Objet d’étude : Le théâtre du XVIIè au XXIè siècle

Œuvre intégrale : Molière (1622-1673), Le Malade imaginaire (1673)

Parcours : Spectacle et comédie

Illustration : Charles-Antoine Coypel (1694-1752), « Molière à sa table de travail » (vers 1730)
Paris, Comédie française

Les 3 textes présentés à l’oral du Bac :
Le Malade imaginaire (3 textes) :
1. Acte I, scène 1 |accéder au texte|
2. Acte II, scène 5 |accéder au texte|
3. Acte III, scène 10 |accéder au texte|

Explication de texte n°1 : Le Malade imaginaire, acte I, scène 1

ARGAN, seul dans sa chambre, assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire[1] avec des jetons[2] ; il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants : Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Trois et deux font cinq. « Plus, du vingt-quatrième[3], un petit clystère insinuatif[4], préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur. » Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles[5]. « Les entrailles de Monsieur, trente sols[6]. » — Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement, je suis votre serviteur[7], je vous l’ai déjà dit. Vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sols, et vingt sols en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sols ; les voilà, dix sols. « Plus, dudit jour, un bon clystère détersif[8], composé avec catholicon double, rhubarbe, miel rosat et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver et nettoyer le bas-ventre de monsieur, trente sols. » Avec votre permission, dix sols. « Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique, soporatif[9] et somnifère, composé pour faire dormir monsieur, trente-cinq sols. » Je ne me plains pas de celui-là ; car il me fit bien dormir. Dix, quinze, seize, et dix-sept sols six deniers. « Plus, du vingt-cinquième, une bonne médecine[10] purgative et corroborative[11], composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile de monsieur, quatre livres[12]. » Ah ! monsieur Fleurant, c’est se moquer : il faut vivre avec les malades.

[1] Parties d’apothicaire : factures de pharmacien.
[2] Jetons : petites pièces plates utilisées pour faire les comptes.
[3] Du 24 du mois.
[4] Clystère insinuatif, […]et rémollient : lavement pour ramollir les selles.
[5] Civiles : polies, courtoises.
[6] Sol : unité monétaire de l’ancien régime. Trente sols : 15€ environ.
[7] Je suis votre serviteur : je vous suis obligé. La formule est employée ici ironiquement : Argan, trouvant le lavement trop cher, n’est pas disposé à payer une telle somme.
[8] Détersif : qui nettoie
[9] Soporatif : qui endort.
[10] Médecine : traitement, remède.
[11] Corroborative : fortifiante.
[12] Quatre livres : 80 sols, env. quarante euros (une livre équivaut à 20 sols).

 

Explication de texte n°2 : Le Malade imaginaire, acte II, scène 5

Monsieur Diafoirus. Il se retourne vers son fils et lui dit : – Allons, Thomas, avancez. Faites vos compliments.

Thomas Diafoirus est un grand benêt nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce et à contretemps. – N’est-ce pas par le père qu’il convient commencer ?

Monsieur Diafoirus. – Oui.

Thomas Diafoirus. – Monsieur, je viens saluer, reconnaître, chérir et révérer en vous un second père ; mais un second père auquel j’ose dire que je me trouve plus redevable qu’au premier. Le premier m’a engendré 1 ; mais vous m’avez choisi. Il m’a reçu par nécessité ; mais vous m’avez accepté par grâce. Ce que je tiens de lui est un ouvrage de son corps, mais ce que je tiens de vous est un ouvrage de votre volonté ; et d’autant plus que les facultés spirituelles sont au-dessus des corporelles, d’autant plus je vous dois, et d’autant plus je tiens précieuse cette future filiation 2, dont je viens aujourd’hui vous rendre par avance les très humbles et très respectueux hommages.

Toinette. – Vivent les collèges, d’où l’on sort si habile homme !

Thomas Diafoirus. – Cela a-t-il bien été, mon père ?

Monsieur Diafoirus. – Optime 3.

Argan, à Angélique. – Allons, saluez monsieur.

Thomas Diafoirus. – Baiserai-je ? 4

Monsieur Diafoirus. – Oui, oui.

Thomas Diafoirus, à Angélique. – Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on…

Argan. – Ce n’est pas ma femme, c’est ma fille à qui vous parlez.

Thomas Diafoirus. – Où donc est-elle ?

Argan. – Elle va venir.

Thomas Diafoirus. – Attendrai-je, mon père, qu’elle soit venue ?

Monsieur Diafoirus. – Faites toujours le compliment de Mademoiselle.

Thomas Diafoirus. – Mademoiselle, ni plus ni moins que la statue de Memnon 5 rendait un son harmonieux, lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil : tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de vos beautés. Et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant 6 tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, Mademoiselle, que j’appende 7 aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, Mademoiselle, votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et mari.

Toinette, en le raillant. – Voilà ce que c’est que d’étudier, on apprend à dire de belles choses. 

[…]

Thomas Diafoirus. Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu’il présente à Angélique.– J’ai contre les circulateurs 8 soutenu une thèse, qu’avec la permission de Monsieur, j’ose présenter à Mademoiselle, comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit 9.

