Programme de Français en classe de Seconde GT

Le programme de Français a pour objectif de constituer une culture personnelle et de consolider les compétences d’expression écrite et orale, de lecture et d’interprétation de l’élève de seconde. Le français représente quatre heures sur l’ensemble des matières enseignées en classe de seconde.

En dehors de l’étude de la langue, le programme du lycée se compose de quatre objets d’étude : la poésie, la littérature d’idées, le roman et le récit, et le théâtre.

  1. La poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle
  2. La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle
  3. Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  4. Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle

La poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle

I) La poésie lyrique au Moyen Âge
 L’amour courtois ou la fin’amor

Définition de l’amour courtois à partir de la présentation de Claude Lachet. Lire en particulier les pages 9 à 14 : http://excerpts.numilog.com/books/9782081377448.pdf

Thibaut de Champagne, « Ausi conme unicorne sui »
« Je suis comme la licorne » (XIIIe siècle)

Dans ce célèbre poème de 5 neuvains d’octosyllabes suivis d’un envoi (tercet), l’auteur se compare à une licorne pour évoquer sa passion fatale pour sa dame.

Ausi conme unicorne sui 
Qui s’esbahist en regardant, 
Quant la pucelle va mirant. 
Tant est liee de son ennui, 
Pasmee chiet en son giron ; 
Lors l’ocit on en traïson. 
Et moi ont mort d’autel senblant 
Amors et ma dame, por voir : 
Mon cuer ont, n’en puis point ravoir.
A
B
B
A
C
C
B
D
D
Je suis comme la licorne
En extase devant la jeune fille 
Dont elle ne détache pas ses regards. 
Elle éprouve un si doux malaise 
Qu’elle tombe sans connaissance en son giron ; 
Alors on la met à mort par traîtrise. 
De même Amour et ma dame 
M’ont blessé à mort, en vérité : 
Ils ont mon coeur et je ne puis le reprendre. 
Dame, quant je devant vous fui 
Et je vous vi premierement, 
Mes cuers aloit si tressaillant 
Qu’il vous remest, quant je m’en mui. 
Lors fu menez sans raençon 
En la douce chartre en prison 
Dont li piler sont de talent 
Et li huis sont de biau veior 
Et li anel de bon espoir.
A
B
B
A
C
C
B
D
D
Dame, quand je fus devant vous 
Et que je vous vis pour la première fois, 
Mon cœur tressaillit tant 
Qu’il vous resta à mon départ. 
Je fus alors emmené sans demande de rançon,
Captif dans la douce prison 
Dont les piliers sont faits de désir, 
Les portes de beaux regards 
Et les anneaux de bon espoir. 
De la chartre a la clef Amors
Et si i a mis trois portiers :
Biau Senblant a non li premiers,
Et Biautez cele en fet seignors;
Dangier a mis en l’uis devant,
Un ort, felon, vilain, puant,
Qui mult est maus et pautoniers.
Ciol troi sont et viste et hardi:
Mult ont tost un honme saisi.
A
B
B
A
C
C
B
D
D
Amour a la clé de la prison 
Et il y a placé trois portiers. 
Le premier s’appelle Beau Semblant,
Et Amour a fait de Beauté leur maîtresse. 
Il a mis Danger devant la porte, 
Un vilain, affreux, traître, dégoûtant, 
Un gueux, un scélérat. 
Ces trois-là sont rusés et hardis, 
Ils se saisissent vite d’un homme. 
Qui porroit sousfrir les tristors 
Et les assauz de ces huissiers ? 
Onques Rollanz ne Oliviers 
Ne vainquirent si granz estors; 
Il vainquirent en combatant, 
Més ceus vaint on humiliant. 
Sousfrirs en est gonfanoniers; 
En cest estor dont je vous di 
N’a nul secors fors de merci.
A
B
B
A
C
C
B
D
D
Qui pourrait supporter les mauvais traitements 
Et les assauts de ces portiers ? 

Jamais Roland ni Olivier

Ne soutinrent si grandes batailles ; 
Ils vainquirent en combattant, 
Mais c’est en s’humiliant qu’on triomphe de ceux-là. 
Patience est le porte-bannière ; 
En ce combat dont je vous parle, 
Il n’y a d’autre salut qu’en la pitié. 

