Classe de Première STMG1
année scolaire 2019-2020
Espace étudiants
Bienvenue à toutes et à tous dans cet Espace pédagogique offrant un support d’accès libre pour assimiler et enrichir l’enseignement du Français et de la littérature en classe de Première. Vous y trouverez de nombreuses ressources consultables en ligne qui compléteront le cours, ainsi qu’un descriptif des activités menées pendant l’année scolaire. Ce descriptif des activités est semblable à votre liste d’oral.
Descriptif des activités et ressources…
Méthodologie
- Apprendre à planifier son travail
- Apprendre avec son MP3, son smartphone
- Réaliser une fiche de synthèse
- Réaliser une fiche de lecture
- Méthodologie de la dissertation
- Méthodologie du commentaire littéraire
- Méthodologie de la contraction de texte (nouveau : Bac 2020)
- Méthodologie de l’essai (nouveau : Bac 2020)
- Tout savoir sur l’oral du Bac : l’exposé et l’entretien (nouveau)
L’épreuve anticipée de français au Baccalauréat :
L’épreuve écrite
-
- 4 heures
- Notée sur 20 points
- Coefficient 5
- Commentaire ou Contraction de texte suivie d’un essai
Commentaire : il porte sur un texte littéraire, en lien avec un des objets d’étude du programme de la classe de première, à l’exclusion de l’objet d’étude “littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle”. Le candidat compose un devoir qui présente de manière organisée ce qu’il a retenu de sa lecture et justifie par des analyses précises son interprétation et ses jugements personnels. Le sujet est formulé de manière à guider le candidat dans son travail. Le texte proposé pour le commentaire n’est pas extrait d’une des œuvres au programmes.
Contraction de texte + essai (10 points + 10 points)
– La contraction de texte permet d’apprécier l’aptitude à reformuler une argumentation de manière précise, en en respectant l’énonciation, la thèse, la composition et le mouvement. Elle prend appui sur un texte relevant d’une forme moderne et contemporaine de la littérature d’idées. D’une longueur de mille mots environs, ce texte fait l’objet d’un exercice de contraction au quart, avec une marge autorisée de plus ou moins 10%. Le candidat indique à la fin de l’exercice le nombre de mots utilisés.
– Le sujet de l’essai porte sur le thème ou la question que le texte partage avec l’oeuvre et le parcours étudiés durant l’année dans le cadre de l’objet d’étude “La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle”. Pour développer son argumentation, le candidat s’appuie sur sa connaissance de l’oeuvre et des textes étudiés pendant l’année, il peut en outre faire appel à ses lectures et à sa culture personnelles.
L’épreuve ORALE
-
- 20 minutes : 12 minutes + 8 minutes (temps de préparation : 30 minutes)
- Notée sur 20 points
- Coefficient 5
Accueil du candidat :
Après avoir accueilli le candidat, l’examinateur lui indique :
– le texte et le passage du texte retenu, avec une éventuelle sélection du passage à expliquer si le texte excède le format d’une vingtaine de lignes de prose continue;
– la question de grammaire posée, qui ne peut concerner qu’un passage de l’extrait faisant l’objet de l’explication de texte.
Première partie : exposé sur un texte du descriptif : 12 minutes ; 12 points
– Lecture de l’extrait à voix haute : 2 points
– Explication linéaire : 8 points
– Réponse à une question de grammaire relative au texte : 2 points
Ces éléments sont indiqués par écrit au candidat, au moyen d’une fiche qui lui est remise et qu’il signe avant de commencer sa préparation.
Deuxième partie : présentation de l’oeuvre choisie en lecture cursive et entretien : 8 minutes ; 8 points
– Le candidat commence d’abord par justifier ses choix de lecture
– Il répond aux questions de l’examinateur portant sur l’œuvre.
Les quatre objets d’étude pour la classe de Première et les parcours associés :
- La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
– Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal / parcours : Alchimie poétique : la boue et l’or.
- La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
– Montaigne, Essais, « Des Cannibales », I, 31 ; [translation en français moderne autorisée] / parcours : Notre monde vient d’en trouver un autre.
- Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
– Jules Verne, Voyage au centre de la Terre / parcours : Science et fiction.
- Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle
– Samuel Beckett, Oh ! Les Beaux jours / parcours : Un théâtre de la condition humaine.
Chacun des objets d’étude associe une œuvre (ou une section substantielle et cohérente d’une œuvre) et un parcours permettant de la situer dans son contexte historique et générique. Le programme national de douze œuvres, renouvelé par moitié tous les ans, définit trois œuvres par objet d’étude, parmi lesquelles le professeur en choisit une et son parcours associé. Ce programme est paru au Bulletin Officiel du 4 avril 2019.