Angélique. – Monsieur, c’est pour moi un meuble 10 inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là.

Toinette. – Donnez, donnez. Elle est toujours bonne à prendre pour l’image ; cela servira à parer notre chambre.

Thomas Diafoirus. – Avec la permission aussi de Monsieur, je vous invite à venir voir l’un de ces jours, pour vous divertir, la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner.

Toinette – Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant.

[1] Engendré : donné la vie.
[2] Filiation : lien de parenté unissant le gendre et le beau-père.
[3] Optime : « très bien » en latin
[4] Baiserai-je ? : Ferai-je un baisemain ?
[5] statue de Memnon : statue antique qui produisait un bruit sous l’effet de la chaleur et du soleil. La statue de Memnon est un lieu commun de la tradition rhétorique, elle servait de comparaison dans de nombreux textes du XVIIe siècle. Ici, la comparaison est évidemment comique.
[6] Dores-en-avant : dorénavant. Cette expression qui appartient au vieux langage est ici employée par Molière dans un but ironique.
[7] Que j’appende : que je déploie, que je présente.
[8] Les circulateurs : médecins qui défendaient la théorie selon laquelle le sang circule dans l’organisme. Molière se moque ici de l’attachement borné des médecins aux pratiques rétrogrades, Louis XIV a pris fait et cause pour les circulateurs qui, à la suite du médecin britannique William Harvey, avaient prouvé que le sang circule dans l’organisme.
[9] Prémices de mon esprit : premières manifestations de mon intelligence.
[10] Un meuble : un objet, une chose

Molière, Le malade imaginaire, acte II, scène 5 (passage présenté à l’oral : allez à 0.46)
Mise en scène de Jacques Charon, réalisation de Max de Rieux, 1959)

 

Explication de texte n°3 : Le Malade imaginaire, acte III, scène 10

TOINETTE – Je suis médecin passager 1, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands, et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras 2 de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et défluxions 3, à ces fiévrottes, à ces vapeurs 4, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées 5, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies 6, avec des inflammations de poitrine, c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes, et l’envie que j’aurais de vous rendre service.

ARGAN – Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

TOINETTE – Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?

ARGAN – Monsieur Purgon.

TOINETTE – Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi, dit-il, que vous êtes malade ?

ARGAN – Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

TOINETTE – Ce sont tous des ignorants, c’est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN – Du poumon ?

TOINETTE – Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN – Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE – Justement, le poumon.

ARGAN – Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

TOINETTE – Le poumon.

ARGAN – J’ai quelquefois des maux de cœur.

TOINETTE – Le poumon.

ARGAN – Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

TOINETTE – Le poumon.

ARGAN – Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques.

TOINETTE – Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

ARGAN – Oui, Monsieur.

TOINETTE – Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

ARGAN – Oui, Monsieur.

TOINETTE – Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?

ARGAN – Oui, Monsieur.

TOINETTE – Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

ARGAN – Il m’ordonne du potage.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – De la volaille.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – Du veau.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – Des bouillons.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – Des œufs frais.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.

TOINETTE – Ignorant.

ARGAN – Et surtout de boire mon vin fort trempé.

TOINETTE – Ignorantus, ignoranta, ignorantum 7. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil 8, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies 9, pour coller et conglutiner 10. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

[1] Passager : ambulant, passager
[2] Fatras : amas confus
[3] Défluxions : écoulements de liquide dans les organes.
[4] Vapeurs : sensations de chaleurs dues à des troubles circulatoires.
[5] Fièvres pourprées : rougeoles
[6] Pleurésies : inflammations des poumons.
[7] Formes incorrectes de ignorans, ignorantis, adjectif latin qui signifie « ignorant ».
[8] Subtil : fluide.
[9] Oublies : sortes de gaufres épaisses.
[10] Conglutiner : épaissir.

Molière, Le malade imaginaire, acte II, scène 5 (passage présenté à l’oral : allez à 0.48)
Mise en scène de Jacques Charon, réalisation de Max de Rieux, 1959)

Icône Sociaux, youtube, vidéo dans Flat Social Vidéo d’accompagnement :

Jules Romains, Knock ou le triomphe de la médecine (1923)

Dans Knock, Jules Romains dénonce la bêtise humaine, le mensonge et la manipulation à travers les pratiques inquiétantes d’un médecin de campagne…

Réalisé par Guy Lefranc (1951), Knock est un film français tiré de la pièce de Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine, avec le célèbre comédien Louis Jouvet dans le rôle de Knock.


Les 2 textes présentés dans le cadre du parcours « Spectacle et comédie » :
4. Marivaux, L’Île des esclaves (1725), scène 1 (extrait)
5. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve (1950), acte I, scène 1 (extrait)

Marivaux, L’Île des esclaves (1725), scène 1 (extrait)

Scène I

Iphicrate s’avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.

IPHICRATEaprès avoir soupiré. − Arlequin !
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture.− Mon patron !
IPHICRATE − Que deviendrons-nous dans cette île ?

