• Lundi 8 octobre.
    TD : dégager les grandes idées d’un texte.
    Textes d’appui :
  1. Pierre VIANSSON-PONTÉ, “Magie ou opium”, Le Monde, 25 juin 1972
  2. Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait, 1972

Texte 1. Pierre VIANSSON-PONTÉ, “Magie ou opium”, Le Monde, 25-26 juin 1972

Voir : tout est là. Le journal peut mentir. La radio peut mentir. L’image, elle, ne ment pas; elle est la réalité, elle est la vérité. Plus même : elle gagne en crédit ce que la parole et l’écrit ont perdu. Quiconque a, dans sa vie, pris une photographie ou a été photographié le sait bien. Cette conviction, cette confiance absolue dans ce que les yeux ont vu, sont si ancrées dans l’esprit de chacun de nous qu’il doit faire effort pour garder l’esprit critique.
Sur l’écran, un homme court. Derrière lui, quelques agents courent aussi, plus vite, ils gagnent du terrain. Le fuyard, un malfaiteur sans doute, va être rattrapé. Mais le champ s’élargit et livre soudain l’objet de la poursuite: tous courent pour prendre l’autobus. Nous avions vu une arrestation imminente, imaginé déjà toute une histoire. C’est l’exemple le plus classique et le plus simple d’images vraies qui imposent une idée fausse.
Au-delà, il y a la jeune mère que l’on complimente pour la beauté de son enfant et qui s’exclame: « Et encore, ce n’est rien: si vous aviez vu le film que mon mari a pris dimanche! ! ». L’image, cette fois, est plus vraie que le vrai. Au-delà encore : le cameraman qui, filmant une cérémonie ou un voyage officiel, montre une foule immense et enthousiaste en braquant soigneusement son objectif sur la brigade des acclamations, ou qui, au contraire, s’attarde sur les vides d’une assistance qui paraît ainsi dérisoire, ou donne la vedette à des contre-manifestants qui ne sont qu’une poignée. C’est le mensonge délibéré qui utilise le cadrage, le jeu du gros plan et du plan éloigné pour inverser les proportions, mille astuces techniques : le spectateur voit un lieu, une scène et pourtant il est trompé, il se trompe.
Un dernier pas enfin : on entre carrément dans l’univers des sensations, du rêve, où tout est possible. Nous voici ici et ailleurs en même temps, avec cinquante, cent regards, vieux songe de l’homme enfin réalisé. Nous voici transportés à l’autre bout du monde, dépaysés, déracinés et ravis. L’univers n’est plus qu’un immense village. Anesthésiés, nous subissons un monologue en croyant dialoguer. Le discours de l’écran est effraction morale : il n’a besoin ni de démonstration ni de preuves. L’histoire se déroule sous nos yeux, en direct, partout sur la planète et même sur la Lune.
Tantôt la même émotion nous soulève, et en quatre heures nous versons sou par sou un milliard pour les sinistrés de Malpasset (¹) ou pour les réfugiés du Biafra. Tantôt l’image nous divise, et la même relation des troubles du Quartier latin, puis des premiers débrayages ouvriers, met le feu à dix villes universitaires, précipite dix millions de travailleurs dans la grève, en même temps qu’elle bouleverse et indigne l’autre moitié du pays. L’intelligence émoussée, la volonté entamée, nous sommes hors et loin de nous-mêmes, nous sommes un autre, toutes facultés de jugement abolies ou perturbées.
Pourtant, […] à l’extraordinaire pouvoir d’information et de déformation, de suggestion et de dépaysement, de rêve et d’identification, s’ajoute une force catalysatrice ou unificatrice sans précédent. Un jeune Français né cette année passera en moyenne, rappelait-on récemment, sept années entières de sa vie devant le petit écran, contre dix-huit ans pour son contemporain américain. Et l’on voudrait que son comportement, sa raison, sa conscience n’en soit pas affectés ? On voudrait que le gouvernement de la cité, le mode de vie, la morale publique et privée, n’en soit pas bouleversés ? On voudrait que le pouvoir et l’argent ne se préoccupent pas de contrôler, de monopoliser l’un ou l’autre, quand ce n’est pas l’un et l’autre, cette source unique et si puissante de formation de l’esprit public ?
Ce n’est pas une apocalypse, c’est simplement une révolution, et même si personne, nulle part, n’a encore réussi à la maîtriser, elle n’a heureusement pas d’effets que dangereux, négatifs et destructeurs, bien au contraire. La télévision peut devenir certes l’outil d’une dictature invisible et le nouvel opium du peuple. Elle peut être aussi un magique instrument de progrès, de culture et de détente, un nouveau livre de poche en images. Par-delà les querelles et les manœuvres actuelles, le vrai choix est là.