PROGRESSION
Objet d’étude : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
Œuvre intégrale : Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal *
Parcours associé : Alchimie poétique : la boue et l’or
* Les références de page renvoient à l’édition Hachette “Bibliolycée”, 2019.
Baudelaire photographié par Nadar. Crédits : Wikimedia Commons – Getty. Source
Citations utiles (pour mieux comprendre l’œuvre et le thème) :
- Victor Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862
« Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde. Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, … […] »
- Baudelaire, « Alchimie de la douleur » (FM, 234)
Alchimie de la douleur
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !
Hermès* inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas**,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
* Hermès : dieu grec, patron de la magie, de l’occultisme et des alchimistes.
** Midas : roi de Phrygie. Dans la mythologie grecque, Midas, passionné par l’argent et les plaisirs, avait reçu du dieu Dionysos (Bacchus chez les Romains), l’apparent privilège de changer en or tout ce qu’il touchait :
« Midas souhaitait que tout ce qu’il touche se transforme en or. Et le dieu lui accorda cet étrange privilège.
Dès lors, Midas fut entouré d’or : les vases, les tables et les chaises, mais aussi les arbres et les fruits Tout se transformait, tout avait la même couleur, le même toucher. Midas ne pouvait plus goûter aux aliments, il ne pouvait plus étancher sa soif. Désespéré, Midas supplia Dionysos de lui retirer ce don. Alors le dieu ordonna au roi de plonger dans le fleuve appelé Pactole, et l’étrange pouvoir de Midas disparut. Mais, depuis, l’eau du Pactole est chargée d’une multitude de paillettes d’or».(Légende du roi Midas, adaptée des Métamorphoses d’Ovide).
Commentaire
Alors que dans le projet d’épilogue (voir ci-dessous), la poésie présente cette vertu alchimique de transfigurer la « boue » en « or », c’est-à-dire le spleen en idéal, dans « Alchimie de la douleur », la douleur se change, non en or, mais en images funèbres :
« Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ».
Sorte d’anti-Midas, le poète transforme l’or en mort. Comme l’a très bien dit Max Milner * :
« Cet Hermès inconnu, qui, à la différence de l’Hermès Trismégiste sur lequel s’appuyaient les alchimiste, ne favorise les transmutations que dans le mauvais sens, est évidemment le même que le Satan trismégiste du Prologue Au lecteur… Baudelaire a donc l’impression d’être lui-même l’objet, ou la matière première, d’une alchimie maléfique qui opère à contre-courant de l’art, puisque non seulement elle transforme tout ce qu’il touche ou contemple en matière vile, mais encore elle le prive de cette volonté qui lui est si nécessaire pour créer ».
* Baudelaire, Les Fleurs du mal, texte présenté et commenté par Max Milner, illustrations de Paul Kallos, Les Lettres françaises, 1978.
- « Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal » (1861).
Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
…j’ai dit : Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame, Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis,
Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements; Et tes jeux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux. Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie… Tes principes sauvés et tes lois conspuées,
Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes.
Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,
Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses, Tes petits orateurs, aux enflures baroques,
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,
Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques
Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
Entre « Alchimie de la douleur » publié en 1857 et « Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal » (1861), on note une très nette évolution : manière de rendre à la poésie son pouvoir transfigurateur, inspiré par la nostalgie d’un paradis à jamais perdu : faire de l’or avec de la boue. Le rôle du poète est alors de métamorphoser le monde vil et médiocre en le libérant de la corruption.
- Baudelaire, première version de « La mort des artistes »
« Il faut user son corps en d’étranges travaux,
Pétrir entre ses mains plus d’une fange impure,
Avant de rencontrer l’idéale figure
Dont le sombre désir nous remplit de sanglots »
Source : Baudelaire journaliste, Articles et chroniques choisis et présentés par A. Vaillant, GF Flammarion 2011.
« Au lecteur »
Troisième strophe :
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
Explications de textes pour l’oral du Bac :
1. « L’albatros » (p. 209)
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme, qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Charles Baudelaire, « L’albatros »
Les Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal », 1857
2. « À une passante » |*| (p. 251)
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car, j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
|*| Extrait de la seconde partie des Fleurs du mal, intitulée « Tableaux parisiens », ce sonnet ne figure pas dans l’édition de 1857, mais dans celle de 1861.
Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal (1861)
Parcours de lecture : Alchimie poétique : la boue et l’or
Explications de textes pour l’oral du Bac :
- 3. Stéphane Mallarmé, « Brise marine », 1865
- 4. Anna de Noailles, « Le port de Palerme », 1913
3. Stéphane Mallarmé, « Brise marine », 1865 (poème expliqué sous forme de commentaire de texte)
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux,
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe,
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend,
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !
4. Anna de Noailles, « Le port de Palerme », 1913 (→ Poème expliqué pour l’oral)
Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…
J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…
C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.