Dame, je ne dout més rien plus 
Que tant que faille a vous amer. 
Tant ai apris a endurer 
Que je suis vostres tout par us ; 
Et se il vous en pesoit bien, 
Ne m’en puis je partir pour rien 
Que je n’aie le remenbrer 
Et que mes cuers ne soit adés 
En la prison et de moi prés.
A
B
B
A
C
C
B
D
D
Dame, je ne redoute rien de plus 
Que d’être privé de votre amour. 
J’ai tant appris à supporter.
Que je suis à vous par habitude ;
Et dussiez-vous en être fâchée,
Je ne pourrais y renoncer en rien,
Sans en garder le souvenir,
Sans que mon coeur soit toujours
En prison, auprès de moi.
Dame, quant je ne sai guiler,
Merciz seroit de seson més
De soustenir si greveus fés.
B
D
D
Dame, puisque je ne sais pas tromper,
Il serait temps d’avoir pitié de moi,
Accablé sous un si pesant fardeau.

Thibaut de Champagne, « Je suis comme la licorne », Recueil de chansons, XIIIe siècle, traduction de l’ancien français d’Alexandre Micha, 1991 © Éditions Klincksieck.



« À Mon seul désir »
Tapisserie faisant partie des six tapisseries composant « La Dame à la licorne » (anonyme. Tapisseries réalisées entre 1484 et 1538). Paris, Musée national du Moyen Âge

 Figures de style :

  • Oxymore

“Douce prison” (“douce chartre”, v. 15)

  • Métaphore filée

La métaphore filée est une métaphore développée à travers une succession de termes appartenant au même champ lexical. Comme l’explique très bien Michel Riffaterre, il s’agit d’une « série de métaphores reliées entre elles par la syntaxe — elles font partie de la même phrase ou d’une même structure narrative ou descriptive — et par le sens : chacune exprime un aspect particulier d’un tout, chose ou concept, que représente la première métaphore de la série » (Michel Riffaterre, « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », Langue française, n° 3, 1969, pp. 46-60).

  • Allégorie

La “prison d’amour” est développée en allégorie (“Beau semblant”, “beauté”, danger”)

Codex Manesse (vers 1320-1340)
manuscrit sur parchemin. – Langue d’écriture: moyen haut allemand
Heidelberg, Bibliothèque universitaire

Le Codex Manesse est un vaste recueil de chansons et de poèmes d’amour courtois rédigés en allemand médiéval. Il met en scène le poète Kristan von Hamle cherchant à rejoindre sa dame.


FICHE METHODE – TD

  • Dénotation/Connotation
  • Signifiant ; Signifié ; Arbitraire du signe
  • Fonctions du langage
Dénotation, Connotation

Alors que la dénotation relève de la fonction référentielle ou informative, la connotation (du latin : « ce qui est noté avec ») désigne les valeurs supplémentaires d’un mot, dérivées de son sens premier. Ces valeurs supplémentaires, différentes en fonction du contexte, forment les connotations du mot.

Le sens dénoté, appelé encore signifié de dénotation ou signifié de premier niveau (Sé 1) est limité à la seule fonction informative (notation = finition).

– Le sens connoté, appelé encore signifié de connotation ou signifié de second niveau (Sé 2) délivre un supplément de sens qui fait largement appel à l’imaginaire et à la subjectivité.

Par exemple, si l’on substitue au mot enfant, les termes de bambin, ou marmot, ou lardon, ou mioche, on en modifie le signifié dénoté (Sé 1) puisqu’on introduit un aspect pittoresque, affectif ou populaire (Sé 2) tantôt mélioratif ou péjoratif. La notion de connotation est donc importante pour appréhender les niveaux de langue, les registres, les valeurs affectives, métaphoriques, etc.


Exercice pratique : interprétation d’une publicité Panzani (1964)

ici  le signifiant « Panzani » entraîne pour un Français un signifié culturel de connotation (Sé 2) qui renvoie à l’italianité : comme le dit Roland Barthes*, « le signe Panzani ne livre pas seulement le nom de la firme, mais aussi, par son assonance, un signifié supplémentaire qui est, si l’on veut, l’« italianité ». De même les dénotations de l’image qui rappellent un retour de marché (les légumes frais dans le filet à provisions) impliquent des valeurs affectives et culturelles qui portent sur autre chose que sur le référent : ce ne sont pas des tomates, un poivron, des oignons ou des champignons que l’on découvre mais ce qu’ils évoquent subjectivement ; à savoir des valeurs et un mode de vie traditionnels (générosité d’une cuisine authentique, conviviale et familiale, fraîcheur des produits, etc.) à l’opposé de “l’approvisionnement expéditif (conserve, frigidaire) d’une civilisation plus mécanique” (Barthes), caractéristique de la consommation de masse à partir des Trente Glorieuses : l’image suggère plus qu’elle n’explique, elle fait davantage appel aux sens qu’au rationnel.