1. Le barrage de Malpasset, qui céda le 2 décembre 1959, inondant la ville de Fréjus.

Texte 2. Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait, 1972

C’est l’évidence de l’image qui donne aux films leur force ou leur séduction : mais aussi par sa plénitude inéluctable la photographie arrête ma rêverie. C’est une des raisons pour lesquelles – on l’a dit souvent – l’adaptation d’un roman à l’écran est presque toujours regrettable. Le visage d’Emma Bovary est indéfini et multiple, son malheur déborde son cas particulier ; sur l’écran je vois un visage déterminé, et cela diminue la portée du récit. Je n’ai pas ce genre de déception quand l’intrigue a été conçue directement pour l’écran ; il me plaît que Tristana1 ait les traits de Catherine Deneuve : c’est que je suis d’avance résignée à ce que cette histoire n’ait que la dimension d’une anecdote. Souvent aussi l’importance que prend l’image visuelle appauvrit les lieux qu’elle me découvre. Sur le papier, « l’absente de tout bouquet2 » l’est par son parfum, par la texture de ses pétales autant que par sa couleur et sa forme : c’est à travers les mots la totalité d’une fleur qui est visée. Un paysage de cinéma, je le vois, j’en entends les rumeurs : mais je ne sens pas l’odeur salée de la mer, je ne suis pas éclaboussée par les embruns. Le cadrage des photographies les isole souvent du reste du monde. Si je lis le mot Tolède, toute l’Espagne m’est présente ; dans Tristana, les rues de Tolède, par la perfection même avec laquelle elles sont photographiées, ne me donnent rien d’autre qu’elles-mêmes. Parfois l’art du metteur en scène lui permet de dépasser ces limitations : cette campagne est si vivante que je crois en sentir sur ma peau la fraîcheur ; je ne me promène pas dans une rue, mais à Londres avec toute l’Angleterre autour de moi. Mais dans le meilleur des cas aucun film ne saurait atteindre à un certain degré de complexité. Moins expressive que l’image – et donc, quand on se borne à donner à voir, moins rapide –, l’écriture est hautement privilégiée quand il s’agit de transmettre un savoir. Quand une œuvre est riche, elle nous communique une expérience vécue qui s’enlève sur un fond de connaissance abstraites : sans ce contexte, l’expérience est mutilée ou même inintelligible. Or, des images visuelles ne suffisent pas à la fournir : si elles essaient de la suggérer, c’est grossièrement et en général avec maladresse. On s’en est aperçu quand Costa-Gavras a tourné L’Aveu. Il a réussi Z parce que l’intrigue était très simple, le contexte connu : une machination policière parmi d’autres. Mais L’Aveu n’a de sens que dans une situation qui renvoie à toute l’histoire de l’après-guerre en U.R.S.S. et dans les pays de l’Est. Les personnages n’existent pas seulement dans le moment du procès : chacun a toute une vie politique derrière soi. Dans le livre, on savait exactement à qui on avait affaire et on connaissait les raisons de chaque agissement. Réduit à un spectacle, le drame de London perdait son poids et son sens.

Ma préférence pour les livres vient surtout, je pense, du fait que depuis mon enfance c’est dans la littérature que j’ai investi. Je suis plus sensible aux mots qu’aux images.