Anna de Noailles, Les Vivants et les morts, 1913
Anna de Noailles à Palerme (photomontage)
Documents complémentaires
- Arthur Rimbaud, « Lettre du voyant », 1871
- Renée Vivien, « Sonnet », 1903
J’aime la boue humide et triste où se reflète
Le merveilleux frisson des astres, où le soir
Revient se contempler ainsi qu’en un miroir
Qui découvre à demi son image incomplète.
J’aime la boue humide où la Ville inquiète
Détache ses lueurs, blondes sur un fond noir,
La Ville qui gémit sous un masque d’espoir
Parmi le vin, les chants et les cris de la fête.
Elle endure la foule aux pieds traînants et las.
Elle subit l’empreinte anonyme des pas :
Stagnante, elle croupit sur la route inféconde.
Mais elle est l’Avenir des moissons, et les pleurs
Du printemps en feraient une terre profonde,
D’où jaillirait la grâce irréelle des fleurs.
Renée Vivien, Évocations, Alphonse Lemerre, éditeur, 1903
- André Kertézs, « La fourchette », 1928
D’origine hongroise puis naturalisé américain, André Kertész (1894 Budapest — 1985 New York) est un représentant majeur de l’avant-garde photographique à Paris durant l’entre-deux guerres. Considéré par Henri Cartier-Bresson comme l’un de ses maîtres, il a magistralement montré dans son œuvre combien le choix des sujets les plus banals ou les plus banalisés correspond à une nouvelle approche du réel qui, si elle confère à l’ordinaire la prééminence sur l’extraordinaire, oblige à redécouvrir les choses et à réévaluer le banal.

André Kertész, « La fourchette » (épreuve gélatino-argentique), 1928 Paris, Musée national d’Art Moderne
- Rembrandt, Soutine, « Le bœuf écorché »
- Francis Bacon, « Autoportraits »
Lecture cursive possible : Francis Ponge, Le Parti-pris des choses, 1942. Edition conseillée : Belin – Gallimard (2011) Collection ClassicoLycée
Francis Ponge et l’éloge de l’ordinaire
L’ordinaire et l’extraordinaire ne s’opposent pas forcément : bien au contraire ! Comme l’a montré le poète Francis Ponge (1899-1988), les choses renferment « un million de qualités inédites » [source], une profusion de richesses insoupçonnées qu’il s’agit de mettre en lumière. Dans Le Parti-pris des choses publié en 1941, il s’est employé à restituer la présence du réel ; un peu comme si la « grande » poésie s’effaçait pour s’inscrire dans le quotidien et l’éloge de l’ordinaire.
« Le Cageot »
À mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.
À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit encore de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.
La poésie selon francis ponge
La poésie telle que l’envisage Ponge refuse donc toute spéculation intellectuelle. Elle suppose au contraire une opération de transfiguration et de transgression des valeurs, des codes artistiques et des habitudes, afin d’atteindre le factuel, le banal, l’ordinaire. Comme l’auteur l’affirme dans Le Carnet du bois de pins, « mon dessein n’est pas de faire un poème, mais d’avancer dans la connaissance et l’expression du bois de pins, d’y gagner moi-même quelque chose ».
Annick Fritz-Smead |*| remarquait justement : « il y chez Ponge une grande méfiance de ce qui sort de l’ordinaire. Le ravissement que l’extraordinaire impose à notre esprit est une distraction pour une vision objective et une compréhension claire des choses. La banalité est reposante ; elle ne donne aucunement lieu à une explosion de sensations envahissantes qui nous feraient perdre le contrôle de nos sens […] ».
|*| Annick Fritz-Smead, Francis Ponge : De l’écriture à l’œuvre, Peter Lang, 1997, p. 63
Rendre extraordinaire l’ordinaire
Si traditionnellement, le sublime est élévation d’esprit, le « parti-pris des choses » est de tendre vers une compréhension métaphorique de l’ordinaire et du banal. Dès lors, l’extraordinaire n’est plus ce qui est hors de l’ordinaire, de l’ordre commun ou de la mesure commune : il est dans l’ordinaire même, dans ce qu’on ne remarque plus, tant on y est habitué, c’est-à-dire l’infra-ordinaire, pour reprendre le néologisme de Georges Pérec |Georges Pérec, l’Infra-ordinaire, Paris Seuil 1989|.
Rendre extraordinaire l’ordinaire afin d’en exprimer le sens symbolique : tel est le but de la poésie selon Francis Ponge. La poésie devient ainsi une des sources possibles d’une nouvelle forme d’art, qui réhabilite une écriture de la quotidienneté et de l’immédiateté, apte à exprimer l’extraordinaire en des termes ordinaires. Mais cette transgression, par laquelle le non-artistique pénètre le domaine de l’art, ce retour aux choses, se révèle sensible à la dimension métaphysique de l’ordinaire : poésie du banal et de l’habituel consistant à renouveler le regard porté sur l’environnement le plus prosaïque afin d’éclairer sa beauté propre, son identité.
