducation  des filles déclarait : « Combien j’en ai connu, de ces humbles filles, auxquelles nul ne pensait jamais que lorsqu’on avait besoin de leurs services ! ».
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© Bruno Rigolt
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© Bruno Rigolt (EPC/Lycée en Forêt, Montargis, France), 1985-2010