Un des lieux communs qu’on rabâche dans certains milieux, c’est que désormais la littérature n’aura plus à jouer qu’un rôle secondaire ; l’avenir est au cinéma, à la télévision : à l’image. Je n’en crois rien. Quant à moi, je n’ai pas de poste de télévision et je n’en aurai jamais. L’image sur l’instant nous envoûte ; mais ensuite elle pâlit et s’atrophie. Les mots ont un immense privilège : on les emporte avec soi. Si je dis : « Nos jours meurent avant nous », je recrée en moi avec exactitude la phrase écrite par Chateaubriand.
La présence en chaque homme des autres hommes, c’est par le langage qu’elle se matérialise et c’est une des raisons qui me font tenir la littérature pour irremplaçable.

Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait, 1972.

1. Film de Luis Bunuel, inspiré du roman de Benito Perez Galdós..
2. « Je dis une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que les calices sus musicalement, se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet.» Mallarmé, Divagations (1897).

Pour le lundi 15 octobre, lire les 3 documents suivants : quelles pistes de réflexion vous inspirent-ils ?

  1. Antonio Fischetti, “Éloge du bavardage“, Causette n° 26, juin 2012 (extrait).
  2. Hubert Guillaud, “Comprendre Facebook : Le rôle social du bavardage” in Internet Actu.net, enjeux, recherches, usages, débats (extrait).
  3. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène d’exposition, 1950 (extrait).

Éloge du bavardage

“Beau temps pour la saison, n’est-ce pas ?– Oh, oui, mais un peu frais”… Les conversations sur le temps qu’il fait sont souvent considérées comme de vains bavardages. À tort. Car il est très utile de parler pour ne rien dire. Les linguistes ont même donné un nom à ce type de conversation : la “communication phatique”. Et elle joue un rôle essentiel dans le lien social.

S’inquiéter de la météo avec la concierge, demander si « ça va » au voisin de palier, commenter le match de foot à la machine à café, dire à une collègue qu’elle a une jolie robe et « comment va le petit ? »… La journée est remplie de communication phatique. Celle-ci a été définie par le linguiste Lucjan Malinowski comme « un type de conversation dans lequel le lien est créé par un simple échange de mots ». En clair, on ne parle pas pour transmettre de l’information. On parle juste pour parler. Pour « maintenir le contact » disent les linguistes. La communication phatique peut prendre plusieurs formes. Quand vous dites « allô » au téléphone, vous signifiez à votre interlocuteur qu’il n’est pas tout seul (établissement du contact). Idem quand vous ponctuez de « hum, hum… » attentionnés la conversation d’autrui (maintien du contact). Parler de la pluie et du beau temps est une façon de montrer nos bonnes dispositions à l’autre. Ça n’est pas rien. Et c’est même énorme. Avant de savoir parler, nos ancêtres préhistoriques devaient sûrement pousser quelques grognements phatiques lorsqu’ils croisaient leurs potes au détour d’un buisson. Le bébé, aussi, commence par s’exprimer en mode phatique, d’après la linguiste Marina Yaguello : « La fonction phatique précède le langage articulé, puisque le gazouillis du nouveau-né lui sert à établir le contact avec son entourage. » Papoter sur des banalités, c’est toujours un peu gazouiller.

La fonction phatique de l’internet

“Que l’internet permette de publier un message qui ne dit rien d’intéressant, c’est ça qui est intéressant”, nous explique le psychologue Yann Leroux. “De plus en plus, la technologie prend en charge ce que Roman Jakobson appelait la fonction phatique du langage”. Et dans ce cadre, nos échanges sur l’internet sont bien l’exact reflet de nos échanges réels. L’essentiel de nos échanges ne vise pas à l’efficacité, loin de là. Et ce d’autant plus que les espaces d’écritures du web sont limités comme c’est le cas sur Facebook ou Twitter (“à la différence des blogs où l’on trouve plus souvent une narration de qualité”). “Le dispositif joue une part importante en fonction de ce qu’il impose : ainsi, on ne dit plus qu’on est à tel endroit, mais on se géolocalise sur Foursquare”, estime le psychologue. Une part de la fonction phatique de nos échanges est prise en charge par nos machines et via les machines. Nos outils socio-techniques démultiplient à l’envie les messages pour s’assurer de leur fonctionnement ou de leur bonne réception…