Le poète doit ainsi chercher à extraire l’extraordinaire de l’ordinaire, tant il est vrai que l’extraordinaire fait partie de l’ordinaire. Cette alchimie du Verbe amène à une réflexion sur le statut de l’Art : « Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »… déclare ainsi Baudelaire dans Les Fleurs du mal : l’artiste est celui qui procède à une transmutation du langage, qui vivifie les lieux communs : c’est une sorte de voyage extraordinaire, enivrant et fantastique dans « l’épaisseur des choses ».
Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIè au XVIIIè siècle
Œuvre intégrale : Montaigne, Essais
“Des Cannibales” (I, 31)
Parcours associé : Notre monde vient d’en trouver un autre
Illustration : Portrait présumé de Montaigne (anonyme), vers 1608 (détail). Château de Chantilly, Musée Condé
Citations utiles
(Les références de page renvoient à l’édition Flammarion “Étonnants classiques”, 2019. Les citations en italiques indiquent un texte adapté en français moderne. Les citations en bleu renvoient aux textes présentés à l’oral de l’EAF).
« Des Cannibales »
-
- Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. (p. 49)
- Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. (p. 56)
- Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature […] a produits. (p. 56)
- Ces peuples me semblent donc ainsi barbares, dans la mesure où ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et sont encore très proches de leur naïveté originelle. (p. 59, 61)
- Nous pouvons donc bien les appeler barbares, si nous jugeons d’eux par rapport aux règles de la raison, mais non par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. (p. 73)
- Il y a une distance étonnante entre leur façon d’être et la nôtre. (p. 83)
- Ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté […]. p. 86)
« Des Coches »
-
- Notre monde vient d’en trouver un autre (p. 124)
- Nous aurons, je le crains, très fortement hâté son déclin et sa ruine par notre contagion […] (p. 125)
- C’était un monde enfant. (p. 126)
- ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. (p. 126)
- […] nous nous sommes servis de leur ignorance et de leur inexpérience pour les tourner plus facilement vers la trahison, la débauche, la cupidité et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et sur le modèle de nos mœurs. (p. 131)
- Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de gens passés au fil de l’épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour le négoce des perles et du poivre : vulgaires victoires. (p. 131)
- […] une boucherie indistincte, comme sur des bêtes sauvages, universelle, autant que le feu et le fer l’ont permis […] (p. 141)
Textes consultables en ligne avec Wikisource (cliquez sur le lien pour accéder au texte) :
Explications de textes pour l’oral du Bac :
Texte 1 : Michel de Montaigne, Essais, Livre I , chapitre 31 « Des cannibales »
___Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare ni de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a dit ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; et en vérité, il semble que nous n’avons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, la façon la plus parfaite et la plus complète de tout faire. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature a produits, d’elle-même et par sa marche ordinaire : tandis que, en vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun que nous devrions plutôt appeler sauvages. Dans les premiers demeurent vivantes et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées là sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. […]
___Ces peuples me semblent donc ainsi barbares, dans la mesure où ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et sont encore très proches de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue plutôt du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. […] C’est une nation […] en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté que commun ; nul vêtement ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles même qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon leur sont inconnues.
Texte 2 Michel de Montaigne, Essais, Livre I , chapitre 31 « Des cannibales »
___Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l’océan, et que de cette fréquentation naîtra leur ruine (comme je présuppose qu’elle est déjà avancée, bien malheureux qu’ils sont de s’être laissé piper par le désir de la nouveauté, et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se trouvèrent à Rouen, au moment où le roi Charles IX y était. Le Roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, l’aspect extérieur d’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda à leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, dont j’ai oublié la troisième -et en suis bien marri-, mais j’en ai encore deux en mémoire.
___Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.
___Je parlai à l’un deux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient Roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.
___Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses !
Texte complémentaire (non présenté à l’oral) :
Michel de Montaigne, Essais (III, 6), « Des Coches »
___Notre monde vient d’en trouver un autre [1] (et qui nous garantit que c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ?) non moins grand, plein et peuplé que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c ; il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesures, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne vivait que par les moyens qu’elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons que nous sommes à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un des deux membres sera perclus, l’autre en pleine vigueur.