* Roland Barthes, “Rhétorique de l’image”, Communication, n°4, 1964, p. 41-42


Comme vous le voyez, la notion de connotation exige de la part du lecteur une compétence culturelle pour être capable de déchiffrer les valeurs du mot, et de replacer l’énoncé dans son contexte social, historique, littéraire, etc. Prenez par exemple la description de la mine dans Germinal (le « Voreux ») : la métaphore animale du Voreux connote très bien la monstruosité du machinisme sous la Révolution industrielle qui semble dévorer, tel un ventre insatiable, les mineurs. La connotation chez Zola situe donc précisément le signifié « Voreux » autour d’enjeux tout autant esthétiques qu’idéologiques : l’homme esclave de la machine.

Rappelez-vous enfin que certains mots, particulièrement en poésie, possèdent un  signifié de connotation qui en idéalise le sens premier. Par exemple, dans le célèbre poème « Le Bateau ivre », le substantif « bleuités » inventé par Rimbaud  est un néologisme lexical (introduction d’un mot nouveau) qui se rapporte tout simplement à la couleur bleue (Sé 1 : dénotation). Le terme est en effet formé sur le même modèle que obscur/obscurité ou immense/immensité. Mais ici, le signifié connotatif du terme bleuités offre, par son abstraction et l’emploi du pluriel, un pouvoir d’évocation accru : les bleuités évoquent une sorte de multitude référentielle impossible à énumérer (grâce au pluriel). De plus le terme, par sa poéticité, renforce l’impression de réenchantement du monde, de métamorphose du réel caractéristique de la définition que Rimbaud donne de la poésie dans la Lettre du Voyant (“long, immense, et raisonné dérèglement de tous les sens“).

De même, la connotation donne un statut littéraire ou poétique à certains mots d’usage courant. Ainsi, les néologismes sémantiques (introduction d’un sens nouveau) sont très intéressants à étudier. Dans le poème très connu de Baudelaire « L’Étranger », le sens contextuel du mot « étranger » dépasse le signifié référentiel habituel (étranger : “qui n’a pas la nationalité du pays”) en connotant davantage la marginalité et l’idéalisation du poète romantique. Ici le signifié de connotation (Sé 2) introduit un discours de refus social et d’idéalité qui permet de mieux percevoir l’attitude de l’auteur, assumant pleinement son statut de poète maudit, en quête de voyage et d’ailleurs.

La notion de connotation est donc essentielle pour appréhender le sens contextuel d’un mot. De même, l’étude des réseaux connotatifs éclaire en profondeur les valeurs d’un texte ou d’une œuvre.

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Signifiant, Signifié, arbitraire du signe

Ce document représente un signe appelé “pictogramme”. Un pictogramme est la réunion d’une image visuelle, appelée « signifiant » graphique, et d’une idée, d’un sens, appelé « signifié ». Le lien qui unit le signifiant au signifié est le plus souvent “arbitraire”, c’est-à-dire qu’il n’existe pas forcément de rapport logique entre l’image et le sens auquel elle est associée. Ainsi, le signifiant visuel « cigarette » est indépendant du signifié qu’il représente, à savoir l’action de fumer. C’est par convention qu’on comprend que le signifiant graphique renvoie à un signifié, admis de façon codée.

La relation entre chaque signifiant et son signifié est donc une relation arbitraire. Pourquoi un couteau et une fourchette signifieraient forcément un restaurant ? De même, c’est par habitude qu’on interprète un homme et une femme côte à côte comme désignant l’emplacement de toilettes. Mais il est évident que ce panneau pourrait être interprété bien différemment dans un autre contexte !