“Internet est un espace intermédiaire entre moi et les autres, un espace de porosité entre nos mondes internes et nos phases sociales. Quand je dis quelque chose de très banal pour les autres, ça peut-être important pour moi.” Bien sûr cela peut-être utilisé de façon transformative (ça peut-être utilisé pour se transformer, pour agir sur soi) ou pour favoriser des enfermements (on dépose des choses intimes dans un espace pour ne pas y repenser), précise le psychologue. Mais tous nos échanges ne sont pas informatifs. Jouer, plaisanter, rire de soi ou des autres, parler pour ne rien dire… sont aussi des formes d’échange social importantes. Et ce sont bien celles-ci que beaucoup dénoncent sur Facebook.

Pourtant, les formes courtes, lapidaires, favorisent les jeux de styles, l’humour. Même si dans le champ des personnes qu’il rencontre, il peut ne pas toucher tout le monde. Bien souvent, et depuis longtemps, le style et la manière d’intervenir sur les réseaux comptent plus que l’objet même de l’échange, estime la psychanalyste Geneviève Lombard. “Une des possibilités de Twitter est ainsi de “faire signe”. Lorsque” le signe” n’a pas de consistance , ou quand sa consistance n’est pas reconnue, il fonctionne quand même comme signal, car il se rattache la plupart du temps à des arborescences (des liens, des blogs, des sites…) grâce auxquelles il se trouve contextualisé, explicité, développé de mille manières. Ce “signe” est juste la pointe la plus actuelle d’une activité web plus générale, qui a souvent une histoire et une surface plus large. Il en assure l’apparaitre au présent.” C’est ainsi qu’il faut entendre l’essentiel de nos échanges sur les sites sociaux : comme un ensemble de signes qui nous permettent de faire société dans une société médiatée.

Pour Yann Leroux, le réseau social est notre nouveau doudou, celui qu’on consulte le soir, avant de s’endormir. Selon un sondage britannique, plus de 70% de personnes interrogées consultent leurs réseaux sociaux avant d’aller au lit et 18% twittent en pleine nuit. “Il faut se souvenir que s’endormir n’est pas une opération simple”, rappelle le psychologue. Nous avons tous des techniques personnelles pour y parvenir. Ces techniques et ces objets sont des manières de pallier l’angoisse de la séparation, d’aller vers un état que l’on ne connaît pas (le sommeil). “Pour cela, il faut désinvestir les pensées qui nous ont accompagnées toute la journée, et une des choses qui peut aider passe parfois par des rituels de vérification”. Ainsi, vérifier le calme qui se répand sur les réseaux sociaux au fur et à mesure que la nuit s’avance nous rassure et nous calme à notre tour. Le réseau social peut aussi être utilisé comme un consolateur ou un briseur de soucis. Les lolcats et autres motivational posters (ou demotivational) jouent également ce rôle. Des chaines de mails qui échangent à l’infini ces mèmes qui composent le réseau, aux assertions idiotes ou inutiles que l’on publie en commentaire sur le Facebook de nos relations… tout cela participe de modalités d’échanges qui ne sont pas aussi futiles qu’elles paraissent.

De l’importance sociale du bavardage

Le bavardage confirme le rôle prédominant de la communication sociale : non, nos échanges ne visent pas uniquement à l’efficacité, loin de là. Le bavardage est certes un bruit de fond, disait déjà Paolo Virno : “insignifiant en soi, il offre néanmoins la trame d’où extraire des variantes significatives, des modulations insolites, des articulations imprévues. Le bavardage ne représente pas quelque chose, mais c’est précisément en cela qu’il peut tout produire.”

Pour autant, il est par beaucoup dénoncé comme une injonction à parler, à débattre, le fruit vénéneux d’une “hypnose sociale” au profit de l’autonomie de la pensée, même si cette injonction du dialogue pour le dialogue conduit à tout confondre et à ne plus rien classer. Tout devient prétexte à bavardage et tout est bavardage. Et Facebook, permettant de bavarder sur tout en est certainement le symbole le plus évident.

Mais Facebook n’est pas condamné parce qu’il nous permet de bavarder sur tout, mais parce que nos bavardages sont désormais écrits, affichés, indexés, cherchables, monétisables… La futilité des propos inscrits n’a pas la même valeur que ceux que la parole prononce et oublie aussitôt. D’un coup, ils s’affichent, s’archivent et deviennent reproductibles (même avec leurs tics de langage puisque “Facebook est le roman que nous écrivons tous”). L’incident peut devenir un accident comme le disait Frank Beau lorsqu’il analysait la viralité des mèmes qui circulent sur l’internet et en structurent l’imaginaire.

François Perea, maître de conférences à l’université Paul Valéry, dans un article sur les représentations de soi dans l’espace numérique parle de “comportement tribal” du web 2.0. L’anthropologue Robin Dunbar parle de “toilettage verbal” pour caractériser la fonction du bavardage, qu’il rapproche du toilettage social que pratiquent les primates.

C’est ce que nous explique également Judith Donath, la directrice du Sociable Media Group : “Ce que l’on fait sur ces sites consiste plutôt à passer un peu de temps, à montrer qu’on fait attention à l’autre, que l’on pense à lui”. Pour cela, bien sûr, il faut passer par un “activisme nécessaire”, contraint par l’objet sociotechnique qu’on utilise. C’est pourquoi nous modifions nos statuts, commentons, jouons aux jeux et aux quizz que d’autres nous transmettent… Nous sommes contraints de répondre aux signaux que nous adressent les autres. Le mur de Facebook joue précisément ce rôle : accepter une mise en relation le plus souvent avec un inconnu (avec quelqu’un qui vous a identifié, mais que vous ne connaissez pas nécessairement) pour échanger des signaux qui feront sens ou qu’on ne décodera pas forcément l’un l’autre. Facebook et les outils du web 2.0 démultiplient les signaux et rituels qu’on s’envoie (commentaires, images, liens, photos, vidéos, jeux, like…) pour permettre de s’appréhender les uns les autres.

Mais surtout, insiste Donath : “Cela montre que les choses que vous dites n’existent que dans le contexte d’autres communications et qu’on ne peut pas les regarder de manières isolées, comme si elles étaient des publications uniques, singulières. Nos discussions ne se comprennent que dans le réseau de relations et de signes dans lesquelles elles s’inscrivent.” C’est-à-dire qu’il est difficile d’interpréter nos échanges sur Facebook à l’aune de ces seuls échanges. Publier sur le mur de Facebook une petite vidéo prise avec son mobile montrant un ami en train d’hurler on ne sait pas quoi lors d’une soirée chahutée peut n’avoir aucun sens pour bien des relations qui en prendront connaissance. Cette vidéo qui semble isolée s’inscrit en fait dans un maillage relationnel et communicationnel qui nous est en grande partie inconnu, qui passe par un bien plus vaste maillage de relations et d’outils de communications. Sur Facebook on ne voit poindre qu’une partie du bavardage constant qui nous façonne. Mais néanmoins, même imparfaitement, il apparaît, il devient visible, lisible… Il démultiplie les relations particulières que nous avons avec chacun pour les mettre à la vue de tous, permettant à d’autres de s’en saisir, d’y trouver sens ou amusement – ou pas.

L’optimisation des échanges et la réduction relationnelle

Ces échanges inconstants que l’on a sur les réseaux s’avèrent une formidable matière pour comprendre les évolutions de notre société. L’analyse des données issues de Facebook ou d’autres réseaux sociaux (comme le site relationnel OK Cupid par exemple, qui sur son blog observe très régulièrement ce que publie ses membres pour en comprendre les normes sociales) permet de porter un regard neuf sur le rôle de ces échanges, sur leur importance et surtout sur leurs significations.

Facebook essayait ainsi récemment de comprendre les relations de cause à effet entre la composition des messages des statuts et l’entregent d’une personne (c’est-à-dire sa capacité à entretenir un réseau de relations influentes), montrant que les messages qui ont le plus d’audience sont ceux qui se conforment le plus aux canons de la prise de parole classique dans l’espace public : “des messages plus structurés, désinvestis et moins personnels, se projetant vers l’avenir (fût-il proche)”, rappelle Vincent Truffy. Rien que de normal. La technologie relationnelle à l’oeuvre porte ses propres effets d’optimisation. Le plus souvent ses techniques favorisent certaines formes d’activités par rapport à d’autres : les réseaux sociaux favorisent globalement ceux qui partagent des liens entre eux plus que ceux qui discutent, ceux qui démultiplient les relations que ceux qui ont des relations intensives avec un groupe réduit.

Ces mesures ne discriminent pas pour autant la portée des autres messages, même si elles ne savent pas les valoriser : les messages moins structurés, plus personnels, qui servent à donner de la vacuité ou de l’épaisseur à nos relations demeurent néanmoins les plus nombreux. Echanger des banalités a certes moins d’impact sur notre entregent, mais n’est pour autant dénué de sens ou de plaisir, pour autant que nous nous sentions proches de cette personne. Facebook favorise ce sentiment de proximité, en nous montrant le flux de ceux avec qui nos échanges sont les plus nourris.

Sur Facebook, chacun derrière nos écrans, nous échangeons nos quotidiens. Nos messages personnels se perdent dans le flux des relations que l’outil, dans sa logique d’optimisation, nous pousse à démultiplier. Nos amis, nos relations, nos collègues, les inconnus qui croient nous connaître sont tous indifféremment mêlés. Dans ce flux constant, notre bavardage prend sens, ou pas. Il est le ciment des relations. Mais en traitant toutes les relations sur le même pied d’égalité, Facebook en détourne le jeu. En ne permettant d’avoir qu’un niveau de relation (l’amitié) Facebook réduit la complexité relationnelle de sa base à son expression la plus simple. Il faudrait pouvoir avoir plusieurs niveaux relationnels pour caractériser nos relations (inconnus, relations, collègues, amis…). Or Facebook a tendance à tout lisser, mettant sur le même plan le signe social et l’information structurée, le privé et le public, le personnel et le professionnel.

  • Document 3. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène d’exposition (extrait).

Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses Pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. A côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais.

Mme SMITH – Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’était pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle est même meilleure que l’huile de l’épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas, dire que leur huile à eux soit mauvaise.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Pourtant, c’est toujours l’huile de l’épicier du coin qui est la meilleure…

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lorsqu’elles sont bien cuites.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois. Non, trois fois. Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la troisième fois, tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait? D’habitude, c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.

M. SMITH, fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoilé. La prochaine fois, je saurai m’y prendre.

M. SMITH, continuant sa lecture,fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s’en mettre plein la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille? Mais moi, j’ai versé dans son verre de l’eau de la carafe. Il avait soif et il l’a bue. Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière anglaise. C’est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie. Ça se voit qu’elle n’a que deux ans. Elle s’appelle Peggy. La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais je n’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.

M. SMITH, continuant sa lecture, lait claquer sa langue.

Mme SMITH – Mrs Parker connaît un épicier roumain, nommé Popesco Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école des fabricants de yaourt d’Andri¬nople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.

M. SMITH, continuant sa lecture fait claquer sa langue.

Mme SMITH – Le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expé¬rience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.

M. SMITH – Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort ?

Mme SMITH – Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.

M. SMITH – Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.

Mme SMITH – Pourquoi ?

M. SMITH – Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.

Mme SMITH – On ne peut comparer un malade à un bateau.

M. SMITH – Pourquoi pas ? Le bateau a aussi ses maladies ; d’ailleurs ton docteur est aussi sain qu’un vaisseau ; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau.

Mme SMITH – Ah! Je n’y avais pas pensé… C’est peut-être juste… et alors, quelle conclusion en tires-tu?

M. SMITH – C’est que tous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.

Mme SMITH – Mais pas les marins.

M. SMITH – Naturellement.