___Nous aurons très fortement hâté, je le crains, son déclin et sa ruine par notre contagion et nous lui aurons fait payer bien cher nos opinions et nos arts [2]. C’était un monde enfant ; pourtant nous ne l’avons pas fouetté et soumis à notre enseignement en nous servant de l’avantage de notre valeur et de nos forces naturelles ; nous ne l’avons pas non plus séduit par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité [3]. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et pertinence. La merveilleuse magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment façonnés en or, comme, dans son cabinet, tous les animaux qui naissaient dans son État et dans ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, dans la peinture, montrent qu’ils ne nous étaient pas non plus inférieurs en habileté. Mais, quant à la dévolution, l’observance des lois, la bonté, la libéralité, la loyauté, la franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas autant qu’eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes.
- [1] Allusion à la découverte de l’Amérique
- [2] Nos opinions et nos arts : nos idées et nos techniques
- [3] Magnanimité : grandeur d’âme
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Parcours de lecture
“Notre monde vient d’en trouver un autre”Texte 3 Voltaire, Candide, chapitre 18, 1759
___Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de sa majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer sa majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière; si on léchait la poussière de la salle: en un mot, quelle était la cérémonie. L’usage, dit le grand-officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.
___En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de mathématiques et de physique.
___Après avoir parcouru toute l’après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre sa majesté, son valet Cacambo, et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut sa majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins.
Texte 4 Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772 (posth. 1796)
___Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta :
___« Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières.
« Vue de la Nouvelle Cythère découverte par Mr de Bougainville… »
Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), 1768
(BnF, Cartes et plans), © Bibliothèque nationale de France
Lectures complémentaires pour approfondir le thème (non présentées à l’oral)
Rousseau, Discours sur les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755 (note ajoutée au discours)
C’est une chose extrêmement remarquable que depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n’aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répugnance qu’ils ont à prendre nos moeurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont aussi malheureux qu’on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation ou d’apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu’on lit en mille endroits que des Français et d’autres Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entière, sans pouvoir plus quitter une si étrange manière de vivre, et qu’on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et innocents qu’ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si l’on répond qu’ils n’ont pas assez de lumières pour juger sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment. D’ailleurs cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore ; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d’esprit où il faudrait être pour concevoir le goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre que des idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets, savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération parmi les autres. Mais le moyen pour nous d’imaginer la sorte de plaisir qu’un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton et sans se soucier de l’apprendre ?
On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres et dans d’autres villes ; on s’est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux ; tout cela n’a jamais excité chez eux qu’une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise.
Paul Claudel, Le Livre de Christophe Colomb, 2ème partie, 4 « La conscience de Christophe Colomb », 1933
Dans cette œuvre novatrice créée à Berlin le 30 juin 1930, le poète et dramaturge Paul Claudel imagine les ombres qui hantent la conscience de Christophe Colomb et pose de façon magistrale la question de la conquête coloniale entreprise par les conquistadors.
LE CUISINIER. — Nous sommes à l’intérieur de ta conscience
Des ombres passent à toute vitesse sur l’écran.
CHRISTOPHE COLOMB I. —Je ne distingue rien.
LE CUISINIER. —Fais attention.
On voit une foule qui passe comme le vent. Des têtes emplumées de sauvages. Des sauvages avec leurs arcs et leurs flèches.
CHRISTOPHE COLOMB I.—Quelles sont ces ombres fugitives, pareilles à des flocons de fumée ?
LE CUISINIER. —Tout un peuple, toute une vaste multitude que tu as exterminée.
CHRISTOPHE COLOMB I. —Tant pis pour le brouillard si le rude rayon du soleil levant suffit à le dissiper.
On voit paraître sur l’océan des esclaves noirs chargés de chaînes.
CHRISTOPHE COLOMB I. —Qui sont ces Ethiopiens chargés de chaînes ?
LE CUISINIER. —L’esclavage a disparu du monde et c’est toi qui l’as rétabli.
CHRISTOPHE COLOMB I. —Tu parles de ces pauvres Indiens que j’ai essayé de vendre comme esclaves à Séville ?
LE CUISINIER. —Salut au restaurateur de l’esclavage !
CHRISTOPHE COLOMB I. —J’ai péché. Mais je n’avais pas d’or, je revenais de l’Ouest sans or, il me fallait payer avec quelque chose mes avides créanciers.
LE CUISINIER. —Tu as payé avec des âmes d’hommes.
CHRISTOPHE COLOMB I. —J’ai promis d’arracher le monde aux ténèbres, je n’ai pas promis de l’arracher à la souffrance.
LE CUISINIER. —Je vois les hommes vendus comme des animaux. Je vois l’Afrique qui envoie au Nouveau Monde des cargaisons de chair.
CHRISTOPHE COLOMB I. —Ainsi ce n’est pas ce Nouveau Monde seulement, c’est l’Afrique que j’ai rendue nécessaire à l’Humanité.
LE CUISINIER. —Nécessaire par sa souffrance ?