L’arbitraire du signe

Imaginez un panneau représentant un “M” à Paris. On comprendrait que “M” est la première lettre du mot “Métro”, mais c’est seulement dans un contexte urbain qu’on comprend ce “M”. Le même pictogramme en plein milieu de la forêt amazonienne deviendrait évidemment complètement décalé.

Campagne publicitaire RATP (BETC Euro RSCG, 1995) →

Notez que l’humour ou la poésie peut jouer sur ces décalages de code (imaginez le même pictogramme en plein milieu de la mer…).

La compréhension du signe demande forcément la connaissance d’un code. Imaginons un Zoulou d’Afrique du sud, ou un Aborigène d’Australie apercevant pour la première fois ces pictogrammes… En quoi ces personnes pourraient-elles deviner si on ne le leur a pas déchiffré, qu’une voiture avec un insigne rectangulaire sur le toit signifie un taxi ? Ces signes peuvent en effet ne pas être compris par tout le monde, dans la mesure où les cultures sont différentes : chacun de nous est marqué, influencé par des codes, le plus souvent des codes sociaux et culturels.

Vous connaissez sans doute la toile célèbre du peintre Magritte, « La Trahison des images », exposée au County Museum of Art de Los Angeles. Le tableau est en effet révélateur du profond bouleversement introduit par l’art du vingtième siècle. Peint en 1929, il repose sur une véritable “mystification” : il représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : “Ceci n’est pas une pipe”. L’intention la plus évidente de Magritte est de montrer que, même peint de la manière la plus réaliste qui soit, un tableau qui représente une pipe n’est pas une pipe. Il n’en est que l’image, la représentation. Au-delà de l’humour évident, ce discours sur le rapport arbitraire du signifiant visuel au signifié s’inscrit évidemment dans le vaste mouvement critique et subversif de détournement des codes sociaux, qui a permis à l’art moderne de devenir un véritable ferment d’idées.

Bilan : la langue comme “fait social”. En tant qu’institution humaine, le langage a un rapport étroit avec les codes sociaux : par exemple, le “bien parler”, le verlan ou l’argot permettent de mieux comprendre le rapport du locuteur à une norme identitaire : rapport d’inclusion, de différenciation voire de transgression.

Exercice d’application
En quoi cet idéogramme chinois et la légende qui l’accompagne vous paraissent-ils intéressants ? Vous expliquerez de façon très détaillée en rappelant les notions du cours et en centrant votre analyse sur la relation entre les signifiants et le signifié. 

bonheur hapiness sinogrammeCe document présente trois signifiants : un idéogramme chinois ainsi que deux mots : « Bonheur » et « happiness ». Ces trois signifiants ont en commun le même signifié (sens) : « bonheur », qui est un état durable de satisfaction. Mais cette relation du signifiant au signifié n’est pas naturelle. Ainsi, le sinogramme présenté ne signifie pas automatiquement l’idée de bonheur pour une personne ne connaissant pas les codes de la langue chinoise. De même, en Français, l’idée de « bonheur » n’est  liée par aucun rapport logique avec la suite de sons ou de lettres [b-o-n-h-e-u-r] qui lui sert de signifiant. Nous pouvons donc dire que, si le signifiant  « bonheur » évoque immédiatement pour un Français un signifié (l’idée du bonheur), cette construction du sens, qui semble pourtant aller de soi, cache en fait un processus de compréhension complexe, qui est le résultat d’un apprentissage. De même, le substantif « happiness » en anglais n’évoque pas logiquement le signifié bonheur, il ne le désigne que par convention. Dire que le rapport du signifiant au signifié est arbitraire veut dire qu’il n’y a pas de relation logique entre un signifiant et un signifié. Le signifié du mot bonheur pourrait tout aussi bien être exprimé par d’autres signifiants. On dit donc que la relation du signifiant au signifié est arbitraire, en ce sens qu’elle n’est pas naturelle. On parle ainsi de l’arbitraire du signe.

Parcours de lecture
Voix de femmes au Moyen Âge

    • Texte 1 : Clara d’Anduze, « Chanson », première moitié du XIIIe siècle
    • Texte 2 : Marie de France, Lai du chèvrefeuille, seconde moitié du XIIe siècle
    • Texte 3 : Christine de Pisan, L’Epître au Dieu d’Amour, 1399
    • Texte 4 : Christine de Pisan, Le Livre du Duc des vrais amants, 1405

 

Texte 1 : Clara d’Anduze, « Chanson », première moitié du XIIIe siècle

Clara d’Anduze est une trobairitz1 de langue d’oc, originaire d’Anduze dans le Gard, probablement apparentée à Bernard d’Anduze décédé en 1223. Elle fut aimée et chantée par le troubadour Uc de Saint Circ mort après 1257. 

