Paroles menottées : Écriture et engagement
Claire D. William P. et Florent de W. présentent… Dialogue avec la mort, un testament espagnol
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“Depuis combien de temps est-il en cellule ? Il regarde sa montre : exactement trois minutes…”
C’est un son exceptionnel. Une porte de cellule n’a pas de poignée, ni au-dehors ni au-dedans; on ne peut la fermer qu’à la volée. Elle est faite d’acier et de béton massifs, de quelque dix centimètres d’épaisseur ; chaque fois qu’elle retombe, il se produit un fracas assourdissant comme si l’on tirait un coup de feu. Mais cette détonation s’éteint sans écho. Les bruits de la prison sont ternes et sans résonances. Quand la porte a claqué derrière lui pour la première fois, le prisonnier reste debout au milieu de la cellule et regarde autour de lui. J’imagine que tout le monde se comporte plus ou moins de la même façon… Il fait d’abord d’un regard rapide le tour des murs et prend note mentalement de tous les objets, dans ce qui va maintenant être son domaine :
le lit de fer, le lavabo, les w.-c. la fenêtre à barreaux.[…] Puis son regard s’arrête sur la porte de la cellule, et il voit qu’un œil collé au judas le surveille. L’œil globuleux le regarde fixement, la pupille est incroyablement large ; c’est un œil sans corps et, pendant une seconde, le cœur du prisonnier cesse de battre. L’œil disparaît et le prisonnier pousse un profond soupir en pressant sa main sur le côté gauche de sa poitrine.
– Allons, se dit-il, encourageant, est ce bête d’aller se faire une peur pareille. Il faut s’y habituer; après tout, ce fonctionnaire ne fait que son devoir en jetant un coup d’œil à l’intérieur; cela fait partie de la vie en prison. Mais ils ne m’auront pas, jamais ils ne m’auront ; je fourrerai ce soir du papier dans le judas”. En réalité rien ne l’empêche de le faire tout de suite. L’idée le remplit d’un véritable enthousiasme. […] Il se rend compte alors qu’il n’a pas de papier sur lui […]. Et c’est ainsi qu’iront les choses – dans les minutes à venir, les heures, les jours, les mois, les années.
Depuis combien de temps est-il en cellule ?
Il regarde sa montre : exactement trois minutes.
Arthur Koestler, Dialogue avec la mort, un testament espagnol, 1937. Traduit de l’anglais par Simone Lamblin.
Toute l’œuvre d’Albert Koestler (1905-1983) peut se résumer à l’engagement. Dialogue avec la mort se présente ainsi comme un violent réquisitoire contre le franquisme. On pourrait aussi évoquer l’un de ses romans les plus connus Le Zéro et l’infini (1941, 1945 pour la traduction française), qui dénonce le stalinisme. De fait, toute sa vie durant, cet écrivain d’origine hongroise n’aura de cesse d’interpeller ses contemporains sur les tragédies de l’Histoire. Peut-être moins connu en France que dans les
pays anglo-saxons, Koestler a cependant rédigé avec Albert Camus des Réflexions sur la peine capitale, qui ont profondément influencé les consciences. Le passage présenté relate des événements dramatiques : correspondant de presse lors de la guerre d’Espagne, il est arrêté, emprisonné et condamné à mort par les franquistes. C’est la campagne de presse lancée en sa faveur qui lui valut d’être libéré. Cependant, l’auteur a gardé le souvenir de ces mois d’emprisonnement et a voulu témoigner de son expérience dans ce Dialogue avec la mort. C’est sans doute cette sourde et insidieuse violence qui domine le plus dans le texte, notamment à travers le fait qu’une porte de cellule ne s’ouvre ou ne se ferme que par un geste brusque et violent (la porte “a claqué” dans “un fracas assourdissant “). L’absence de poignée est significative : ce n’est pas une simple porte que la porte de la prison, c’est une barrière, un mur sans issue. D’ailleurs Koestler n’hésite pas à comparer le bruit que fait la porte à “un coup de feu”, une “détonation”.
Comparaison à double sens puisqu’elle rappelle en premier lieu la dureté du traitement, mais également la lente déchéance du prisonnier dans sa cellule… “Mais cette détonation s’éteint sans écho”.
Dans une prison on ne peut pas entendre les plaintes des prisonniers, on souffre en silence : “les bruits de la prison sont ternes et sans résonance”. L’auteur insiste sur l’effet que le claquement de la porte produit sur un détenu la première fois qu’il l’entend : “c’est un son exceptionnel”… Enfin, dans son texte l’auteur nous donne une vision de déchéance du prisonnier livré à la solitude et à l’arbitraire des gardiens : homme ordinaire d’abord, “novice” en quelque sorte, il doit désormais faire le difficile apprentissage de l’incarcération et de la réclusion. On imagine sa peur : peur notamment de l’œil insidieux qui l’observe à travers la cellule : c’est un peu comme un viol de la vie, un regard vicieux qui semble disposer de l’autre : il n’y a plus d’intimité. Quant à la fin du passage, elle est une sorte de “chute” tragique : “Depuis combien de temps [le prisonnier] est-il en cellule ? Il regarde sa montre : exactement trois minutes”. Trois minutes et déjà une éternité…
Claire D. William P. Florent de W. Classe de Seconde 18, Lycée en Forêt (Montargis, France, novembre 2009)
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