CHRISTOPHE COLOMB I. —Par sa souffrance s’il n’y a pas d’autre moyen.
On voit sur l’écran tout un groupe d’ombres confuses.
LA FEMME DE CHRISTOPHE COLOMB. —Christophe Colomb, je suis ta femme, je t’aimais, pourquoi m’as-tu abandonnée ?
LA MÈRE DE CHRISTOPHE COLOMB. —Christophe Colomb, je suis ta mère, je t’aimais, pourquoi m’as-tu abandonnée ?
CHRISTOPHE COLOMB I. —Je suis Christophe Colomb !
UN JEUNE HOMME. —Pourquoi m’as-tu fait quitter Gênes ?
CHRISTOPHE COLOMB I. —Je suis Christophe Colomb !
UN HOMME FAIT. —Pourquoi m’as-tu fait quitter Lisbonne ?
CHRISTOPHE COLOMB I. —Ce n’est pas vrai ! il n’y a personne ! je ne vois que mon ombre sur l’écran.
L’OMBRE, —II est vrai. Je suis toi-même, pourquoi ne me laisses-tu pas de repos ?
CHRISTOPHE COLOMB I. —Laisse-moi ! je ne veux pas te regarder !
L’OMBRE DE CHRISTOPHE COLOMB. —Je t’accuse ! où m’as-tu conduit ? Est-ce là ce que tu m’avais promis ?
CHRISTOPHE COLOMB I.—Sale carcasse, je ne t’ai rien promis ! Et quant à tout ce qu’il y a en toi qui n’est pas capable de faire une ombre sur le mur, j’ai tenu ma promesse ! Je lui avais promis l’univers et je le lui ai donné !
Paul Claudel, le Livre de Christophe Colomb, 2e partie, 4, « La conscience de Christophe Colomb », Gallimard « Folio Théâtre », 2005.
Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1952
Il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver le moyen de s’y résigner.
L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure en constitue précisément la réfutation. Il suffira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait en effet que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’ « œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blanc prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
Lectures cursives conseillées :
- Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, 1552. La Découverte « Poche Littérature », 2004. Religieux catholique, Bartolomé de Las Casas est le premier à dénoncer les atrocités commises au nom de la foi. Un témoignage bouleversant contre l’évangélisation forcée des Indiens d’Amérique du sud et leur extermination par les conquérants espagnols, mais aussi un ouvrage essentiel à la compréhension de la violence coloniale.
- Michel Tournier, Vendredi ou la Vie sauvage, 1971. Gallimard, « Folio Junior », 2012. Un roman d’aventure désormais classique et facile de lecture. L’histoire renverse complètement le mythe de Robinson Crusoé, puisque « ce n’est plus Robinson qui apprend la civilisation à Vendredi, c’est Vendredi qui apprend la vie sauvage à Robinson » (Tournier). Il n’y a plus un dominant et un dominé mais deux égaux, deux frères. Une très belle histoire d’amitié et un hymne à la nature.
- Patrick Chamoiseau, LʼEmpreinte à Crusoé, 2012. Gallimard, Folio 2013. Écrivain français d’origine martiniquaise, Patrick Chamoiseau interroge dans son œuvre notre rapport à l’autre. Il imagine dans ce récit une incroyable histoire : après vingt ans de solitude dans son île déserte, Robinson découvre lors d’une promenade sur la plage une empreinte de pas. Il s’élance alors à la recherche de cet Autre, recherche qui s’apparentera à une véritable quête de soi…
Objet d’étude : Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIè siècle
Œuvre intégrale : Jules Verne (1828-1905), Voyage au centre de la Terre (1864)
Parcours : Science et fiction
Illustration : Norihiko Kurazono, Voyage au centre de la Terre (manga), 2017
→ Pour lire l’œuvre en entier, cliquez ici.
Explication de texte n°1 Le portrait du professeur Otto Lidenbrock
Extrait du chapitre I
Otto Lidenbrock n’était pas un méchant homme, j’en conviens volontiers ; mais, à moins de changements improbables, il mourra dans la peau d’un terrible original.
Il était professeur au Johannæum 1, et faisait un cours de minéralogie pendant lequel il se mettait régulièrement en colère une fois ou deux. Non point qu’il se préoccupât d’avoir des élèves assidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils lui accordaient, ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne l’inquiétaient guère. Il professait « subjectivement » 2, suivant une expression de la philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C’était un savant égoïste, un puits de science dont la poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un mot, un avare.
[…]
Quoi qu’il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, était un véritable savant. Bien qu’il cassât parfois ses échantillons à les essayer trop brusquement, il joignait au génie du géologue l’œil du minéralogiste 3. Avec son marteau, sa pointe d’acier, son aiguille aimantée, son chalumeau et son flacon d’acide nitrique, c’était un homme très-fort. À la cassure, à l’aspect, à la dureté, à la fusibilité 4, au son, à l’odeur, au goût d’un minéral quelconque, il le classait sans hésiter parmi les six cents espèces que la science compte aujourd’hui.
[…]
Voilà donc le personnage qui m’interpellait avec tant d’impatience. Représentez-vous un homme grand, maigre, d’une santé de fer et d’un blond juvénile qui lui ôtait dix bonnes années de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière des lunettes considérables ; son nez, long et mince, ressemblait à une lame affilée ; les méchants prétendaient même qu’il était aimanté et qu’il attirait la limaille de fer. Pure calomnie : il n’attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir.
Quand j’aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées mathématiques d’une demi-toise, et si je dis qu’en marchant il tenait ses poings solidement fermés, signe d’un tempérament impétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand de sa compagnie.
- Johannæum : à l’époque, collège scientifique à Hambourg (Allemagne)
- Subjectivement : d’un point de vue personnel, uniquement préoccupé de ses propres théories.
- Minéralogiste : savant spécialiste de minéralogie, science qui étudie les minéraux.
- Fusibilité : propriété de ce qui est fusible (fusible : qui fond facilement, sous l’action de la chaleur (le plomb)
« Représentez-vous un homme grand, maigre, d’une santé de fer… »
Editions Hetzel, gravure d’Edouard Riou
Vous pouvez écouter cette bonne lecture du chapitre 1, afin de vous entraîner à l’oral :
Explication de texte n°1 : Beckett, Oh les beaux jours (acte I)
Winnie – Ah oui, si seulement je pouvais supporter d’être seule, je veux dire d’y aller de mon babil sans âme qui vive qui entende. (Un temps.) Non pas que je me fasse des illusions, tu n’entends pas grand’chose Willie, à Dieu ne plaise. (Un temps.) Des jours peut-être où tu n’entends rien. (Un temps.) Mais d’autres où tu réponds. (Un temps.) De sorte que je peux me dire à chaque moment, même lorsque tu ne réponds pas et n’entends peut-être rien, Winnie, il est des moments où tu te fais entendre, tu ne parles pas toute seule tout à fait, c’est-à-dire dans le désert, chose que je n’ai jamais pu supporter – à la longue. (Un temps.) C’est ce qui me permet de continuer, de continuer à parler s’entend.
Tandis que si tu venais à mourir – (sourire) – le vieux style ! – (fin du sourire) – ou à t’en aller en m’abandonnant, qu’est-ce que je ferais alors, qu’est-ce que je pourrais bien faire, toute la journée, je veux dire depuis le moment où ça sonne, pour le réveil, jusqu’au moment où ça sonne, pour le sommeil ? (Un temps.) Simplement regarder droit devant moi, les lèvres rentrées ? (Temps long pendant qu’elle le fait. Elle s’arrête de tirer sur l’herbe.) Plus un mot jusqu’au dernier soupir, plus rien qui rompe le silence de ces lieux. (Un temps.) De loin en loin un soupir dans la glace. (Un temps.) Ou un bref… chapelet de rire, des fois que l’aventure je la trouverais encore bonne. (Un temps. Elle a un sourire qui semble devoir culminer en rire lorsque soudain il cède à une expression d’inquiétude.) Mes cheveux ! (Un temps.) Me suis-je coiffée ? (Un temps.) Je l’ai fait peut-être. (Un temps.) Normalement je le fais. (Un temps.) Il y a si peu qu’on puisse faire (Un temps.) On fait tout. (Un temps.) Tout ce qu’on peut. (Un temps.) Ce n’est qu’humain. (Elle commence à inspecter le mamelon, lève la tête.) Que nature humaine. (Elle se remet à inspecter le mamelon, lève la tête.) Que faiblesse humaine. (Elle se remet à inspecter Je mamelon, lève la tête.) Que faiblesse naturelle. (Elle se remet à inspecter Je mamelon.) Pas trace de peigne. (Elle inspecte.) Pas trace de brosse. (Elle lève la tête. Expression perplexe. Elle se tourne vers Je sac, farfouille dedans.) Le peigne est là. (Elle revient de face. Expression perplexe. Elle se tourne vers le sac, farfouille.) La brosse est là. (Elle revient de face. Expression perplexe.) J’ai pu les rentrer, après m’en être servie. (Un temps. De même.) Mais normalement je ne rentre pas mes choses, après m’en être servie, non je les laisse traîner là, çà et là, et les rentre toutes ensemble, en fin de journée.
Samuel Beckett, Oh les beaux jours (1963), © Éditions de Minuit.
Parcours de lecture
“Un théâtre de la condition humaine”
Explication de texte n°2
Samuel Beckett, En attendant Godot, scène d’exposition (extrait)
De : « Route à la campagne, avec arbre. Soir. » jusqu’à « ESTRAGON : Il n’y à rien à voir. »
Route à la campagne, avec arbre. Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence.
Même jeu.
Entre Vladimir.
ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire.
VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je commence à le croire. (il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant. Vladimir, sois raisonnable, tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (il se recueille, songeant au combat).
À Estragon. – Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON. – Tu crois ?
VLADIMIR. – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON. – Moi aussi.
VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure. Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement). – Peut-on savoir où Monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON. – Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté). – Un fossé ? Où ça ?
ESTRAGON (sans geste). – Par là.
VLADIMIR. – Et on ne t’a pas battu ?
ESTRAGON. – Si… Pas trop.
VLADIMIR. – Toujours les mêmes.
ESTRAGON – Les mêmes ? Je ne sais pas. Silence.
VLADIMIR. – Quand j’y pense… depuis le temps… je me demande ce que tu serais devenu… sans moi… (Avec décision.) Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure qu’il est, pas d’erreur.
ESTRAGON (piqué au vif). – Et après ?
VLADIMIR (accablé). – C’est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON. – Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR. – La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant Il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu‘est-ce que tu fais ?
ESTRAGON. – Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR. – Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter.
ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi !
VLADIMIR. – Tu as mal ?
ESTRAGON. – Mal ! Il me demande si j’ai mal !
VLADIMIR (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi, je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles.
ESTRAGON. – Tu as eu mal ?
VLADIMIR. – Mal ! Il me demande si j’ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l’index). – Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant). – C’est vrai. (il se boutonne.) Pas de laisser aller dans les petites choses.
ESTRAGON. – Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement). – Le dernier moment. (il médite.) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON. – Tu ne veux pas m’aider ?
VLADIMIR. – Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.)
Comment dire ? Soulagé et en même temps-. (Il cherche) épouvanté. (Avec emphase.) É-POU-VAN-TÉ. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ça alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin… (Estragon, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure.
Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) – Alors ?
ESTRAGON. – Rien.
VLADIMIR. – Fais voir.
ESTRAGON. – Il n’y a rien à voir.
En attendant Godot
(réalisation : Walter D. Asmus, 1989. Estragon : Jean-François Balmer ; Vladimir : Rufus)
Lecture complémentaire : Samuel Beckett, En attendant Godot, scène finale (extrait)
Depuis “Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladimir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain…” jusqu’à “ESTRAGON : Allons-y. Ils ne bougent pas.”
Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladimir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain…
Estragon : Qu’est-ce que tu as ?
Vladimir : Je n’ai rien.
Estragon : Moi je m’en vais.
Vladimir : Moi aussi.
Silence.
Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?
Vladimir : Je ne sais pas.
Silence.
Estragon : Où irons-nous ?
Vladimir : Pas loin.
Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !
Vladimir : On ne peut pas.
Estragon : Pourquoi ?
Vladimir : Il faut revenir demain.
Estragon : Pour quoi faire ?
Vladimir : Attendre Godot.
Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?
Vladimir : Non.
Estragon : Et maintenant il est trop tard.
Vladimir : Oui, c’est la nuit.
Estragon : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?
Vladimir : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.
Estragon : (regardant l’arbre): Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir : C’est l’arbre.
Estragon : Non, mais quel genre?
Vladimir : Je ne sais pas. Un saule.
Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?
Vladimir : Avec quoi ?
Estragon : Tu n’as pas un bout de corde ?
Vladimir : Non.
Estragon : Alors on ne peut pas.
Vladimir : Allons-nous-en.
Estragon : Attends, il y a ma ceinture.
Vladimir : C’est trop court.
Estragon : Tu tireras sur mes jambes.
Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ?
Estragon : C’est vrai.
Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) A la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?
Estragon : On va voir. Tiens.
Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.
Vladimir : Elle ne vaut rien.
Silence.
Estragon : Tu dis qu’il faut revenir demain ?
Vladimir : Qui.
Estragon : Alors on apportera une bonne corde.
Vladimir : C’est ça.
Silence.
Estragon : Midi.
Vladimir : Oui.
Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça.
Vladimir : On dit ça.
Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.
Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) A moins que Godot ne vienne.
Estragon : Et s’il vient.
Vladimir : Nous serons sauvés.
Vladimir enlève son chapeau – celui de Lucky – regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.
Estragon : Alors on y va ?
Vladimir : Relève ton pantalon.
Estragon : Comment ?
Vladimir :- Relève ton pantalon.
Estragon : Que j’enlève mon pantalon
Vladimir : Relève ton pantalon.
Estragon : C’est vrai.
Il relève son pantalon. Silence.
Vladimir : Alors on y va?
Estragon : Allons-y.
Ils ne bougent pas.