1. On appelle trobairitz les poétesses et compositrices qui composèrent entre le douzième et le treizième siècle des chansons à la manière des troubadours.

En greu esmay…

En grand émoi

En grand émoi, en grand souci
et en grande détresse ont mis mon cœur
les vils flatteurs et les espions perfides,
par qui déclinent Joie et Jeunesse,
car vous, que j’aime plus que tout en ce monde
ils vous ont séparé de moi et éloigné,
si bien que je ne peux ni vous voir ni vous admirer.
J’en meurs de chagrin, de colère et de tristesse.

Qui me blâme et m’interdit de vous aimer
ne peut empêcher que mon cœur devienne meilleur
ni que croissent, le doux désir,
l’envie, l’attirance et le penchant que j’éprouve pour vous
Il n’existe pas d’homme – si ennemi me soit-il –
qui ne me devienne cher s’il vous loue
et, s’il médit, quoiqu’il puisse faire ou dire,
rien ne me fera plaisir.

Clara d’Anduze →
inaugurée en 1895, cette statue de bronze a été descellée et fondue en 1942 sous l’occupation.

Ne vivez jamais, bel ami, dans la crainte
que mon cœur vous trompe
ni que je vous change pour un autre amant,
cent autres dames m’en prieraient-elles.
Amour qui me tient pour vous en son pouvoir
Exige que je vous réserve et vous garde mon cœur.
Je le ferai ! Et, si je pouvais soustraire
mon corps, qui l’a jamais ne l’aurait.

Ami, j’éprouve tant de colère et de tristesse
de ne pas vous voir que, lorsque je pense chanter,
j’émets plaintes et soupirs; aussi ne puis-je pas faire exprimer
à mes couplets ce que mon cœur souhaiterait accomplir.

Texte 2 : Marie de France “Lai du Chèvrefeuille”

Dans ce lai (voir la définition ci-dessus), Marie de France s’inspire de l’histoire de Tristan et Yseut, célèbre mythe littéraire centré sur l’amour adultère entre le chevalier Tristan et la princesse Yseut. Cette célèbre histoire d’amour est le symbole de la passion invincible, plus forte que tous les interdits.

l me plaît assez, et je veux bien,
À propos du lai qu’on nomme Chèvrefeuille,
Vous en dire la vérité,
Pour quoi il fut fait, comment, et en quelles circonstances.
Plusieurs m’en ont conté et dit.
Et je l’ai trouvé dans des textes écrits,
De ce qui concerne Tristan et la reine,

De leur amour qui fut si parfait,
Dont ils souffrirent maintes douleurs,
Puis en moururent en un seul jour.
Le roi Marc était courroucé,
Et en colère contre son neveu Tristan ;
il le chassa de sa terre
A cause de la reine qu’il aimait.
[…] Tristan est dolent et mélancolique,
Pour cette raison il quitte son pays.
Il va tout droit là où se trouvait la reine.
Il se mit tout seul dans la forêt :
Il ne voulait pas que personne le voie.
[…] Il se logeait la nuit
Avec des paysans, de pauvres gens.
[…] Le jour où le roi se mit en route,
Tristan revint au bois. Sur le chemin où il savait
Que devait passer le cortège,
Il trancha une branche de coudrier par le milieu,
Et le fendit de manière à lui donner une forme carrée.
Quand il eut préparé le bâton,
Avec son couteau il écrivit son nom.
Si la reine le remarque,
Qui y prenait bien garde –
Il lui était arrivé en d’autres occasions
De le remarquer ainsi –
Elle connaîtra bien le bâton
De son ami en le voyant.
Telle fut la teneur de l’écrit
Qu’il lui avait dit et fait savoir :
[…] Comme du chèvrefeuille
Qui s’attachait au coudrier
Une fois qu’il s’y est attaché et enlacé,
Et qu’il s’est enroulé tout autour du tronc, […] « Belle amie, ainsi est-il de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous. »
La reine va chevauchant.
Elle regarda le talus d’un côté du chemin,
Vit le bâton, l’identifia bien,
Elle en reconnut tous les signes. […] Elle s’éloigna un peu du chemin,
Dans le bois elle trouva celui
Qu’elle aimait plus qu’aucun être vivant.
Ils se font fête tous les deux.
Il parla avec elle à son gré,
Et elle lui dit ce qu’elle voulait ;
Puis elle lui montra comment
Il pourra se réconcilier avec le roi,
Et lui dit qu’il avait l’air très affligé
De l’avoir ainsi banni :
Il l’avait fait à cause de délations.
Alors elle s’en va, elle laisse son ami.
Mais quand vint le temps de se séparer,
Ils commencèrent alors à pleurer.
Tristan s’en retourna en Galles
Jusqu’à ce que son oncle le fasse appeler.
Pour la joie qu’il ressentit
À voir son amie,
[…] Tristan, qui savait bien jouer de la harpe,
En avait fait un lai nouveau ;
[…] Les Anglais l’appellent Gotelef,
Les Français le nomment Chèvrefeuille.
Je vous ai dit la vérité
Du lai que j’ai ici conté. »