ARLEQUIN − Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre histoire.
IPHICRATE − Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos amis ont péri, et j’envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN − Hélas ! Ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
IPHICRATE − Dis-moi ; quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée : je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île et je suis d’avis que nous les cherchions.
ARLEQUIN − Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie. J’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE − Eh ! Ne perdons point notre temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d’ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l’île des Esclaves.
ARLEQUIN − Oh ! Oh ! Qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
IPHICRATE − Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
ARLEQUIN − Eh ! Chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l’ai entendu dire aussi ; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE − Cela est vrai.
ARLEQUIN − Eh ! Encore vit-on.
IPHICRATE − Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin, cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUINprenant sa bouteille pour boire. − Ah ! Je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
[…]
IPHICRATE − Avançons, je t’en prie.
ARLEQUIN − Je t’en prie, je t’en prie; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela.
[…]
IPHICRATEretenant sa colère. −  Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN − Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE − Eh ne sais-tu pas que je t’aime ?
ARLEQUIN − Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! S’ils sont morts, en voilà pour longtemps; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge.
IPHICRATEun peu ému.− Mais j’ai besoin d’eux, moi.
ARLEQUINindifféremment. − Oh ! Cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE − Esclave insolent !
ARLEQUINriant.−  Ah ! Ah ! Vous parlez la langue d’Athènes ; mauvais jargon que je n’entends plus.
IPHICRATE − Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUINse reculant d’un air sérieux. − Je l’ai été, je le confesse à ta honte, mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s’éloigne.
IPHICRATEau désespoir, courant après lui, l’épée à la main.− Juste ciel ! Peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! Tu ne mérites pas de vivre.

ARLEQUIN −  Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.

___________

NOTES

  • étiques : extrêmement maigres
  • sentiment : opinion, impression
  • commodité : possibilité
  • comme de raison : comme il est juste ; puisque c’est raisonnable
  • nous tirer d’ici : nous en aller d’ici
  • encore vit-on : au moins on est en vie
  • civil : aimable
  • badin : qui aime rire
  • comme vous tournez cela : comme vous formulez cela

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, acte I, scène 1 (extrait)

 

M. Smith, toujours dans son journal.

Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort.

Mme Smith

Mon Dieu, le pauvre, quand est ce qu’il est mort ?

M. Smith

Pourquoi prends-tu cet air étonné ? Tu le savais bien. Il est mort il y a deux ans. Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.

Mme Smith

Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, mais je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur le journal.

M. Smith

Ça n’y était pas sur le journal. Il y a déjà trois ans qu’on a parlé de son décès. Je m’en suis souvenu par association d’idées !

Mme Smith

Dommage ! Il était si bien conservé.

M. Smith

C’était le plus joli cadavre de Grande Bretagne ! Il ne paraissait pas son âge. Pauvre Bobby, il y avait quatre ans qu’il était mort et il était encore chaud. Un véritable cadavre vivant. Et comme il était gai !

Mme Smith

La pauvre Bobby

M. Smith

Tu veux dire « le » pauvre Bobby.

Mme Smith

Non, c’est à sa femme que je pense. Elle s’appelle Bobby Watson comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l’un de l’autre quand on les voyait ensemble. Ce n’est qu’après sa mort à lui, qu’on a pu vraiment savoir qui était l’un et qui était l’autre. Pourtant, aujourd’hui encore, il y a des gens qui la confondent avec le mort et lui présentent des condoléances. Tu la connais ?

M. Smith

Je ne l’ai vue qu’une fois, par hasard, à l’enterrement de Bobby.

Mme Smith

Je ne l’ai jamais vue. Est-ce qu’elle est belle ?

M. Smith

Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu’elle est belle. Elle est trop grande et trop forte. Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu trop petite et trop maigre. Elle est professeur de chant.

La pendule sonne cinq fois. Un long temps.

Mme Smith

Et quand pensent-ils se marier, tous les deux ?

M. Smith

Le printemps prochain, au plus tard.

Mme Smith

Il faudra sans doute aller à leur mariage.

M. Smith

Il faudra leur faire un cadeau de noces. Je me demande lequel ?

Mme Smith

Pourquoi ne leur offririons-nous pas un des sept plateaux d’argent dont on nous a fait don à notre mariage à nous et qui ne nous ont jamais servi à rien ?

Court Silence. La pendule sonne deux fois.

M. Smith

C’est triste pour elle d’être demeurée veuve si jeune.

M. Smith

Heureusement qu’ils n’ont pas eu d’enfants.

Mme Smith

Il ne leur manquait plus que cela ! Des enfants ! Pauvre femme, qu’est ce qu’elle en aurait fait !

M. Smith

Elle est encore jeune. Elle peut très bien se remarier. Le deuil lui va si bien.

Mme Smith

Mais qui prendra soin des enfants ? Tu sais bien qu’ils ont un garçon et une fille. Comment s’appellent-ils ?

M. Smith

Bobby et Bobby comme leurs parents. L’oncle de Bobby Watson, le vieux Bobby Watson, est riche et il aime le garçon. Il pourrait très bien se charger de l’éducation de Bobby.

Mme Smith

Ce serait naturel. Et la tante de Bobby Watson, la vieille Bobby Watson, pourrait très bien, à son tour, se charger de l’éducation de Bobby Watson, la fille de Bobby Watson. Comme ça, la maman de Bobby Watson, Bobby, pourrait se remarier. Elle a quelqu’un en vue ?

M. Smith

Oui, un cousin de Bobby Watson.

Mme Smith

Qui ? Bobby Watson ?

M. Smith

De quel Bobby Watson parles-tu ?


Dossier Spécial Bac

Antithéâtre
et absurde

              

« La pensée, vidée de l’être, se dessèche, se rabougrit, n’est plus une pensée.
En effet, la pensée est l’expression de l’être, elle coïncide avec l’être.
On peut parler sans penser. Il y a pour cela à notre disposition les clichés,
c’est-à-dire les automatismes. Il n’y a de vraie pensée que vivante. »

Eugène Ionesco, Journal en miettes, 1967

Eugène Ionesco dans Notes et Contre-notes (Paris, Gallimard 1962) écrivait :

« L’homme d’avant-garde est l’opposant vis-à-vis d’un système actuel. Il est un critique de ce qui est. Le théâtre d’avant-garde […] est comme un théâtre en marge du théâtre officiel : semblant avoir, par son expression, sa recherche, sa difficulté, une exigence supérieure ».

Ces paroles sont riches d’enseignement : c’est en effet par le lexique de la transgression (« opposant », « critique », « en marge ») que l’auteur de la Cantatrice chauve entend briser avec une tradition théâtrale vieille de plus de deux siècles. Mais pour bien comprendre ce bouleversement, il faut le replacer dans un ensemble plus vaste, qui dépasse bien évidemment le cadre théâtral.

Un théâtre caractéristique de l’Après-guerre

De fait, après la Seconde guerre mondiale, dans une société devenue plus permissive en matière de mœurs grâce aux jeunes générations, va s’épanouir une période de changements dans les comportements collectifs qui vont bouleverser les normes sociales et les valeurs traditionnelles.

Après les camps de concentration, Hiroshima, et les privations de la guerre, le développement d’une société de « consommation de masse » va répondre à une recherche hédoniste du plaisir qui s’inscrit dans un contexte largement libertaire, transgressif, voire provocateur (émergence du consumérisme, Beat Generation, sexualité libre, etc.).

Cette profonde recomposition du champ politique et culturel va porter atteinte à l’hégémonie de la bourgeoisie, en tant que classe sociale dominante, à « l’intégrité » de la littérature traditionnelle et aux valeurs humanistes classiques. Dans le champ des pratiques symboliques par exemple, la vie intellectuelle dans l’après-guerre témoigne à la fois d’une recherche tous azimuts de « l’avant-garde » au niveau des arts et des spectacles, et de l’émergence d’un vaste mouvement d’idées et d’opinions qui débouchera sur une crise identitaire majeure dont la décolonisation, le mouvement des « non-alignés » et bien sûr les courants de contre-culture (« mai 68« , génération Hippie, Pop’Art) constituent les manifestations les plus spectaculaires.

   Au cœur du Quartier latin,
le Panthéon vu du Jardin du Luxembourg (© B. R.) 

« Anti-théâtre » et « nouveau roman »…

C’est à Paris dans le « Quartier latin » que va se concentrer la vie éditoriale et littéraire après la guerre. Sous l’influence de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir surtout, fleurissent un certain nombre de revues intellectuelles (souvent déficitaires : c’est presque leur « image de marque »!) qui n’ont d’autre but que de stigmatiser le « prêt-à-penser ». De toutes parts, la critique « officielle » et le « grand public » semblent pris de cours face à une contestation radicale qui exprime avec une force singulière les aspirations de toute une génération, celle du Jazz, de Boris Vian et de Saint-Germain-des-Prés, avide de « refaire le monde ».

C’est dans ce contexte que, face aux drames de l’Histoire et à la menace d’un conflit atomique, face aux stéréotypes d’une petite-bourgeoisie « bien-pensante » et conservatrice, adepte du « Boulevard« , se développent vers 1950, dans les petits théâtres de la Rive Gauche, des pièces d’un style radicalement nouveau, chargé de dérision, de satire, de provocation, et qui apportent au théâtre les ressources d’un langage volontairement subversif, apte à faire naître chez le spectateur la conscience de l’absurde.

Mais ce renouvellement dépasse de loin le cadre strictement scénique. Comme le dit avec justesse Pierre de Boisdeffre, « l' »Antithéâtre » est à la scène bourgeoise ce que l' »Anti-roman » est au récit traditionnel : une approche nouvelle des êtres qui ne doit rien aux procédés psychologiques classiques, et met le spectateur, directement et sans explication, en face de la situation dramatique » (1).

À l’image de l’anti-théâtre, le « nouveau roman » va s’employer à remettre en cause les techniques et les conventions du genre romanesque : suppression de la cohérence de l’intrigue, remise en cause de la fonction réaliste et référentielle du roman traditionnel, contestation du personnage romanesque, etc.

Dans l’Ère du soupçon (Paris, Gallimard 1956) par exemple, la romancière Nathalie Sarraute enlève au personnage son statut « traditionnel » pour n’en faire qu’un anonyme « dont le résultat est la dissolution du héros romanesque » (2). Cette dernière expression du romancier Alain Robbe-Grillet révèle les changements majeurs introduits par le « nouveau roman ».

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Les défenseurs du « Nouveau roman ». De gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier
(crédit photographique : Mario Dondero, © éd. de Minuit, 1959)

Amener le lecteur à une distance critique

Le personnage, « soupçonné » d’être « trop honnête », trop « ordinaire » est littéralement « assassiné » par cette entreprise de démystifiaction du romanesque : de là les tentatives de nombreux écrivains (Alain Robbe-Grillet, chef de file du mouvement, Michel Butor, Nathalie Sarraute) d’abandonner les accessoires classiques du roman, au point d’appauvrir considérablement l’intrigue (d’un point de vue narratif, il ne se passe pas grand chose dans ces romans) pour mieux prendre de recul avec le réel.

Le but en effet n’est pas de divertir, mais plutôt d’amener le lecteur à une distance critique vis-à-vis du romanesque traditionnel : l’aventure, le pittoresque, le suspense, l’intrigue n’ont plus lieu d’être dans le nouveau roman du fait même qu’il « prétend échapper à l’impasse dans laquelle les romanciers avaient fini par s’enfermer en interprétant à l’aide de schémas stéréotypés un monde transparent aux passions immuables » (P. de Boisdeffre, op. cit.).

Le nouveau roman participe ainsi à l’élaboration d’une littérature plus abstraite, plus conceptuelle en libérant l’écriture des contraintes traditionnelles, à commencer par le schéma narratif, volontairement vidé de sa substance.

L’absurde au théâtre

On retrouve dans le théâtre de l’absurde les mêmes principes qui ont fait la force (et la faiblesse) du Nouveau roman : de fait, l’absence d’intrigue et la volonté de dessaisir le personnage d’une identité et d’une consistance qui est celle des héros traditionnels, a entraîné l’écriture du côté de l’exploration du langage et de l’interrogation identitaire.

Cette mise en cause des formes qui traversent notre héritage culturel s’est tout d’abord révélée assez déstabilisante pour le grand public, habitué à une « histoire », à des personnages « caractérisés ». Même la Cantatrice chauve, pourtant très accessible sur le plan du vocabulaire, revendique un statut d' »anti-pièce » qui a littéralement mystifié le public parisien et la critique conservatrice à sa sortie. Peut-être à cause de la simplicité même du lexique, la pièce est déroutante et porte en elle les germes d’une vérité plus profonde : c’est en effet la « tragédie du langage » qui se révèle le véritable sujet de la pièce.

On comprend mieux dès lors cette affirmation de Ionesco dans Notes et contre-notes : « J’ai intitulé mes comédies antipièces, drames comiques, et mes drames pseudo-drames ou farces tragiques, car, me semble-t-il, le comique est tragique, et la tragédie de l’homme est dérisoire ».

Le théâtre de l’absurde est donc par définition un théâtre de la crise des identités et des rapports de classe. Si sa dramaturgie remet en cause le drame classique, matériellement et symboliquement, c’est qu’il s’agit avant tout pour des auteurs comme Beckett ou Ionesco de refuser « toute représentation mimétique de la réalité, qui pourrait favoriser l’illusion d’une homophonie entre le réel et le représenté » (3). Ce désintérêt pour l’imitation, la mimésis trouve sa justification dans un a priori esthétique et philosophique qui entend rompre avec le « théâtre d’illusion », par définition réaliste et référentiel.

Dans un célèbre essai paru en 1962, le critique anglais Martin Esslin, à qui l’on doit l’expression de « théâtre de l’absurde », propose une interprétation très pertinente résumée ainsi dans Wikipedia : « En analysant le répertoire de l’avant-garde dramatique de son époque, Martin Esslin montre que ces pièces de théâtre sont moins farfelues qu’elles ne paraissent et qu’elles possèdent une logique propre, s’attachant à créer des mythes, autrement dit une réalité plus psychologique que physique. Elles montrent l’homme plongé dans un monde qui ne peut ni répondre à ses questions, ni satisfaire ses désirs. Un monde qui, au sens existentialiste du mot, est « absurde » ».

La Cantatrice chauve de Ionesco (4)

Qu’on ne se méprenne pas cependant : entre la dramaturgie d’Albert Camus ou de Sartre et la théâtralité de Ionesco, c’est le jour et la nuit ! Il n’y a rien d' »existentiel » dans la Cantatrice chauve au sens sartrien du terme. Dans Huis Clos par exemple, pièce « classique » quant au fond, élaborée en référence au théâtre grec, la réflexion porte d’abord sur la liberté de l’homme et sa capacité d’agir : ses actes l’engagent et le jugent (voyez à ce sujet la citation de Sartre que j’ai commentée).

Sartre insiste en fait sur la participation de la littérature au politique et défend l’idée d’un « engagement » valant comme « impératif littéraire absolu ». Pour lui, l’acte d’écrire engage la responsabilité de l’écrivain et lui donne son sens. Comme il le dit, « l’écrivain est en situation dans son époque » : chacun de ses gestes et de ses mots, de ses silences même, a une portée. Il doit donc assumer cette portée : refuser de s’engager, c’est paradoxalement s’engager encore : « Ce silence est un moment du langage ; se taire, ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler, donc parler encore ».

Il apparaît donc clairement que c’est sur un autre terrain qu’il faut aborder l’absurde chez Ionesco. À ce titre, Martin Esslin rappelle un point essentiel : pour décrire ce sentiment de l’anxiété métaphysique », le théâtre de l’absurde a renoncé à argumenter de l’absurdité de la condition humaine. Il la montre simplement dans l’existence, c’est-à-dire que les images concrètes illustrent sur scène l’absurdité de l’existence » (5) .

C’est la raison pour laquelle le théâtre de l’absurde est par définition « anti-littéraire ». Ce que véhicule le dialogue des personnages n’a pour ainsi dire aucun intérêt : c’est une parole sans enjeux. D’ailleurs l’oxymore employé par l’auteur quand il parle de « farce tragique » à propos de la Cantatrice chauve, relève davantage de la provocation, de la supercherie, de l’anti-conformisme que de la réflexion philosophique.

C’est surtout la « tragédie du langage » inspirée par la société de consommation et le conservatisme petit-bourgeois (6) qui fait l’objet même de la pièce.

← Eugène Ionesco, devant le théâtre de la Huchette en 1957 (détail).
© Keystone

Ionesco s’en explique d’ailleurs très bien dans ses Notes et contre-notes : « Si critique de la société bourgeoise il y a, il s’agit, surtout, d’une sorte de petite bourgeoisie universelle, le petit bourgeois étant l’homme des idées reçues, des slogans, le conformiste de partout : ce conformisme bien sûr, c’est son langage automatique qui le révèle. Au début de la première scène de La Cantatrice Chauve, on décrit la scène comme tout à fait « anglaise » : Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil anglais et ses pantoufles anglaises, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise… Le texte de La Cantatrice chauve ou du manuel pour apprendre l’anglais (ou le russe, ou le portugais), composé d’expressions toutes faites, des clichés les plus éculés, me révélait, par cela même, les automatismes du langage, du comportement des gens, le « parler pour ne rien dire », le parler parce qu’il n’y a rien à dire de personnel, l’absence de vie intérieure, la mécanique du quotidien, l’homme baignant dans son milieu social, ne s’en distinguant plus. Les Smith, les Martin ne savent plus parler, parce qu’ils ne savent plus penser, ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent plus s’émouvoir, n’ont plus de passions, ils ne savent plus être, ils peuvent « devenir » n’importe qui, n’importe quoi, car, n’étant pas, ils sont interchangeables : on peut mettre Martin à la place de Smith et vice versa, on ne s’en apercevra pas. Le personnage tragique ne change pas, il se brise; il est lui, il est réel. Les personnages comiques, ce sont les gens qui n’existent pas »..

Je conseille à mes étudiants de Première de retenir ces précisions, très importantes pour problématiser correctement la pièce de Ionesco (7) . Les répliques de la Cantatrice chauve, puisées ça et là dans le manuel Assimil visent d’abord, en déconstruisant les fondements du langage, à stigmatiser des idées et des modes de vie jugés médiocres : la relation qui s’instaure entre le personnage et ses paroles est donc détruite. En témoigne cet extrait, particulièrement illustratif :

Les propos désespérément redondants des Smith ou des Martin sont un alignement de stéréotypes et de poncifs qui renvoient à la définition du cliché comme lieu commun. Arzu Kunt (op. cit.) faisait d’ailleurs remarquer à ce sujet : « nous voyons se dessiner la symbolisation de cette « deshumanisation » de l’existence et de la stéréotypie de la pensée qui entraîne tout naturellement la banalité du langage, lequel cède à son tour la place à l’incommunicabilité laissant voir que le langage n’est pas toujours force de permettre un échange verbal rationnel ou logique. Les phrases qui n’ont aucune signification, les propos les plus banals entre les personnages d’origine bourgeoise constituent les répliques de l’œuvre qui mérite fort bien l’étiquette d »‘anti-pièce » ».

Parler pour parler : un langage vide de sens

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la fin de la pièce met à mal le langage au point de provoquer une rupture totale entre le signifiant et le signifié : loin d’être un outil de communication, le langage au contraire devient un instrument d’oppression :

« M. SMITH -Je m’en vais habiter ma Cagna dans mes cacaoyers.
Mme MARTIN -Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao.
Mme SMITH -Les souris ont des sourcils, les sourcils n’ont pas de souris.
Mme MARTIN -Touche pas ma babouche!
M. MARTIN -Bouge pas la babouche!
M. SMITH -Touche la mouche, mouche pas la touche.
Mme MARTIN -La mouche bouge.
Mme SMITH -Mouche ta bouche.
M. MARTIN -Mouche le chasse-mouche, mouche le chasse-mouche.
M. SMITH -Escarmoucheur escarmouche !
Mme MARTIN -Scaramouche!
Mme SMITH -Sainte-Nitouche !
M. MARTIN -T’en as une couche!
M. SMITH -Tu m’embouches.
Mme MARTIN -Sainte Nitouche touche ma cartouche.
Mme SMITH -N’y touchez pas, elle est brisée.
M. MARTIN -Sully!
M. SMITH -Prudhomme !
Mme MARTIN, M. SMITH -François.
Mme SMITH, M. MARTIN -Coppée.
Mme MARTIN, M. SMITH -Coppée Sully!
Mme SMITH, M. MARTIN -Prudhomme François.
Mme MARTIN -Espèces de glouglouteurs, espèces de glouglontenses.
M. MARTIN -Mariette, cul de marmite!
Mme SMITH -Khrishnamourti, Khrishnamourti, Khrishnamourti!
M. SMITH -Le pape dérape! Le pape n’a pas de soupape. La soupape a un pape.
Mme MARTIN -Bazar, Balzac, Bazaine !
M. MARTIN -Bizarre, beaux-arts, baisers!
M. SMITH -A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i!
Mme MARTIN -B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z!
M. MARTIN -De l’ail à l’eau, du lait à l’ail!
Mme -SMITH, imitant le train. Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff,teuff, teuff, teuff »
 

Comme vous le voyez, la fin de la Cantatrice chauve amène à un dérèglement du langage et à une déstructuration du mot lui-même, comme unité de sens. Il n’y a plus que des sons, des phonèmes, des « bruits » vidés de toute dimension signifiante. Ajoutons à cela l’usage perverti de la stichomythie : certes les répliques sont courtes, mais il n’y a pas vraiment d’effet de rapidité, encore moins de rythme du dialogue : les mots semblent figés, enlisés dans un « huis clos » dont les fameuses « fonctions du langage » ne sauraient sortir indemnes.

Ce parti pris sera réinvesti, mais de façon plus significative, dans Rhinocéros (1958) par exemple selon une perspective essentiellement politique sur le totalitarisme, accusé à juste titre de déshumaniser l’homme lui-même au point de contaminer jusqu’à l’essence des mots. Paradoxalement, c’est dans cette impuissance du langage à traduire le sens de la condition humaine, que réside sa valeur intrinsèque. Le dramaturge et scénariste Georges Neveux faisait à ce titre une juste remarque : « À toutes ces pièces nous rions, mais notre rire s’accompagne toujours d’un malaise. Car ces personnages qui tiennent des propos absurdes, nous nous apercevons très vite qu’ils nous ressemblent, qu’ils nous ont volé nos paroles et aussi nos arrière-pensées, qu’ils sont nous ». C’est tout l’intérêt d’un théâtre qui se veut d’abord anti-psychologique et irrationnel pour mieux mettre en abyme l’absurdité même du banal et du quotidien.

En attendant Godot : le « non-lieu » existentiel

Cette logique de déconstruction du réel est poussée à son paroxysme dans En attendant Godot. Ce qui surprend d’emblée le spectateur est l’absence de décor. D’entrée de jeu, Beckett donne le ton : « Route à la campagne, avec arbre. Soir. » La sécheresse de la didascalie, accentuée grammaticalement par la forme non verbale, donne une impression de malaise, accentuée par la suite du texte : « Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir ».

Comme le remarque Sylvie Jouanny (op. cit.), « les personnages ne sont guère identifiables : noms étrangers, diminutifs, dépréciatifs (Didi et Gogo), ironiques (Lucky, le souffre-douleur…) ; identité sociale peu caractérisée. Ces personnages sans autre identité que la misère et l’attente se présentent en somme comme des antihéros : ils n’agissent pas mais sont agis, et subissent le fait d’être là, sans raison ».

C’est cette absence d’élément référentiel, c’est-à-dire de repère qui me paraît essentielle ici. De fait, dans le schéma de Jakobson (les « fonctions du langage« ), la fonction référentielle renvoie à un « environnement », un « contexte » géographiquement ou socialement identifiable. Or ici, l’absence de contextualisation amène à un « non-lieu » qui est d’abord un « non-être ». Je vous laisse en juger à partir de cette excellente représentation (visionnez la scène d’exposition) :


(réalisation : Walter D. Asmus, 1989. Estragon : Jean-François Balmer ; Vladimir : Rufus)

Si le « non-lieu » de la scène débouche sur ce « silence de l’être », c’est pour mieux radiographer le pathétique de la condition humaine. Dans une étude remarquable (8), Navjot K. Randhawa notait : « L’une des raisons pour lesquelles l’auteur a utilisé un espace vide comme lieu d’action –ou de non action- est qu’il n’y a aucune possibilité de monter un décor pertinent pour une pièce dont le principal objet semble être de montrer la crise existentielle et non de réellement raconter une histoire. Et effectivement on nous présente deux personnages, Vladimir et Estragon, qui ne font rien –la phrase « il n’y a rien à faire » revient comme un refrain tout au long de la pièce. Le besoin d’accessoires et de mobilier, ainsi que la nécessité de créer l’impression d’une localisation particulière se font sentir lorsqu’un aspect particulier de l’existence est mis en avant, mais cette œuvre parle de l’existence elle-même ; c’est la raison pour laquelle la situer en un lieu précis n’aurait pas de sens. Ce qui est précisément mis en évidence est le dilemme des êtres humains qui s’efforcent d’éprouver un sentiment d’appartenance à quelque chose ou à un lieu. Ce n’est pas seulement une crise d’identité, c’est-à-dire une incertitude quant à ce que nous sommes vraiment ; c’est aussi une crise d’appartenance : où sommes-nous réellement ? ».

Précisément nous sommes dans le vide existentiel, qui constitue l’arrière-plan philosophique et religieux de la pièce. Le « non-lieu » que j’évoquais plus haut débouche sur la thématique du vide. Godot (God = Dieu en Anglais) pourrait en effet renvoyer au Dieu absent d’un monde sans Dieu, celui qu’en vain l’humanité attend sans trop au juste savoir pourquoi. De fait, l’attente est sans espoir. L’absence d’intrigue accentue d’ailleurs plus encore la solitude de l’homme, son abandon, sa déréliction (solitude morale).

Le drame est là : le drame ce n’est pas d’attendre, c’est de ne pas pouvoir donner un sens à l’attente. De là que la pièce constitue un véritable « simulacre théâtral » (S. Jouanny, op.cit.) et enferme les personnages autant que les spectateurs dans le déni du sens. Donner un sens, c’est apporter une réponse, or l’auteur refuse tout élément de réponse : là réside l’absurde de la théâtralité beckettienne. En témoigne ce passage :

ESTRAGON – Qu’est-ce que je dois dire ?
VLADIMIR – Dis, Je suis content.
ESTRAGON – Je suis content.
VLADIMIR – Moi aussi.
ESTRAGON – Moi aussi.
VLADIMIR – Nous sommes contents (silence) Qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est content ?

On connaît la réponse ! La fin de la pièce se referme sur le vide total : un messager annonce que Godot viendra probablement le lendemain. Le soir venu, Estragon et Vladimir projettent de se pendre, sans y parvenir. Ils décident alors de partir mais ils restent :

VLADIMIR – Alors on y va ?
ESTRAGON – Allons-y (Ils ne bougent pas)

La didascalie finale, presque cynique, supprime toute tentative de donner un sens à l’Histoire. Un peu comme la Cantatrice chauve dont la fin de la pièce est en fait un recommencement du début, En attendant Godot s’achève sur le nihilisme, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’homme de donner une justification et une valeur à ses actes. Comment ne pas évoquer ici les premiers mots d’une autre pièce de Beckett, Fin de partie : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir »…

À cet égard, le théâtre de Beckett est celui d’une temporalité figée, immobile, vide de tout sens, qui pourrait faire écho à la célèbre expression de Démocrite : « Rien n’est plus réel que rien ». C’est dans ce vide existentiel que réside précisément le message de l’antithéâtre : de la mort de Dieu à la mort de l’homme il n’y a qu’un pas !

L’intérêt principal de la thématique de l’absurde est ainsi de nous amener à une réflexion morale sur un monde condamné par l’absurdité de ses guerres, de ses injustices, de ses massacres, un monde où l’humanité tente de survivre dans l’attente, ou l’oubli, de la fin.

© Bruno Rigolt (Lycée en Forêt, Montargis, France), mai 2009. Mise à jour : juin 2014.

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1. Pierre de Boisdeffre, Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui, Librairie académique Perrin, Paris 1968 (l’ouvrage, très brillant de par l’érudition de l’auteur, n’a hélas pas été réédité, mais on peut le trouver d’occasion sur Internet). Retour au texte

2. Alain Robbe-Grillet, “La mort du personnage”, France Observateur,  24 octobre 1957. Retour au texte

3. Sylvie Jouanny, La Littérature du vingtième siècle, Tome 2 Le théâtre, A. Colin (coll. « Cursus »), Paris 1999. Retour au texte

4. Vous pourrez écouter avec profit ce cours de l’Université de Bordeaux 3 sur Ionesco (très utile pour resituer l’œuvre dans le contexte social et littéraire de l’époque. Source : Encyclopédie sonore) :     Retour au texte

5. Martin Esslin, Théâtre de l’absurde, Buchet/Chastel, Paris 1977, page 21. Titre original : The Theatre of the absud (1971). Retour au texte

6. Voyez à ce sujet une très bonne étude d’Arzu Kunt (Université de Hacettepe, Ankara, Turquie) sur « l’image du bourgeois chez Ionesco« . Retour au texte

7. Les plus curieux d’entre vous ont tout à gagner à visionner ce passage d’une interview de Ionesco au cours de laquelle l’auteur évoque sa conception du théâtre de l’absurde.

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8. Navjot K. Randhawa, « Un arbre sur une scène vide : la signification du décor dans En attendant Godot. » (Traduit de l’anglais par Frédéric Moronval) Retour au texte