 

Marie de France, Les Lais (2e moitié du XIIe siècle).
D’après une traduction d’Anne Berthelot in Littérature du Moyen Age, Éditions Nathan, 1988

Illustration : Codex Manesse, Zurich, 1340
https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpg848/0351


Dossier : Christine de Pisan : première féministe de l’Occident !

« Et ainsi sont les femmes diffamées
Par tant de gens et à grand tort blâmées… »

Et ainsi sont les femmes diffamées Et ainsi sont les femmes diffamées
Par tant de gens et à grand tort blâmées De pluseurs gens et a grant tort blasmées
En paroles et dans plusieurs écrits, Et de bouche et en pluseurs escrips,
Où qu’il soit, vrai ou non, tel est le cri. Ou qu’il soit voir ou non, tel est li crys.
Mais, quoi qu’on en ait médit ou mal écrit, Mais, qui qu’en ait mesdit ou mal escript,
Je ne trouve aucun livre ni récit Je ne truis pas en livre n’en escript
[…]
Aucun Evangile qui du mal des femmes témoigne N’euvangile qui nul mal en tesmoigne,
Mais maint grand bien, mainte haute valeur, Mais maint grant bien, mainte haulte besoigne,
Grande prudence, grande sagesse et grande constance, Grant prudence, grant sens et grant constance,
Parfait amour […] Perfaitte amour […]
Grande charité, fervente volonté, Grant charité, fervente volenté,

Ferme et entier courage assumé Ferme et entier corage entalenté
De servir Dieu, et vraie preuve elles en firent. À Dieu servir et vraye preuve en firent
[…]
Hormis les femmes, →Le doux Jésus Fors des femmes fu de tous delaissié
←fut de tous délaissé, blessé, mort et décomposé. Le doulz Jhesus, navré, mort et blecié.

[…]
Quoi de mauvais donc [sur les femmes] peut être dit ? Quelz grans maulz donc en pevent estre diz ?
Par leur mérite, n’ont-elles pas droit au paradis ? Par desservir n’ont elles paradis ?
De quels crimes peut-on les accuser ? De quelz crismes les peut on accuser ?

[…]
Par ces preuves justes et véritables  Par ces preuves justes et veritables
Je conclus que tous les hommes raisonnables Je conclus que tous hommes raisonables
Doivent considérer les femmes, les chérir, les aimer, Doivent femmes prisier, cherir, amer,
Et ne doivent avoir à cœur de les blâmer Et ne doivent avoir cuer de blasmer
Elles de qui tout homme est descendu. Elles de qui tout homme est descendu.

Christine de Pisan, l’Epistre au Dieu d’amours (1399)
Adapté du moyen Français par Bruno Rigolt

Manuscrit original en mode texte consultable ici (éd. Miranda Remnek, University of Minnesota, Minneapolis, MN, 1998).

____Christine de Pisan à sa table de travail

 

Christine de Pisan

(ou Pizan, Venise, c. 1364-Monastère de Poissy, c. 1430) est la fille de Tommaso di Benvenuto da Pizzano, l’astrologue de Charles V. De naissance italienne, cette poétesse et philosophe française du Moyen Âge peut être à juste titre considérée comme la première féministe de l’Occident. “Elevée à la cour sous les yeux d’un prince éclairé et d’un père passionné pour toutes les sciences à la fois, Christine se familiarisa de bonne heure avec l’étude” (1). Puis elle se marie à Étienne de Castel, notaire royal, dont elle sera veuve en 1389, à l’âge de vingt-cinq ans. Endettée et réduite à la pauvreté avec trois enfants à charge, Christine de Pisan est contrainte de travailler. Mais ces épreuves sont pour elle l’occasion d’assumer pleinement le statut, si nouveau à l’époque, de femme de lettres, et de prendre parti contre l’antiféminisme médiéval. 

Comme l’ont noté Maïté Albistur et Daniel Armogathe dans leur Histoire du féminisme français, “la figure dominante du féminisme au XIVe et XVe siècle, c’est Christine de Pisan” (2). De fait, cette Epistre au Dieu d’amours fait une large place à la question de la défense des femmes, en des termes étonnamment modernes. Ainsi constitue-t-elle un plaidoyer féministe avant la lettre (3). Exploitant — avec quel art et quelle finesse — le langage codifié de la poésie courtoise, dont elle n’hésite pas à renouveler les conventions thématiques, l’auteure en profite d’abord pour régler ses comptes avec la cour, déclenchant par là-même une vaste querelle littéraire et morale dont elle triomphera. Tout d’abord, il faut saluer le courage de Christine de Pisan : prenant explicitement la défense de “l’honneur des dames”, et réfutant non moins ouvertement les thèses dégradantes du Roman de la Rose de Jean de Meung (4), Christine de Pisan réhabilite l’honneur des femmes, en prouvant que la faiblesse du corps ne saurait être confondue avec la faiblesse de l’esprit :

Et ainsi sont les femmes diffamées
Par tant de gens et à grand tort blâmées
En paroles et dans plusieurs écrits,
Où qu’il soit, vrai ou non, tel est le cri.

Fondamentalement, ce texte qui plaide la cause des femmes, fait donc apparaître une conscience de genre qui est aussi une conscience féministe.  En tant que protestation “contre la subordination dans laquelle les femmes sont tenues au nom de la religion ou d’une philosophie concluant à leur infériorité naturelle” (5), l’Epistre au Dieu d’amours doit être considérée comme un texte fondateur et profondément subversif. J’en veux pour preuve le dernier vers du passage que j’ai sélectionné, et qui mérite qu’on sy attarde :

Elles de qui tout homme est descendu.

Comme nous le pressentons, ce vers s’oppose à l’exégèse traditionnelle qui fait de la femme un être dérivé de l’homme. Or, c’est la Génèse même (6) qui semble ici controversée, et à travers elle, la sujétion de la femme. Le fameux épisode de la création d’Ève à partir d’une côte d’Adam (Genèse 2:21, 22) est ainsi inversé : c’est l’homme qui descend de la femme ! Cette remise en cause des présupposés initiaux est fondamentale dans la mesure où elle conteste la nature de la femme comme dérivée de l’homme, et donc subordonnée à l’homme…

Copyright © mars 2012, Bruno Rigolt (dernière mise à jour : mars 2016)

NOTES

(1) Jean Alexandre C. Buchon, Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France, 1838,  p. XII.
(2) Maïté Albistur, Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français du Moyen Age à nos jours, éd. Des Femmes, Paris 1977, p. 53.
(3) Ce texte est parfois abusivement intitulé “Plaidoyer pour les femmes”, mais un tel titre n’est absolument pas conforme au manuscrit original.
(4) Dans le Roman de la Rose, “Jean de Meung balaye les illusions de l’amour courtois pour ramener l’amour à ses dimensions d’instinct et les attitudes de la femme à des manœuvres calculées”. Jean Rychner, édition critique des XV joies de mariage, Droz, Genève 1999, p. XIII.
(5) Nicole Racine-Furlaud, Revue française de science politique, année 1981, volume   31, numéro   2    pp. 450-454.
(6) “Et l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam, qui s’endormit ; et il prit une de ses côtes, et resserra la chair à sa place. Et l’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise d’Adam, et la fit venir vers Adam.”

Christine de Pizan, manuscrit original des Œuvres (l’Epistre au Dieu d’amours, folio 55 recto).
Source : Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits