Classe de Seconde 11
année scolaire 2013-2014
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Espace élèves
Bienvenue à toutes et à tous dans cet Espace pédagogique offrant un support d’accès libre pour assimiler et enrichir l’enseignement du Français et de la littérature en classe de Seconde. Vous y trouverez de nombreuses ressources consultables en ligne qui complèteront le cours, ainsi qu’un descriptif des activités menées pendant l’année scolaire.
NB : Cette page ne remplace pas le cahier de texte (travaux à rendre, exercices à préparer, leçons et cours du jour, etc.) que vous trouverez sur Pronote.
Activités et ressources…
Fiches-méthode
Demandez le programme !
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Programme de l’enseignement commun de Français en classe de Seconde…
(Bulletin officiel spécial n°9 du 30 septembre 2010)
Le cours de Français au Lycée a été conçu pour développer les capacités de réflexion, d’analyse et d’expression écrite et orale qui sont nécessaires pour la formation de la sensibilité, de l’esprit critique et plus largement de la citoyenneté. Il obéit ainsi à une triple finalité :
- instruire et socialiser en approfondissant la formation d’une culture,
- donner à comprendre et qualifier par des méthodes de pensée et de travail,
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viser à une pratique raisonnée de la langue, apte à favoriser sur le plan conceptuel et pratique l’expression et la communication.
Cette mission suppose tout d’abord “l’acquisition d’une culture littéraire ouverte sur d’autres champs du savoir et sur la société“. L’appropriation de repères “permettant une mise en perspective historique des œuvres littéraires” passe ainsi par une sensibilisation des élèves aux mouvements culturels et esthétiques, aux débats d’idées et aux méthodes qui caractérisent la Littérature et son histoire. Son objectif est de montrer aux élèves la pérennité de l’héritage culturel, et donc le poids des leçons du passé pour mieux appréhender leur quotidien et plus largement le monde contemporain.
La mise en œuvre du programme passe par “une progression méthodique qui prend appui principalement sur la lecture et l’étude de textes majeurs de notre patrimoine“, permettant par ailleurs un approfondissement de la langue française, dans le prolongement de ce qui a été vu au collège : “il s’agit de consolider et de structurer les connaissances et les compétences acquises, et de les mettre au service de l’expression écrite et orale ainsi que de l’analyse des textes”. L’objectif est ainsi de doter les élèves d’outils linguistiques, méthodologiques et intellectuels nécessaires à la réussite de leur poursuite d’études.
- La poésie du XIXème au XXème siècle : du Romantisme au Surréalisme
- Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : Réalisme et Naturalisme
- La tragédie et la comédie au XVIIème siècle : le Classicisme
- Genres et formes de l’argumentation : XVIIème et XVIIIème siècle
Section 1
La poésie du XIXème au XXème siècle
du Romantisme au Surréalisme
(manuel : p. 221-299)
Séquence 1 : Le contexte culturel et social du Romantisme
1-1 Des Lumières au Romantisme
Lecture analytique : Dumarsais, article “Philosophe”
– la fonction sociale du philosophe ;
– la condamnation du moi ;
– l’éloge du rationalisme.
TEXTE Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme ; mais c’est une machine qui, par sa constitution mécanique, réfléchit sur ses mouvements. Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait. Le philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance : c’est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve. […] Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion ; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres, au lieu que le philosophe, dans ses passions même, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau. Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières ; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l’origine, il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui lui convient De cette connaissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l’estime pour la science des faits ; il aime à s’instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi il regarde comme une maxime très opposée au progrès des lumières de l’esprit, que de se borner à la seule méditation, et de croire que l’homme ne tire la vérité que de son propre fonds. |
1-2 La révolution romantique
À la découverte des Méditations poétiques (Alphonse de Lamartine, 1820)
Lecture analytique : Lamartine, “L’Isolement” (Méditations poétiques, 1820)
– étude des registres : lyrisme et pathétique
– la tonalité élégiaque
– l’énonciation à la première personne : la poésie romantique est une poésie d’expression personnelle vouée à l’épanchement de la sensibilité.
– le “culte du moi” (cf. Lamartine dans la préface des Méditations : « je n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même pour moi-même »)
– la relation à la nature confidente : la dimension mystique du paysage.
– le “mal du siècle” (malaise et sentiment d’inadaptation à la marche de l’histoire)
TEXTESouvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ; Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Cependant, s’élançant de la flèche gothique, Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente De colline en colline en vain portant ma vue, “Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Que le tour du soleil ou commence ou s’achève, Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère, à, je m’enivrerais à la source où j’aspire ; Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore, Quand là feuille des bois tombe dans la prairie, |
Pour aller plus loin…
Lisez “L’Isolement” dans une édition exceptionnelle des Méditations poétiques de Lamartine et téléchargez gratuitement l’ouvrage (édition de 1823, exemplaire conservé à la New York Public Library)…
Méditations poétiques
Retrouvez l’émotion qu’ont dû éprouver les contemporains de Lamartine en feuilletant cette neuvième édition des Méditations poétiques, datée de 1823, et conservée parmi d’autres manuscrits rares à la New York Public Library (NYPL), l’une des plus importantes et des plus prestigieuses bibliothèques américaines. À la différence d’un tirage récent par exemple qui, en modifiant la composition typographique, les polices de caractère, etc. ne permet pas vraiment de s’approprier le texte, cette ancienne édition, pleine de charme, a tout d’abord un intérêt rétrospectif : sans doute comprendrez-vous mieux, en feuilletant les pages, en regardant les six belles lithographies originales, pourquoi les Méditations poétiques de Lamartine ont à ce point cristallisé les attentes de toute une génération en faisant descendre la poésie au cœur même de l’homme afin de le toucher, comme le dira Lamartine “par les innombrables frissons de l’âme et de la nature”.
En outre, si vous avez à cœur d’enrichir votre culture générale, les Méditations de Lamartine sont une excellente introduction au vaste mouvement de renouveau, spirituel, artistique et social que fut le Romantisme. Certes, ce mince recueil ne comporte que vingt-quatre poèmes mais il fut un véritable événement littéraire, une “révélation” (Sainte-Beuve), et c’est à juste titre qu’on peut le considérer comme le premier manifeste du Romantisme. De fait, en remettant au centre de la pratique artistique et poétique le sentiment de la nature, l’élan élégiaque, l’emphase, l’effusion lyrique, le langage de la contemplation, cet ouvrage est un véritable dépaysement littéraire. Ne ratez surtout pas la lecture de “L’Isolement” (page 1), du “Soir” (page 29), de “L’Immortalité” (page 37), du “Vallon” (page 45) et bien sûr du “Lac” (page 103) : de toutes les Méditations, c’est sans doute la plus poignante et la plus profondément humaine…
Vous pouvez également télécharger cet ouvrage au format pdf ou epub.
Lecture de l’image :
– Caspar David Friedrich, “Le Voyageur contemplant une mer de nuages” (1818)
Je révise mon cours…
– Tout d’abord, vérifiez que vous connaissez bien la définition des principales notions vues en cours (registres, épanchement, culte du moi, mal du siècle, etc. N’hésitez pas à compléter vos notes en exploitant votre manuel ou Internet !
– Le tableau de Friedrich doit être bien compris. Pour lire l’analyse complète du tableau, cliquez ici ou sur l’image !
Programme de lectures pour le premier trimestre :
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Lamartine, Méditations poétiques (1820)
Télécharger gratuitement -
La Poésie des Romantiques (Bernard Vargaftig, Anthologie, Librio). 2 €
(Amazon ;Fnac)
Les ouvrages suivants donneront lieu à la rédaction d’une ou plusieurs fiches de lecture (modalités complètes expliquées en cours et rappelées dans Pronote) :
- Bram Stoker, Dracula (Le Livre de Poche, 2009) : Amazon ; Fnac
Lire en ligne ; télécharger gratuitement - Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (Le Livre de Poche, 2009) : Amazon ; Fnac
Télécharger gratuitement -
Stevenson, Le Cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde (Flammarion) : Amazon ; Fnac
Télécharger gratuitement
→ Méthodologie de la fiche de lecture (seule cette méthode est acceptée)
Entraînement à l’analyse d’image
Charles-Édouard Crespy Le Prince “Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman” (1824)
page 227 du manuel
Charles-Édouard Crespy Le Prince (1784-1850)
© Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau, © Direction des musées de France, 2007 Crédit photographique © Robin Laurence
Présentation
Peint en 1824, ce tableau de Charles Edouard Crespy Le Prince évoque un épisode célèbre du roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse |1|. Rédigée en 1761 par Jean-Jacques Rousseau, l’histoire participe déjà à la sensibilité romantique : Julie une jeune noble, et son précepteur Saint-Preux, roturier issu d’un milieu modeste, vont tomber amoureux mais la différence sociale empêche toute officialisation de leur amour. Au moment où se déroule cette scène, Saint-Preux revient d’un long voyage durant lequel il n’a cessé d’écrire à la vertueuse Julie, mariée depuis à monsieur de Wolmar. La jeune femme est malheureuse car elle aime toujours Saint-Preux malgré la fidélité qu’elle porte à l’époux que son père lui a choisi ; « […] une sombre mélancolie s’empare bientôt de Saint-Preux, qui de Meillerie, sur le bord du lac Léman, fait part à Julie de son désespoir » |2| lors d’une promenade en barque, empreinte tout à la fois de lyrisme et de pathétique.
Les dénotations de l’image
Le premier plan est occupé en majeure partie par la petite embarcation dans laquelle, effleurant la rive et main dans la main, Julie et Saint-Preux glissent lentement sur le lac. Elle, vêtue d’une longue robe blanche et d’un châle négligemment jeté sur l’épaule ; lui d’un costume sombre ; ils semblent se regarder avec tendresse et gravité. Vers l’avant de la barque, le batelier se charge de diriger l’embarcation, qui progresse silencieusement : on aperçoit dans la clarté lunaire le sillage marqué d’une trainée de lumière. Derrière eux, remplissant presque la totalité du tableau, un paysage à la fois sublime et inquiétant arrête le regard : on ne peut qu’être saisi par une espèce de vertige devant la masse imposante du lac, qui semble s’étendre à perte de vue.
De part et d’autre, les coteaux abrupts plongent leurs pieds dans l’abîme, et les hautes montagnes apparaissent comme des masses sombres au caractère menaçant : on devine sur la rive sud les rochers de la Meillerie, aujourd’hui disparus. La lune, dernier refuge des amants malheureux, dévoile cette scène mystérieuse, solennelle et secrète, comme cachée du reste du monde. Admirez combien le scintillement de l’astre frémit à la surface argentée de l’eau, et contraste avec la profondeur sans fin du lac : pas une seule bâtisse à l’horizon qui viendrait troubler la quiétude de la scène. Sur la droite, aux pieds des coteaux, nous pouvons distinguer ce qui ressemble à des flammes jaillissant du sol, pareilles à une éruption. Elles atténuent quelque peu les tonalités froides du tableau. Enfin, à l’arrière-plan, nous apercevons la lune, se montrant seulement par endroits à travers le voile dense des nuages jaunes et gris, dont le déplacement confère à la scène son aspect dramatique et sauvage.
Les connotations de l’image
Ce qui apparaît au premier abord, c’est bien la dimension romantique de cette scène. Comme on le sait, le lac de Genève incarne chez Rousseau le bonheur, mais un bonheur tantôt euphorique, tantôt mélancolique. Dans un paragraphe bien connu des Confessions, il décrit avec émotion l’effet que produit en lui la contemplation de l’eau : « j’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé ». On comprend mieux pourquoi l’auteur des Rêveries a choisi que les deux amants se retrouvent sur le Léman : le fait que le lac semble interminable accentue l’idée que le temps s’est arrêté ; il s’agit en effet d’un moment unique où chacun revoit l’être cher dans un cadre propice à la rêverie et à l’épanchement lyrique.
« Meillerie »
Photographie extraite de l’ouvrage de Guillaume Fatio et Frédéric Boissonnas,
Autour du Lac Léman, Genève 1902
Cette expression des sentiments est magnifiquement exprimée par le peintre. De fait, l’immensité horizontale du lac évoque l’évasion et l’ailleurs. Sa contemplation, mêlée au murmure apaisant des rames glissant sur l’eau, plonge le spectateur dans la méditation et le recueillement. Cependant, ce spectacle grandiose connote aussi le pathétique tragique, car Julie et Saint-Preux ne peuvent vivre leur amour. Quant à la profondeur du lac, elle laisse présager un destin funeste, suggérant que le bonheur est à jamais perdu. Le paysage, typiquement romantique, symbolise donc à la fois le dépaysement, l’immensité, l’infini, mais par contraste le désordre des sentiments, les orages du cœur, les tempêtes de l’amour… Plus qu’un paysage qui fait rêver, on devine les déchirements de Julie et de Saint-Preux, on imagine combien nos deux amoureux seront voués à la souffrance !
N’oublions pas en effet ce contraste caractéristique du Romantisme, qui présente systématiquement des personnages déchirés, tourmentés, dont le bonheur pourtant à portée de main semble impossible à atteindre. Dans le tableau, on voit nettement ces antithèses. Les mouvements d’ombre et de lumière donnent à ce titre une dimension presque apocalyptique à la scène. On retrouve par ailleurs ce contraste avec les montagnes qui par leur verticalité, dirigent les regards vers le ciel et l’aspiration à la plénitude, à l’infini (trans-ascendance), mais créent pareillement un sentiment de vertige et de dangerosité (trans-descendance) : les flammes qui s’en échappent, outre qu’elles confèrent un côté irréel et fantastique à la scène, évoquent une longue descente vers la tentation et le mal.
Un aspect non moins essentiel concerne les symboles utilisés par l’artiste pour rendre compte de l’amour qui unit Julie à Saint-Preux : l’eau, la terre, l’air et le feu renforcent en effet la symbolique romantique de la scène. Occupant la moitié du tableau, l’eau est ambivalente ; à la fois refuge elle est le lieu (ou plutôt le « non-lieu ») de l’asile des deux amants. Force vitale donc, mais aussi élément de mort : on ne peut que songer ici au mythe de Charon, le nocher des enfers conduisant la barque, et passant les âmes de la vie à la mort. Ne pourrait-on également interpréter le feu, aux pieds de la montagne, comme la flamme de l’amour se consumant dans le cœur des deux amoureux ? Enfin, à travers la présence de la lune, nous retrouvons un symbole cosmique fondamental chez les Romantiques : par son pouvoir mystérieux de suggestion, la « reine des ombres » n’évoque-t-elle pas les clartés mouvantes du rêve ?
Ce cadre intimiste, favorable à l’exotisme primitiviste, invite aussi à la communion avec la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais aussi enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond. On comprend dès lors pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques et particulièrement dans ce tableau, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et un certain refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs sentimental une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi est particulièrement sensible dans l’œuvre : le bateau dans lequel se trouvent Julie et Saint Preux est au premier plan et au centre du tableau.
Les deux amants sont donc mis en avant à travers une esthétique des sentiments et de l’amour, mais un amour exprimé sous une forme platonicienne, un amour idéal mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique et “où la passion amoureuse est dépassée pour céder la place à la renonciation sublimée” |3|. Ainsi, cette ultime rencontre de “Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman” est-elle un témoignage de l’héroïsme sublime, tel que le conçoit la sensibilité romantique, partagée entre le désir, la loi morale, et le repentir comme forme d’abnégation la plus sublime…
© Bruno Rigolt (article protégé par copyright*)
NOTES
1. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard :
“Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.”
2. Marjorie Philibert, Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, Bréal Paris 2002, page 28.
3. Wikipedia
Pour aller plus loin…
- Jeu test “Découvrez votre profil romantique” : amusez-vous en apprenant ! Pour faire le test, cliquez ici.
- Découvrez cette vidéo très bien faite (montage à partir de plusieurs tableaux du peintre Friedrich).
Vous pouvez lire avec profit cette fiche (utilisez les flèches pour centrer et faire défiler le texte). Si les pages du livre ne se chargent pas, réactualisez la page.
Découvrez la musique romantique grâce au lecteur intégré… Ne manquez surtout la célébrissime Sonate pour piano n° 14 en do dièse mineur, opus 27 n° 2 dite « Sonate au clair de lune », de Beethoven. Composée en 1801, elle très représentative de la sensibilité romantique (notez la tonalité lyrique et pathétique).
DOSSIER
Présentation du support de cours : la crise des valeurs européennes à la fin du dix-huitième siècle donnera naissance au Romantisme, qui est une révolution générale de l’âme humaine. Cette véritable “école du désenchantement” selon l’expression de Paul Bénichou n’est rien d’autre qu’une immense rupture de civilisation, indissociable d’une transgression de l’institution littéraire, artistique et sociale. Le but de ce support de cours est d’aider mes étudiant(e)s à mieux comprendre les enjeux cruciaux de ce mouvement.
La révolution romantique
Une nouvelle vision de l’homme et du monde
« On sent le romantique, on ne le définit pas. »
Louis-Sébastien Mercier, Néologie, 1801
« S’affranchir du réel, grâce à l’imagination,
s’en affranchir encore en s’en isolant et en se renfermant
dans le sanctuaire de la sensibilité personnelle :
voilà le vrai fond du romantisme de tous les temps ».
Émile Faguet, Flaubert, 1899
Tentative de définition
L’affirmation de Louis-Sébastien Mercier “On sent le romantique, on ne le définit pas”, ou les propos de Paul Valéry selon lesquels “il faudrait avoir perdu tout esprit de rigueur pour essayer de définir le romantisme” s’imposent d’emblée tant il est difficile de proposer une définition de ce qui est d’abord une aspiration, un élan, une humeur beaucoup plus qu’un concept. L’acception habituelle (mouvement littéraire et culturel européen du début du dix-neuvième siècle) semble quelque peu réductrice pour qualifier un phénomène beaucoup plus étendu et profond qui s’est imposé dans les lettres dès la fin du dix-huitième siècle en Angleterre et en Allemagne, puis au dix-neuvième siècle en France comme une nouvelle vision de l’homme et du monde. Au-delà des clichés habituels (expression des sentiments, individualisme, refuge dans la nature, etc.) le romantisme a été avant tout :
- une révolution artistique et culturelle dirigée contre l’harmonie classique et l’ordre des Lumières,
- ainsi qu’un vaste mouvement politique et social qui va ébranler l’Europe puis le monde.
J’emprunte à Olivier Mannoni ces justes remarques : « La révolution comme apocalypse : voilà sans doute l’idée romantique de base, et c’est en cela que le romantisme se distingue des conceptions et des images rationnelles des Lumières, qui pensent la Révolution selon la symbolique géométrique de la lumière, du soleil et de l’équerre triangulaire. La penser en termes romantiques, cela signifie évoquer l’événementiel, et même le catastrophique. À la place de la lumière et du soleil intervient l’orage, la décharge électrique » (1).
Si l’ancrage historique du romantisme est donc la Révolution française, il illustre d’abord l’échec de cette révolution : née de pures idées et d’abstractions juridiques (la liberté, l’égalité des droits, le contrat social, la souveraineté du peuple, etc.), la révolution échoue finalement comme événement de l’histoire mais elle triomphe comme idéal auprès d’une jeunesse désœuvrée, incapable d’exprimer dans la société de la Restauration ses rêves et ses aspirations : ainsi la Révolution est-elle le point de départ d’un vaste mouvement de renouveau, spirituel, artistique et politique, qu’on peut considérer comme une revanche du sentiment sur la raison et la science.
Dans son ouvrage intitulé Le Romantisme : du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire (Librairie générale française, paris 2007), Claude Millet n’hésite pas à affirmer du romantisme qu’il a « certainement marqué, dans l’histoire de la littérature française, la plus considérable rupture après celle de la Renaissance. Bataillant dans un premier temps contre le classicisme qui défendait ses positions anciennes, il a peu à peu imposé une nouvelle littérature largement liée à l’Histoire, mais une littérature plus libérée des règles et davantage marquée par la subjectivité de ses auteurs ».
Le préromantisme
Plusieurs indices de ce renouveau apparaissent à la fin du dix-huitième siècle : la vogue des récits de voyage et du descriptif, la force des passions ainsi que l’évasion coloniale et pittoresque dans les romans de Bernardin de Saint-Pierre par exemple (Paul et Virginie), la quête de l’exotisme et du primitivisme, l’exigence de communion avec la nature, la prédominance de formes qui permettent l’expression du moi préparent en effet aux grands thèmes du Romantisme. Mais c’est surtout Jean-Jacques Rousseau qui aura une influence considérable sur l’évolution des mentalités. On a raison de dire que si Voltaire a marqué la fin d’une époque, le “citoyen de Genève” en ouvre une autre : c’est d’abord en posant « le sentiment comme le fondement décisif de la morale » (2) que Rousseau inaugure une esthétique du lyrisme ainsi qu’une quête de l’intériorisation, qui viennent en contrepoint du rationalisme des Lumières et vont permettre la possibilité d’un vaste renouveau littéraire et social.
Joseph Van Lerius (1823-1876), Paul et Virginie. Gravure de Jos Franck, c. 1865 →
Cliquez sur l’image pour télécharger le roman
Publiées à titre posthume en 1782, les Rêveries du Promeneur solitaire me paraissent très représentatives d’une certaine conception de la civilisation, de la liberté et de l’individualité qui repose sur l’idée théorique d’un “état de nature“, privilégiant fortement la valorisation du lyrisme, de la personnalité, de la vie de l’âme, et qui marquera particulièrement le Romantisme français au dix-neuvième siècle. De fait, on peut considérer qu’en se laissant aller complaisamment à l’épanchement affectif, à l’évocation de la nature (qui participe d’ailleurs grandement à cette expression du sentiment), à la fusion du passé et du présent, les Rêveries instituent un rapport différent au temps et à l’espace. Regardez ce passage, à juste titre célèbre, de la “Cinquième Promenade” : la rhétorique émotive du style de Rousseau, fait d’indétermination et d’attente, reconstitue la modulation de la rêverie à travers une correspondance de perceptions visuelles ou auditives qui n’ont d’autre but, en renvoyant à l’idée d’un “texte-promenade”, que d’instituer le détour, la digression et la rêverie comme refus du réel.
« Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. »
Comme le remarquait avec justesse Nicolas Bonhôte (3), “l’activité de rêverie est bien au cœur du texte. Elle constitue l’expérience majeure parce qu’elle est source d’un plein accomplissement et d’un bonheur entier”. L’auteur ajoute : “L’évocation du séjour à l’île de Saint-Pierre représente un aboutissement de l’œuvre autobiographique. Il ne s’agit plus de se révéler, mais de dire la plénitude du moi et de l’existence. Être pleinement soi, c’est se livrer à la rêverie, activité purement sensible”. On pourrait également faire remarquer combien ce passage ne cesse d’associer l’esprit et la nature au sein d’un inconscient commun, qui s’inscrit dans ce que Rousseau appellera lui-même “l’esprit romanesque”. L’évocation du bonheur dans l’île de Saint-Pierre récuse en effet la norme sociale en privilégiant le détour comme métaphore spatiale autour de laquelle l’auteur construit son “excursio” : course au-dehors, mais aussi incursion dans le moi profond. L’idée d’une communion avec la nature dépasse donc le simple côté “pittoresque” : elle est à ce titre vécue comme un mode nouveau d’unité et de cohésion du moi.
Aux fluctuations temporelles, fortement liées au clapotis de l’eau, vient s’ajouter dans le texte la mise en place d’un rapport subjectif au réel qui le détourne bien de sa fonction sociale. Remarquez le rôle essentiel donné à la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais également enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond.
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Le lyrisme personnel
À mesure que s’accentuera la crise de l’humanisme traditionnel, se développera en effet chez les Romantiques la certitude que le destin appartient aux individualités. La forme la plus répandue de la poésie romantique est donc celle du lyrisme personnel. De fait, à la différence du romantisme allemand, davantage métaphysique et qui tentera d’une part de retrouver par la poésie les liens qui unissent l’être à un tout transcendantal, et qui d’autre part célèbrera le mythe d’appartenance nationale (le peuple, l’État-nation, etc.), le Romantisme français, particulièrement dans la première moitié du dix-neuvième siècle, s’inscrit plus nettement dans un lyrisme intime et personnel, remettant au centre de la pratique artistique et poétique le sentiment de la nature, l’élan élégiaque, l’emphase, l’effusion, le langage de la contemplation, etc.
Comme le rappelle Paul Van Tieghem, « ce nouvel état d’âme […] qui se généralise extrêmement au tournant du siècle, est fait principalement d’insatisfaction du monde contemporain, d’inquiétude devant la vie, de tristesse sans motif. […] Dans ce malaise moral […], le rôle de la raison comme guide diminue ; ceux de l’imagination et de la sensibilité prédominent. On se laisse aller à ses rêves, à ses passions” (4).

L’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne (Suisse). Cliché : BR
Ainsi, les Méditations poétiques de Lamartine, parues en 1820, cristallisent les attentes de toute une génération : certes, ce mince recueil ne comporte que vingt-quatre poèmes mais il fut un véritable événement littéraire, une “révélation” (Sainte-Beuve), et c’est à juste titre qu’on peut le considérer comme le premier manifeste du romantisme : en affirmant un idéal d’unité spirituelle face au sentiment global d’échec historique qu’on appellera le « mal du siècle », et en légitimant de nombreux commentaires autobiographiques, l’auteur amène à interpréter le Romantisme dans le cadre d’une remise en cause du rationalisme des siècles précédents. De fait, si ces poèmes élégiaques restaurent des thèmes assez classiques comme la fuite du temps, les mystères de l’immortalité, la douleur du poète, l’importance de la nature, complice et témoin de l’amour, c’est pour mieux faire descendre la poésie au cœur même de l’homme afin de le toucher, comme le dira Lamartine dans la préface “par les innombrables frissons de l’âme et de la nature”. Les poèmes invitent ainsi à la communion avec le lecteur. Même si la poésie lamartinienne est une poésie des sentiments et de l’amour, c’est un amour exprimé sous une forme presque platonicienne, un amour idéal souvent mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique (aspiration vers Dieu et l’immortalité).
Naïmé Zâreân faisait très justement remarquer combien, “avec les romantiques, le thème de la nature devient central : pas de grand thème lyrique plus inépuisable que les sentiments et sensations provoquées par la nature chez les romantiques. Ainsi, la nature est toujours décrite en fonction des battements de leur cœur. Pour eux, la nature est dotée de nombreuses facettes et représente notamment un refuge contre la civilisation et les duretés de l’existence, une manifestation de la grandeur divine, un miroir de la sensibilité, et une invitation à méditer. […] Face aux conséquences de la première Révolution Industrielle qui contribue à polluer les villes et à river l’homme à la machine, la nature symbolise à leurs yeux la liberté, la pureté et la paix” (5). D’où une vision nostalgique de la totalité et du paradis perdu, et une recherche spiritualiste de fusion avec le monde.
François Bensa (Nice 1811-Nice 1895), “Vue des quartiers de la Lanterne et de Fabron” (Détail. 1835).
Musée Masséna, Nice. Cliché : BR.
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Le moi au centre du monde
On comprend pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et le refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud) une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi a été très justement analysée dans ces propos : “libérée des convenances qui interdisaient l’épanchement, [l’individualité créatrice] se traduit en personnages démesurés, cyclothymiques, tantôt exaltés jusqu’à la frénésie, livrés à la tumultueuse violence de la joie, tantôt englués dans la mélancolie et l’angoisse ; lancés dans l’action ou enfermés dans les fantasmes de la rêverie, fascinés par les maléfices du fantastique. Toute une gamme de héros s’obtient par le déplacement du centre de gravité psychologique, de l’introversion à l’extraversion” (6).
Regardez ces deux tableaux du peintre allemand Friedrich : ils établissent parfaitement le lien entre la représentation de la nature et l’expression du moi que nous relevions à l’instant. On peut ici faire remarquer combien le concept de romantisme est à mettre en relation avec une esthétique du chaos et du retour en arrière qui amène évidemment à des questions d’ordre existentiel : le tableau « L’abbaye dans un bois » peint en 1809, est très caractéristique du romantisme allemand, qui se définit plutôt comme message existentiel dans la mesure où il privilégie le symbolique, le mystérieux, le secret, la méditation sur la mort, et donc l’émergence d’un sentiment mystique de fusion avec le monde. « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse alors de peindre ce qu’il voit devant lui » (7) : cette affirmation de Friedrich est essentielle car elle résume bien le nouveau rapport à la nature que va inaugurer le Romantisme et qui mènera progressivement à l’esthétique symboliste : voir, c’est d’abord déchiffrer en faisant l’apprentissage des signes. On peut ainsi remarquer combien, à travers ce qu’on pourrait appeler la pathologie romantique, se lisent les métaphores du dépassement du temporel, de l’élévation mystique et de l’envol vers la mort.
Détour, marginalité, transgression
Prenons par exemple “le Voyageur contemplant une mer de nuages” de Friedrich (1818) : le personnage représenté ici de dos, évoque une volonté de rupture avec le monde qu’il contemple, selon un point de vue très distancié. Le voyageur en effet regarde le monde, mais “de haut”, à la manière d’un exclu qui savourerait son anticonformisme. Ainsi « se manifeste un imaginaire de la rupture et de la vacuité ; la dénotation de gouffres, d’abîmes, de lieux où se sont retirées toute forme et toute vie identifiables, fait irruption dans cette idéologie de l’unité ». (8) Le lieu romantique est par définition un “non-lieu”, à la fois chaos et cosmos, par opposition à la notion sociologique de lieu, associée à l’idée d’une culture localisée dans le temps et l’espace. Or, c’est bien le temps et l’espace sociaux qui sont ici remis en cause : l’homme, placé au centre de la toile, amène à une réinterprétation du monde et à un dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire. Tout semble ici métaphore : le refus social, le dandysme propres au personnage romantique privilégient une “métaphysique du paraître” qui instaure la transgression et la déviance comme règle, et comme concrétisation de l’idéal.
Les poèmes de Baudelaire “l’Étranger” ou “l’Albatros”, archi connus, mériteraient pourtant d’être rappelés ici :
L’Étranger
– Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
L’Albatros
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid!
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait!Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Comme on le voit, la signification allégorique des deux textes implique transgression, provocation, asocialité. S’ils se fondent sur une réflexion quant à la condition malheureuse du « poète maudit » dans la société, ces poèmes renvoient plus fondamentalement à la conscience exacerbée de l’altérité, si fortement imprégnée du refus de tout lien et du désir de fuite. C’est cette tension qui fera d’ailleurs éclater l’unité du discours et de la pensée en introduisant les contre-modèles : le détour vers le passé, la nostalgie des mythes anciens, ainsi qu’un profond rejet social qui ébranlera les fondements mêmes de la culture (et qui se muera progressivement en phénomène de contreculture avec le Surréalisme). Que le Romantisme se soit emparé du rêve, de l’irréel, du fantastique, du macabre, du satanique est éclairant. Comme il a été dit justement, « ce que le romantisme refuse dans la société industrielle/bourgeoise moderne, c’est avant tout le désenchantement du monde, le déclin ou la disparition de la religion, la magie, la poésie, le mythe. Il proteste aussi contre la mécanisation, la rationalisation abstraite, la réification, la dissolution des liens communautaires et la quantification des rapports sociaux. Cette critique se fait au nom de valeurs sociales, morales ou culturelles pré-modernes —présentées comme traditionnelles, historiques, concrètes— et constitue, à multiples égards, une tentative désespérée de ré-enchantement du monde » (9).
“Tentative désespérée” qui se muera progressivement en pessimisme doublé de négativité. Si elle prendra, comme chez Hugo, la forme d’un combat prométhéen et d’une mission exigeant l’initiative et l’engagement de tout l’être (ce qu’on appellera le “romantisme social”, et dont la “Fonction du poète” constitue un exemple très représentatif), cette positivité démesurée échouera devant la concrétisation de l’idéal. Dans leur confrontation avec le monde, le poète “prophète” ou le poète “maudit” n’échappent pas à une profonde contradiction : inscrire dans la réalité un idéal. Leur quête d’absolu et leur mépris de l’ordre poussera en effet souvent les romantiques vers l’esthétique et l’artifice plus que vers l’engagement, la démesure plus que vers la raison, le refus plus que vers la positivité. Le recueil de Tristan Corbière intitulé Les Amours jaunes est ainsi une sorte de pied de nez au romantisme des débuts : le pathétique s’y mue en antiphrase, le lyrisme élégiaque en ironie tragique, et le sentiment du moi en une sorte d’auto-flagellation. Il n’est que de lire le sonnet intitulé “Le crapaud” pour s’en convaincre :
Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.… Un chant ; comme un écho, tout vif,
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
……………………………………………………………
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.(Ce soir, 20 juillet)
La forme du texte, très surprenante, l’éclatement de la syntaxe, et surtout la mise en place d’un décor qui fait voler en éclat les clichés romantiques (à commencer par la rencontre amoureuse au clair de lune !) semblent désorganiser, voire renier les normes et les valeurs. Les “poètes maudits” s’attaquent ainsi à l’essence même de la culture classique qui, de la tradition cartésienne aux Lumières, prône le rationnel et la logique. À l’opposé, les poètes maudits mettent très bien en relief les notions d’exil, de décadence et d’anti-modèle, qui caractérisent explicitement le romantisme tardif. Car si elle participe à l’élévation spirituelle, leur poésie débouche invariablement sur la déception de l’homme de ne pouvoir atteindre cet idéal : en ce sens, le romantisme est une résistance assez désabusée au monde, à la nécessité, au rationnel, à la marche même de l’Histoire (cf. le « mal du siècle ») et qui conduira à un certain nihilisme social. On pourrait évoquer ici ce manifeste surréaliste avant la lettre qu’ont été les Chants de Maldoror. Publiée à titre posthume en 1920, l’œuvre sulfureuse de Lautréamont incarne l’écart et le détour poussés à leur paroxysme :
« Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini… Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne… je croyais être davantage ! Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n’a encore vu les rides vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j’avais sur ma tête des cheveux d’une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l’intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l’Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. »
L’extrait est saisissant : il y a d’une part dans le personnage de Maldoror l’incandescence de la transgression faite de déchirement et de conflit intérieur, et d’autre part la recherche d’un ailleurs vécu comme échappatoire et libération. Le thème du refus social se repère dans le texte par la décadence, le désordre, la déviation morale, la provocation qu’il instaure dans la norme. Même le langage se désolidarise de la syntaxe pour la détourner contre elle-même : en s’écartant volontairement du sens commun, le poème donne en effet l’impression d’une discontinuité empreinte de dérision et de violence : brisée, la trame de l’écriture est celle d’un poète marginal pour qui le romantisme se vit comme volonté de se perdre pour mieux se retrouver, fût-ce dans la mort. Détour de conduite, renversement esthétique, détours verbaux sont ici vécus comme nihilisme convulsif, vertige du néant et de l’inhumain.
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Une profonde ambiguïté
Cette conception particulière du romantisme trahit une profonde ambiguïté : en s’indignant contre l’esprit utilitaire et matérialiste de la Révolution industrielle, elle dressera souvent l’individu contre la société, et dévalorisera le profane au point de se retourner contre elle-même : la mission du poète-prophète (pensez à l’incantation visionnaire d’Hugo dans “Fonction du poète”) qui s’inscrit dans une sorte de renouveau historique et de messianisme social, libéral, généreux et militant, débouche malgré tout sur une fuite dans le vide. Même si c’est du fait historique que la poésie engagée d’Hugo tire sa légitimité (on se rappelle sa condamnation sans appel de l’art pour l’art dans “Fonction du poète”), elle ne pourra néanmoins se départir d’une méditation épique sur l’Histoire empreinte d’une quête d’absolu, forcément vouée à l’échec, de par sa dimension utopique.
Reconnaissons-le, il y a un aspect “totalitaire” dans l’utopie romantique : devenu “phare”, “mage” ou encore “prophète”, le poète se coupe en fait du réel en privilégiant le moi, dans une attitude de refus du désordre et de la division. Une question qui peut dès lors être posée est celle-ci : le romantisme, et particulièrement le romantisme messianique, ne préfigure-t-il pas les grandes utopies postrévolutionnaires qui marqueront le débat idéologique à la fin du dix-neuvième siècle ? Et ne trouvera-t-il pas également un écho tragique dans les grands mythes totalitaires du vingtième siècle, qu’on pourrait considérer comme autant d’avatars des mythologies romantiques ?
Sans doute il est vrai que la figure du poète maudit ou du poète mage dérivent d’un même idéal : le mythe du surhomme (pensez à Nietzsche). Celui-ci n’est-il pas d’abord un mythe du mal-être, mythe de la solitude et de l’idéalisme, face à la décadence des sociétés modernes ?
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Conclusion
Comme nous l’avons vu, le mouvement romantique est protéiforme : à la fois fait de totalité (aspirations à l’infini, à l’absolu) et de fractures, tant individuelles que collectives, et indissociables d’un éclatement de l’ordre européen.
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Tout d’abord, éclatement géographique, en proposant une nouvelle représentation du monde, qui repense l’espace géométrique hérité de l’âge classique et des Lumières et qui privilégie le refus du réel, l’ailleurs et le voyage.
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Mais aussi éclatement du sujet : en repensant profondément l’homme à travers l’individualisme et la subjectivité, le romantisme amène à une scission du moi avec lui-même (pensez à Rimbaud : “Je est un autre”) : le moi égaré devient un moi déchiré.
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Et enfin éclatement social : en élargissant les limites à l’intérieur desquelles les modes d’expression avaient jusqu’alors été confinés, le romantisme témoigne d’une vaste mutation, dont les tendances novatrices influeront grandement sur l’histoire des arts et plus largement sur les mouvements de contre-culture du vingtième siècle qui, en ouvrant l’occident sur la totalité du monde, ont finalement fait éclater les identités nationales, et amené une pensée du scepticisme qui conduira à ressentir le provisoire plus que l’immuable, la mobilité au détriment du permanent, le relatif plutôt que l’absolu.
© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt, Montargis, France), septembre 2010. Dernière révision : septembre 2013
NOTES
(1) Karl Heinz Bohrer, Le Présent absolu : du temps et du mal comme catégories esthétiques, traduit de l’Allemand par Olivier Mannoni, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 2000, page 16
(2) Jacques Domenech, L’Éthique des lumières : les fondements de la morale dans la philosophie, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 1989, page 66
(3) Nicolas Bonhôte, Jean-Jacques Rousseau : vision de l’histoire et autobiographie, éditions l’Âge d’homme, Lausanne 1992, page 247
(4) Paul Van Tieghem, Le Romantisme dans la littérature européenne, Albin Michel, Paris 1948, page 249.
(5) Aïmé Zâreân, “La nature chez les romantiques français et persans“, in La Revue de Téhéran, n°14, janvier 2007
(6) Jean-Pierre de Beaumarchais et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, “Romantisme”, Larousse, Paris 2001, p. 1603-1604
(7) cité par Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Pierre Terrail, 1993, page 83
(8) Denise Degrois, « Versions romantiques du vide », in L’Espace littéraire dans la littérature et la culture anglo-saxonnes. Textes réunis par Bernard Brugière, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris 1995, p. 176. Voir aussi l’analyse du tableau proposée dans ce blog en cliquant ici.
(9) Michael Löwy, « L’humanisme romantique allemand et l’Europe », page 165, in L’Europe, naissance d’une utopie ? Genèse de l’idée d’Europe du XVIe au XIXe siècle sous la direction de Michèle Madonna Desbazeille, L’Harmattan, Paris 1996.
Illustration : Thomas Cole (1801-1848), “Romantic Landscape with Ruined Tower” (1832-1836)
New York, Albany Institute of History and Art
Netiquette : Ce support de cours est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France.
FICHE METHODE
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Dénotation, Connotation
Alors que la dénotation relève de la fonction référentielle ou informative, la connotation (du latin : « ce qui est noté avec ») désigne les valeurs supplémentaires d’un mot, dérivées de son sens premier. Ces valeurs supplémentaires, différentes en fonction du contexte, forment les connotations du mot. – Le sens dénoté, appelé encore signifié de dénotation ou signifié de premier niveau (Sé 1) est limité à la seule fonction informative (dénotation = définition). – Le sens connoté, appelé encore signifié de connotation ou signifié de second niveau (Sé 2) délivre un supplément de sens qui fait largement appel à l’imaginaire et à la subjectivité. Par exemple, si l’on substitue au mot enfant, les termes de bambin, ou marmot, ou lardon, ou mioche, on en modifie le signifié dénoté (Sé 1) puisqu’on introduit un aspect pittoresque, affectif ou populaire (Sé 2) tantôt mélioratif ou péjoratif. La notion de connotation est donc importante pour appréhender les niveaux de langue, les registres, les valeurs affectives, métaphoriques, etc.
Exercice d’entraînement : __________ Exercice pratique : interprétation d’une publicité Panzani (1964) ici le signifiant « Panzani » entraîne pour un * Roland Barthes, “Rhétorique de l’image”, Communication, n°4, 1964, p. 41-42 Comme vous le voyez, la notion de connotation exige de la part du lecteur une compétence culturelle pour être capable de déchiffrer les valeurs du mot, et de replacer l’énoncé dans son contexte social, historique, littéraire, etc. Prenez par exemple la description de la mine dans Germinal (le « Voreux ») : la métaphore animale du Voreux connote très bien la monstruosité du machinisme sous la Révolution industrielle qui semble dévorer, tel un ventre insatiable, les mineurs. La connotation chez Zola situe donc précisément le signifié « Voreux » autour d’enjeux tout autant esthétiques qu’idéologiques : l’homme esclave de la machine. Rappelez-vous enfin que certains mots, particulièrement en poésie, possèdent un signifié de connotation qui en idéalise le sens premier. Par exemple, dans le célèbre poème « Le Bateau ivre », le substantif « bleuités » inventé par Rimbaud est un néologisme lexical (introduction d’un mot nouveau) qui se rapporte tout simplement à la couleur bleue (Sé 1 : dénotation). Le terme est en effet formé sur le même modèle que obscur/obscurité ou immense/immensité. Mais ici, le signifié connotatif du terme bleuités offre, par son abstraction et l’emploi du pluriel, un pouvoir d’évocation accru : les bleuités évoquent une sorte de multitude référentielle impossible à énumérer (grâce au pluriel). De plus le terme, par sa poéticité, renforce l’impression de réenchantement du monde, de métamorphose du réel caractéristique de la définition que Rimbaud donne de la poésie dans la Lettre du Voyant (“long, immense, et raisonné dérèglement de tous les sens“). De même, la connotation donne un statut littéraire ou poétique à certains mots d’usage courant. Ainsi, les néologismes sémantiques (introduction d’un sens La notion de connotation est donc essentielle pour appréhender le sens contextuel d’un mot. De même, l’étude des réseaux connotatifs éclaire en profondeur les valeurs d’un texte ou d’une œuvre. ______________________________________________________________ Signifiant, Signifié, arbitraire du signe
De même, imaginez un panneau représentant un “M” à Paris. On comprendrait que “M” est la première lettre du mot “Métro”, mais c’est seulement dans un contexte urbain qu’on comprend ce “M”. Le même pictogramme en plein milieu de la forêt amazonienne deviendrait évidemment complètement décalé. Notez que l’humour ou la poésie peut jouer sur ces décalages de code (imaginez le même pictogramme en plein milieu de la mer…). L’arbitraire du signe La relation entre chaque signifiant et son signifié est donc une relation arbitraire. Pourquoi un couteau et une fourchette signifieraient forcément un restaurant ? De même, c’est par habitude qu’on interprète un homme et une femme côte à côte comme désignant l’emplacement de toilettes mixtes. Mais il est évident que ce signifié pourrait être interprété bien différemment dans un autre contexte ! La compréhension du signe demande forcément la connaissance d’un code. Imaginons un Zoulou d’Afrique du sud, ou un Aborigène d’Australie apercevant pour la première fois ces pictogrammes… En quoi ces personnes pourraient-elles deviner si on ne le leur a pas déchiffré, qu’une voiture avec un insigne rectangulaire sur le toit signifie un taxi ? Ces signes peuvent en effet ne pas être compris par tout le monde, dans la mesure où les cultures sont différentes : chacun de nous est marqué, influencé par des codes, le plus souvent des codes sociaux et culturels.
Bilan des exercices : la langue comme “fait social”. En tant qu’institution humaine, le langage a un rapport étroit avec les codes sociaux : par exemple, le “bien parler”, le verlan ou l’argot permettent de mieux comprendre le rapport du locuteur à une norme identitaire : rapport d’inclusion, de différenciation voire de transgression. |
Jeu-test…
Découvrez votre profil romantique !
(*) Conception technique : Bruno Rigolt
en 11 questions…
- Comment procéder ?
C’est très simple : pour réaliser ce test, vous devez prendre une feuille et répondre dans l’ordre aux 11 questions de cette page. Pour chaque question, reportez sur votre feuille la lettre (A, B, C ou D) correspondant à votre réponse. À la fin du test, comptez le nombre de A, de B, de C ou de D obtenus : la lettre qui obtient le score le plus élevé correspond à votre profil principal (mais vous pouvez obtenir le même nombre de points pour deux lettres par exemple, cela veut dire que votre personnalité romantique est dominée par plusieurs tendances fortes).
Question 1. Un tableau qui vous ressemble…
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A | B | C | D |
Question 2. Vous pourriez en faire votre citation préférée…
C. “Je est un autre” (Rimbaud)B. “Un seul être vous manque et tout est dépeuplé” (Lamartine) D. “Peuples, écoutez le poète !” (Hugo) A. “Fuir, là-bas fuir…” (Mallarmé)
Question 3. Votre signe de ponctuation préféré :
C. “?“D. “!“ B. “…“
A. “.“
Question 4. Partir…
C. dans mon âme A. Toujours plus haut D. au combatB. Ailleurs
Question 5. Votre cri de ralliement…
B. “Pour toi…”A. “Moi je !”
C. “Moi « jeu »
D. “Pour eux !”
Question 6. Un moment que vous aimez…
A. L’aubeB. Le soir
C. La nuit
D. Le jour
Question 7. On vous fait un procès pour…
A. Avoir fui le monde afin d’être libreB. Avoir aimé malgré un interdit D. Avoir défendu vos idées.
C. Vous être moqué de la loi ou de la morale.
Question 8. Le livre que vous pourriez lire (ou relire) :
C. Les Fleurs du mal (Baudelaire) A. Les Rêveries du promeneur solitaire (Rousseau)B. Les Méditations poétiques (Lamartine)
D. Le Dernier jour d’un condamné (Hugo)
Question 9. La vie c’est comme…
C. Un cri de révolteD. Une bataille A. Un départ
B. Un voyage
Question 10. Vous vous réveillez…
A. “Super, je hisse la grand voile !” C. “Quoi ? Il est déjà midi ?”B. “Je vais peut-être (le/la) voir !”
D. “J’ai quelque chose à dire.”
Question 11. Être libre, c’est…
D. Laisser éclater sa révolte. B. Voyager au pays des mots…A. Aller toujours plus haut !
C. A quoi bon répondre ? Personne ne peut me comprendre.
Et maintenant, les résultats du test…
Pour connaître votre profil, comptez soigneusement le nombre de A, de B, de C ou de D obtenus. Votre sensibilité dominante est représentée par la lettre qui obtient le meilleur score.
Vous avez une majorité de A… Le profil : “Absolu”
Caspar David Friedrich Le Voyageur au-dessus d’une mer de nuages (1818) Kunsthalle de Hambourg
“A comme Absolu” ! Avoue-le : tu aimes te sentir différent(e) des autres ! En fait, ce qui te fascine dans le monde qui t’entoure, c’est précisément le Grandiose ou le Sublime : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Bref, tu cherches à voir ce que les autres ne font qu’entrevoir, englués qu’ils sont dans le matériel, l’ordinaire et le commun. Bien entendu, ton imagination, ta sensibilité l’emportent bien souvent (trop souvent ?) sur la raison. Tu considères en effet que seule l’exaltation de la passion te permet d’accéder à l’essentiel. Quand tu regardes un paysage, ce n’est pas la réalité qui t’intéresse mais plutôt l’allégorie, le symbole, et pourquoi pas son aspect mystique et métaphysique (l’au-delà). Les peintures de Caspar David Friedrich ou des artistes symbolistes seraient sans doute une source inépuisable d’inspiration pour toi : car tu aimes par dessus tout la nature majestueuse, les paysages tourmentés, évoquant un monde mystérieux, inaccessible à l’homme.
Alexandre Séon (1855-1917), La Lyre d’Orphée (1898) Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne
Ta sensibilité te pousse parfois au spectaculaire, ou t’amène à cultiver par provocation (ou par jeu) ta différence. Mais ce “culte du moi” te conduit souvent à privilégier tes états d’âme ; d’où un certain égocentrisme qui pourrait être également le signe d’une difficulté que tu éprouves quelquefois à suivre la “loi du monde”, et à t’adapter au système. Comme certains Romantiques (Musset par exemple), tu pourrais éprouver ce qu’on a appelé le “mal du siècle”, ce sentiment de malaise, d’insatisfaction, voire d’inadaptation sociale. Ta fascination pour les sites sauvages, les endroits tourmentés, te font préférer les “non-lieux” aux lieux, d’où une certaine solitude, une détresse ou un sentiment de mélancolie qui t’envahissent parfois sans que tu saches bien pourquoi. Attention donc sur ce point : même un grand Romantique comme toi à la recherche du rêve et de l’Absolu ne doit pas négliger pour autant les petites choses de la vie, au risque de sombrer sinon dans “l’hermétisme”. Mais c’est peut-être ce qui fait ton charme ! Car ce qu’on admire en toi (et tu ne le sais que trop !) c’est ta différence et ton mystère…
Vous avez une majorité de B… Le profil : “Idéaliste”
Caspar David Friedrich Femme dans le soleil du matin, 1818 © Museum Folwgang (Essen)
Tu es Romantique par excellence ! Ton image de marque : “idéaliste”. Et l’idéal commence avec le “Grand Amour” que tu conçois comme un engagement, un don total de soi. Pour toi, cet amour est d’autant plus beau qu’il est souvent impossible. Ce qui te fait rêver, c’est pouvoir donner du sens à la vie en bravant les obstacles (ou même les lois). D’ailleurs le plus bel amour pour toi reste l’Amour irréalisable et interdit : celui qu’on rêve plutôt que de le vivre ! Tu considères en effet que la vie amène souvent à des désillusions, tandis que l’idéal est le chemin qui mène à l’imaginaire et à la poésie. Même lorsque tu espères quelque chose, l’attente pour toi se révèle souvent plus désirable que l’événement réalisé, qui te conduit à éprouver une certaine déception face à ce que tu espérais. Bien sûr, tu aimes par dessus tout le voyage, le rêve, l’évasion. Comme “l’étranger” de Baudelaire, tu pourrais t’écrier : “J’aime les nuages. Les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !” Tu aurais pu aussi aimer cette parole de Mallarmé dans “Brise marine” : “Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres / D’être parmi l’écume inconnue et les cieux” !
Ivan Aïvazovski La Baie de Naples au clair de lune, 1842 (The Ayvazovski Art Gallery, Théodosie, Ukraine)
Mais si tu es attiré(e) par le voyage, c’est le voyage vers l’ailleurs, et non pas vers un lieu précis, car tu te sens au fond de toi “sans attache”, et “libre”. Le plus important à tes yeux, c’est le voyage vers l’immatériel et le spirituel : la mer ou les déserts (le Sahara…) sont tes lieux de prédilection, peut-être parce qu’on n’y vit pas et parce qu’ils évoquent l’irréel plus que le réel, l’intemporel plus que le temporel. Ton moment préféré : le soir pour la part de mystère et de rêve qu’il apporte. Tu es également sensible à l’Orient, à l’exotisme, à l’aventure et à l’imaginaire. Enfin, le fantastique, parce qu’il décrit l’indescriptible, te tente comme tout ce qui touche au rêve, et à son contraire : le cauchemar et l’horreur. Bref, c’est la complexité de l’être humain, et surtout sa dualité qui t’interpellent. Tes figures de style préférées : la métaphore, l’antithèse, et surtout l’oxymore. Tu aimes aussi bien les couleurs intenses, éclatantes que les tons sombres ou énigmatiques qui éveillent en toi le mystère même de l’âme. Les matières que tu aimes : la soie pour sa légèreté ou sa sensualité vaporeuse, et le velours pour sa profondeur et son mystère. Passionné(e), tu vas jusqu’au bout de toi-même, au risque parfois de vouloir vivre dans un autre monde et un autre temps que le tien, peut-être pour échapper aux règles, et aux codes habituels d’un système qui te déçoit souvent ! C’est ce qui te rend d’ailleurs un peu “rebelle” face à la société dans laquelle tu vis. Bref, tu es un(e) Romantique, un(e) vrai(e) !
Vous avez une majorité de C… Le profil : “Rebelle”
Girodet (1767-1824) Portrait de Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome, 1808 (Musée de Saint-Malo)
Ton image de marque : “rebelle et fier(e)” ! Ton mot préféré : “Non” ! Souvent mélancolique, tu te sens incompris(e) des adultes et de la société. Face aux bouleversements de la vie, tu éprouves un sentiment d’ennui ou de vide qui t’amène à douter de toi ou à penser à tort que tu n’as pas ta place dans ce monde dont tu contestes à plaisir les valeurs. Si tu t’en prends d’ailleurs si souvent au système, c’est davantage pour cacher aux autres ta peine ou ton désarroi que tu masques par un comportement ouvertement provocateur, proche du jeu, de la transgression des normes “traditionnelles” et des conventions sociales : c’est ce qui fait pourtant ton charme mais aussi ta fragilité et ta vulnérabilité. Un texte que tu pourrais lire : les Chants de Maldoror de Lautréamont ! Tu te sentiras proche aussi d’auteurs comme Mallarmé, Baudelaire ou Rimbaud qui ont évoqué dans leur poésie la tristesse que tu ressens, et qui te pousse parfois à rejeter autant les autres que toi-même. De là ton attirance aussi pour l’étrange, le “bizarre” ou le fantastique.
Caspar David Friedrich (1774-1840)
Cimetière de monastère sous la neige, 1817-1819, autrefois à la Nationalgalerie, Berlin, détruit en 1945.
Attention toutefois à ne pas trop “jouer” de cette image de “rebelle” : une tendance pourrait te pousser à être trop impulsif(ve) et à manquer parfois de discernement dans ton désir de te moquer et de contester les valeurs. De là un certain attrait pour la “provoc” et l’absence de limites qui risqueraient de te nuire (en particulier une attirance pour le risque, et une fascination pour l’inconnu ou l’interdit). Certes, c’est ce qui te rend si attirant(e) pour ceux qui ont su te remarquer et comprendre la complexité de ta personnalité (parfois tourmentée) mais n’en abuse pas : être anticonformiste comme Baudelaire peut présenter le risque de se couper du monde et de cultiver une marginalité parfois dangereuse dont les dérives de Rimbaud, la décadence du “Romantisme noir” et les mouvements “underground” (punk rock, hardcore, métal) ou gothiques sont les héritiers.
Tes couleurs préférées ? Le gris, le vert, le noir et toute la gamme chromatique des couleurs sombres, symboles de mystère et de nuit (ton moment préféré), contrebalancées par quelques touches de rouge, symbole de force et de passion. Un pays qui sans doute te fascine : le Japon pour sa démesure, son excentricité épique et flashy. Ses héroïnes “Manga” ne sont pas sans éveiller chez toi un certain goût (régressif ?) pour le “paradis perdu” de l’enfance et le retour à une sorte de pureté originelle que le “spleen” du monde moderne te semble avoir trahi. Bref, si tu sais te contrôler, les métiers “créatifs”, artistiques, le secteur de la communication ou de la publicité sont faits pour toi : apprends à cultiver avec aisance et talent l’excentricité de langage ou ton anticonformisme vestimentaire, lance-toi pourquoi pas dans les médias : une carrière journalistique ou culturelle te permettrait d’affirmer ta différence et d’imposer, pourquoi pas, un nouveau style : Toi !
Vous avez une majorité de D… le profil : “Engagé”
Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830), Paris, Musée du Louvre
Le “Romantisme social”, c’est Toi ! Engagé(e) : telle est ta conception de la vie. Loin de t’isoler du monde et de la société, tu as choisi au contraire d’affirmer tes idées et tes opinions, quitte à être jugé(e). Mais qu’importe : pour toi, la parole est préférable au silence. Comme Hugo qui luttait contre l’esclavage et la peine de mort, tu considères que tu as une mission sociale à jouer : chaque moment de ton existence doit pour toi être une bataille que tu mènes, haut et fort, quitte à braver les censures de toute sorte. Le Romantisme c’est aller au front, c’est vivre la Grande Aventure de la vie. Loin des clichés romantiques habituels, ton Romantisme à toi, c’est l’engagement pour une cause. Tu abandonnes volontiers aux “pseudo Romantiques” les couchers de soleil qui sont du domaine du stéréotype. Tu préfères au contraire le jour, le moment où tu peux faire entendre ta voix, et laisser éclater ta révolte.
Antoine-Jean Gros, Napoléon au pont d’Arcole, (1801), Musée du Louvre
D’ailleurs, si tu aimes t’engager, c’est avant tout pour les autres. Loin de te refermer sur toi, tu préfères aller vers la société pour tenter de faire changer les mentalités : le droit des enfants, la lutte contre le réchauffement climatique, la protection des animaux, la famine dans le monde sont des causes qui te touchent. Car la vie pour toi est comme une épopée : c’est pour et par le peuple que tu cherches à t’accomplir : dire ce que tu penses est primordial (tu ne connais pas le verbe “te taire” : on te l’a suffisamment répété en cours, non ?). Une carrière politique pourrait te tenter, ou toute profession qui te donnerait l’occasion de défendre ton opinion et tes idées. Une mission dans une ONG (Amnesty, l’Unicef, etc.) serait certainement un vrai challenge pour toi, de même que toute implication dans la vie associative.
Attention cependant : ta tendance à l’universalisme et aux grands combats pour changer le monde pourrait t’amener parfois à un certain “jusqu’au-boutisme”, c’est-à-dire à vouloir coûte que coûte aller jusqu’au bout de tes idées, en ne considérant dans toute chose que la fin, quels que soient les moyens employés pour faire triompher l’idéal (qui n’est pas loin parfois de l’idéologie…). Certaines figures illustres (Napoléon ou Lénine par exemple) ont été tentés d’aller trop loin et sont tombés dans le piège de l’égocentrisme ou de l’absolutisme… Même un(e) grand Romantique comme toi à la recherche d’un monde meilleur (parfait ?) doit donc savoir garder les pieds sur terre !
Séquence 2 :
Du Romantisme à l’esthétique symboliste
Méthodologie Bac : Initiation au commentaire littéraire. Texte support : Mallarmé, “Brise marine”.
La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.
Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature!
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots!
- Rimbaud : “Lettre du Voyant” (à Paul Demeny, 15 mai 1871) ;- « Le bateau ivre » : le rejet de la civilisation et l’exaltation de la nature sauvage
-
Questions possibles pour un contrôle : – En quoi “le Bateau ivre” vous paraît-il illustrer cette affirmation de Rimbaud dans la “Lettre du Voyant” : “Je est un autre” ? – Quelle mission Rimbaud assigne-t-il à la poésie dans la “Lettre du Voyant” ?
La lecture du “Bateau ivre” est difficile. Je vous recommande d’écouter très attentivement la lecture magistrale qu’a effectuée Gérard Philippe de ce poème :
Analyse d’image : Alexandre Séon, “Le Récit” : cliquez ici pour accéder à l’analyse d’image que j’ai proposée.
Pour aller plus loin…
Ouvrages à consulter utilement au CDI…
– A. Chassang, Ch. Senninger, Recueil de textes littéraires français, quatrième partie “Idéalisme et Symbolisme”, p. 452 et suivantes. COTE CDI : 840 “18” CHA
– Dominique Rincé, Bernard Lecherbonnier, Littérature XIXème siècle, Textes et Documents, “La constellation symboliste”, p. 517 et suivantes, Nathan 1986. COTE CDI : 840 “18” RIN
– I. Merlin, Poètes de la révolte de Baudelaire à Michaux, Alchimie de l’être et du verbe, éd. de l’École, Paris 1971. COTE CDI : 840 “18/19” MER
DOSSIER
“Esprit nouveau” et Symbolisme
Il est difficile de proposer du Symbolisme une “définition” qui en énonce explicitement les principes. De fait, le Symbolisme apparaît d’abord comme une révolution spirituelle et une réaction idéaliste contre le Réalisme et le Naturalisme. Commencé avec Verlaine et Baudelaire, il atteint son apogée dans les années 1885-1895. Héritier du Romantisme, mouvement de transition, il s’achève au début du vingtième siècle avec l’apparition du Surréalisme. Dans un siècle qui voit le règne de la machine et du matérialisme, le Symbolisme chante la nostalgie de l’Idéal et du Spirituel. Du Romantisme, il conservera l’idée d’un certain rejet social et la rébellion contre toute forme de rationalisme. Ce refus de percevoir le monde objectivement conduira donc les jeunes générations à privilégier d’une part la subjectivité et d’autre part un goût affirmé pour la Décadence, le Surnaturel (voire l’Anarchisme). Prétendant à un style nouveau et à une langue inédite, purifiée, où les mots peuvent jouer librement avec l’imagination la plus débridée, cette nouvelle école littéraire peut ainsi s’apparenter à un art de la subjectivité et de l’idéalisation du réel.
← Fantin Latour, “Immortalité”, 1889
On pourrait évoquer ici la célèbre définition de Rémy de Gourmont, qui dans la préface au Livre des Masques (1896) déclare : « Que veut dire Symbolisme ? Cela peut vouloir dire : individualisme en littérature, liberté de l’art, abandon des formules enseignées, tendance vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre ; cela peut vouloir dire aussi : idéalisme, dédain de l’anecdote sociale, antinaturalisme ». Mais c’est sans aucun doute le poète Jean Moréas dans son “Manifeste du Symbolisme” (Le Figaro littérairedu 18 septembre 1886) qui met le mieux l’accent sur la volonté de rupture introduite par le Symbolisme : “Comme tous les arts, la littérature évolue : évolution cyclique avec des retours strictement déterminés et qui se compliquent des diverses modifications apportées par la marche du temps et les bouleversements des milieux […]. Une nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée
depuis longtemps, vient d’éclore. […]. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ? L’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf où les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance”.
Gustave Moreau (1826-1898)
“Salomé dansant devant Hérode” (1876) →
Paris, Musée Gustave Moreau
Le pouvoir de l’Esprit sur les sens
Car il s’agit bien en effet d’une “renaissance” : proclamant le pouvoir de l’Esprit sur les sens, de l’art sur la nature, de la subjectivité sur l’objectivité, de l’imaginaire sur le réel, le Symbolisme met l’accent sur la relation entre le signe (signifiant) et son signifié allégorique. Jean Moréas insiste bien sur cette dimension intellectuelle et métaphysique du mouvement : “Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible […]”. Ce passage est important : on y retrouve très explicitement exprimée l’idée selon laquelle la poésie serait l’incarnation d’une forme extrême de la subjectivité, que l’artiste doit découvrir et exprimer par le langage. Ainsi, la fascination des premiers Romantiques pour la mort et le pathétique conduira les Symbolistes à une recherche presque mystique de la Vérité abstraite et de l’Absolu : de là le culte du mot rare, la fascination pour l’étrange, l’irrationnel, l’ineffable…
Luc-Olivier Merson (1846-1920), “Le repos pendant la fuite en Égypte” (détail)
1880, huile sur toile, Nice, Musée des Beaux-Arts
Dans un remarquable ouvrage, Bertrand Marchal rappelle combien le symbolisme apparaît “comme une protestation de l’esprit, ou de l’âme, contre le matérialisme contemporain, un matérialisme contemporain qui trouve son incarnation littéraire dans le naturalisme zolien […]. Antimatérialisme et antinaturalisme sont les deux faces d’une même réaction au nom de l’idéal, si bien que le mot de symbole a pour fonction essentielle, dans le discours symboliste, de rappeler que la réalité ne se réduit pas à la réalité brute du discours naturaliste, et de suggérer ainsi un réel au-delà du réel. Le symbolisme est d’abord et avant tout un idéalisme […]” (1).
Ce culte d’un renouveau métaphysique et mystique, amplifié par le refus de la vie quotidienne dans son conformisme banal, conduira les auteurs à une volonté de recréation du langage qui va ouvrir la voie à une poétique nouvelle, plus abstraite et conceptuelle. “Au caractère utile du langage brut s’oppose le caractère sacré du poème. Comme Baudelaire, Mallarmé pense qu'”il y a dans le Verbe quelque chose de sacré […]” (2). Avant tout “élitiste”, la poésie symboliste aboutira immanquablement au culte du moi, comme le suggère très bien cette sentence sans appel de Mallarmé : “Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter” (3). Ainsi l’art revêt-il une dimension spiritualiste et mystique proche du Sacré. Conçu comme une “aristocratie de l’esprit” et placé au-dessus de tout dans une perspective élitiste, il n’est réservé qu’à quelques initiés, seuls capables d’en saisir le sens (Songez à la “Lettre du Voyant” de Rimbaud).
Edouard Manet, portrait de Stéphane Mallarmé (détail). Paris, musée d’Orsay. © Photo RMN – H. Lewandowski)
Comme le dit très bien Edward Lucie-Smith, “De là est né le mythe du “génie”, de l’homme à inspiration divine, capable de transformer en art toutes ses expériences et ses émotions, dispensé d’obéir aux règles normales en raison de ses dons, ayant même le devoir, en fait, de refuser de s’y soumettre dans l’intérêt de son épanouissement (4)”. C’est à juste titre qu’on a souligné les dérives hermétiques de la poésie symboliste, en particulier celle de Baudelaire, de Mallarmé ou de Valéry, dont le langage introduit de la subjectivité dans toute représentation artistique, au risque de devenir parfois quelque peu “artificiel”. De fait, ce “désir de forger, par la syntaxe aussi bien que par le vocabulaire, par l’archaïsme ou le néologisme, une langue poétique absolument distincte de la langue courante” (5) aboutit immanquablement à l’hermétisme (voire à l’incompréhensible).
Une quête de l’absolu
C’est peut-être l’article d’Albert Aurier sur le peintre Gauguin paru dans le Mercure de France en 1891 qui traduit explicitement l’esthétique symboliste. Bien qu’appliquée à l’art pictural, elle caractérise bien la poésie. Selon lui, l’œuvre d’art doit être :
1° Idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’Idée ; 2° Symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée par des formes ; 3° Synthétique, puisqu’elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ; 4° Subjective, puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet […]Affranchie de ses éléments didactiques, narratifs, et libérée du vers traditionnel, la poésie symboliste serait ainsi une poésie de la quête et du déchiffrement, mettant en correspondance le réel et l’inconnu : “ne rien nommer, ne rien expliquer” : tel semble le crédo de la doctrine symboliste. La valeur de l’artiste ne réside non plus dans ce qu’il peut faire ou dire mais dans sa capacité à chercher une vérité primordiale qui échappe d’autant plus au sens commun qu’elle s’appuie sur la suggestion et l’évocation. Envisagée à la fois comme un retour vers la vérité originelle et comme une avancée vers l’incréé et le mystère, la poésie symboliste est largement ésotérique : accessible aux seuls initiés, elle semble s’abreuver à la recherche d’une langue pure et subjective, qu’on pourrait qualifier de “Symbolisme allégorique”, capable d’exprimer dans toute sa force l’Idée et l’Absolu.
Le poème de Mallarmé “Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui” est très caractéristique de cette recherche métaphysique et spirituelle : l’image centrale du texte est assez commune : un cygne qui cherche à se libérer de la glace dans laquelle il est prisonnier. Pourtant, autour de cette métaphore s’organisent une série de correspondances thématiques et sonores plus audacieuses les unes que les autres qui font passer de l’image concrète à l’idée abstraite (l’hiver, l’exil, la captivité de l’oiseau, la liberté, etc.). Ces analogies parviennent ainsi à une sorte de “synthétisme” de la pensée, apte à saisir une vérité supérieure, dont la signification est à déchiffrer par le lecteur ; il ne lui suffit plus de lire, il lui faut interpréter :
Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !
Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.
Cette identification du symbole avec la poésie est essentielle. Comme le dit Mallarmé, “La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible (6)”. Fortement influencé par la lecture de l’œuvre du philosophe allemand Hegel, Mallarmé cherchera à formuler les liens secrets qui unissent l’Être à la pensée, la nature à l’idée. L’auteur poursuivra cette recherche de “l’esprit pur” et d’une “conception pure” de la poésie tout au long de sa vie. Je vous recommande la lecture de cette page (mais rien ne vous empêche d’en feuilleter d’autres !) du manuel Lettres européennes (7), très instructive, et qui vous permettra de mieux comprendre les recherches esthétiques entreprises par Mallarmé :
Transformer l’objet en idée
L’idée de représenter abstraitement la nature, permet ainsi aux poètes de tisser un réseau de significations symboliques, qui ajoute à l’univers des choses visibles une inépuisable métaphysique de l’invisible. Lisez par exemple ce passage très célèbre du “Cimetière marin” de Paul Valéry : loin de figurer le réel, la description de la mer (“Ce toit tranquille…”) représente d’abord une idée (“le songe est savoir”) qui ordonne une vaste méditation sur le temps. Cette recherche de l’abstraction, de l’ambiguïté, du mystère, amène à une forme d’idéalisation stupéfiante : les images, par leur hermétisme même, concourent à la création d’un univers dont le contenu réel nous échappe : ce n’est pas un paysage maritime qui est représenté, mais un paysage pensé, façonné par le mystère de la langue, né d’une véritable fusion de l’homme et de l’univers, permettant de suggérer peu à peu, et conférant au réel force et pureté :
“Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.”
Que l’on songe de nouveau à Mallarmé qui affirmait que “nommer un objet, c’est supprimer les trois quart de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voila le rêve”. Ce qu’il faut donc retenir du Symbolisme, c’est précisément ce pouvoir de suggestion qui confère à la poésie une dimension presque surnaturelle : transformer l’objet en idée… Pour conclure, il serait permis d’interpréter l’esthétique symboliste comme une alchimie de l’indicible, obéissant à la sollicitation de l’intellect, et poussant les mots jusque dans leurs derniers retranchements ; la réalité et le signifié en effet semblent s’évanouir au point de s’effacer totalement, pour laisser place au mystère d’une plastique pure, inspirée, mais quelque peu inintelligible, à la limite de l’incommunicabilité…
Gustav Klimt, “La Vie et la Mort”, 1908-1911, Huile sur toile (détail), © Coll. Part. Vienne
Cette recherche à tout prix de la sensation et de l’Idée a d’ailleurs été jugée sévèrement : elle entraînera pour partie le déclin progressif du mouvement. Prisonnier d’une transcendance abstraite, “déchiré entre les contraintes d’un réel méprisable et les utopies d’une idéalité inaccessible” (8), l’art des Symbolistes a pu apparaître presque vain et stérile dans sa volonté d’exprimer l’inconcevable au détriment du matériel et du périssable… Comme le dit justement J. Chénieux-Gendron, “la littérature est pour eux un exil […] : n’existant que pour elle-même, elle n’a bientôt plus que d’elle-même à parler, de son regret, de ce qu’elle a perdu, à la limite même de sa stérilité et de son silence (9)”. Mais c’est paradoxalement ce qui fait toute la force de cette “poésie du silence”, hantée par l’ambition mallarméenne d’aboutir au poème du vide et de la “page blanche”. En rejetant l’objectivité du Réalisme, elle est magnifiquement parvenue à faire du langage une notion pure, et l’a restitué sous une forme matérielle et visible dans son essence immatérielle pour en donner une vision sublimée, quêteuse d’absolu et d’indéchiffrable…
© Bruno Rigolt, septembre 2009 (dernière màj : juillet 2013)
Lycée en Forêt (Montargis, France). Espace Pédagogique Contributif.
NOTES
(1) Bertrand Marchal, Le Symbolisme, A. Colin (“Esthétique Lettres Sup.”) Paris 2011, pages 17-18.
(2) I. Merlin, Poètes de la révolte de Baudelaire à Michaux, Alchimie de l’être et du verbe, éd. de l’École, Paris 1971
(3) Stéphane Mallarmé, “Hérésies artistiques. L’Art pour tous”, L’Artiste, 15 septembre 1862 (tome 2, p. 127). Pour lire l’intégralité du texte, cliquez ici.
(4) Edward Lucie-Smith, Le Symbolisme, Thames and Hudson, 1972 (1999 pour la traduction française).
(5) Bertrand Marchal, Le Symbolisme, op. cit. page 21.
(6) Enquête de Jules Huret, citée par Albert Thibaudet dans La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard 2006
(7) Annick Benoit-Dusausoy, Guy Fontaine, Lettres européennes, Manuel d’histoire de la littérature européenne, De Boeck Université 2007
(8) Dominique Rincé, Bernard Lecherbonnier, Littérature XIXème siècle, Textes et Documents, “La constellation symboliste”, Nathan 1986
(9) J. Chénieux-Gendron, article “Symbolisme”, Dictionnaire des écrivains de langue française, Larousse 2001
Parcourez grâce à Gallica (BnF) les poésies les plus célèbres de Stéphane Mallarmé, photolithographiées du manuscrit définitif. Un document exceptionnel !
Netiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom de l’auteur ainsi que la source (URL de la page).
Né dans l’entre-deux-guerres, le Surréalisme est un mouvement littéraire, artistique mais aussi politique prônant la surréalité et faisant largement appel à l’inconscient.
Dans Le Manifeste du Surréalisme (1924), André Breton, qui devient le chef de file de ce mouvement, le définit ainsi : « SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
1. La faillite d’une société : la jeunesse entre révolte et espoirs révolutionnaires.
Dossier : Marinetti et le futurisme italien
Documents :
- Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q. (détail), 1919
- Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, préface : “Le théâtre et la culture”, Gallimard, Paris 1938
- René Crevel, L’Esprit contre la raison, Cahiers du Sud, 1927
- Joyce Mansour, Le Grand Jamais, éd. Maeght, Paris 1981
- Site Internet : le Surréalisme sur Site-Magister.com
DOSSIER
Aux origines du Surréalisme :
La poésie futuriste...
Les mots à la “sauce italienne“
Source du document : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2010/01/02/objectif-culture-generale-je-decouvre-marinetti-et-le-futurisme-italien/ Article protégé par copyright).
Filippo Tommaso Marinetti, “Irredentismo”, 1914 (collage, Lugano, coll. privée) © Tous droits réservés.
Le vingtième siècle est le siècle des avant-gardes artistiques et littéraires : “Art nouveau”, Cubisme, Expressionnisme, Surréalisme, Futurisme, Théâtres de l’Absurde, Existentialisme, Nouveau Roman… Autant de mouvances culturelles qui ont profondément remis en question l’ordre établi ainsi que les structures sociales et politiques. Comme le Surréalisme dont il est assez proche par certains aspects, le Futurisme affichera un goût prononcé pour l’expérimentation de tout ce qui est nouveau : “Changer le monde”, faire table rase du passé. Comme le dit Noëmi Blumenkranz-Onimus, avec le Futurisme, “la subversion de l’écriture, l’éclatement du langage deviennent alors un fait littéraire” (*). Mais jamais à la différence d’autres courants artistiques, le futurisme ne deviendra un mouvement structuré : c’est plutôt une sensibilité artistique, faite d’abord de provocation et d’illogisme.
Filippo Tommaso Marinetti, “Analogie dessinée”
(Zang Tumb Tumb), 1914
Filippo Tommaso Marinetti : “la Caffeina dell’Europa”
La figure centrale du Futurisme est le poète italien Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Celui qui se surnommera lui-même “la caféine de l’Europe” est à la fois un anarchiste réfractaire à toute forme de morale et un fervent nationaliste (assez populiste au demeurant), qui revendique haut et fort son “italianité”. Le 20 février 1909 il choisit pourtant Le Figaro pour publier son Manifeste du futurisme, texte provocateur qui fit scandale : Marinetti y faisait entre autres l’apologie de la violence, de la guerre et entendait faire table rase du passé : Marinetti prônait par exemple la destruction des musées et des académies. Au-delà des excès et de son exubérance verbale, ce texte a profondément marqué l’histoire des idées au vingtième siècle.
Filippo Tommaso Marinetti |
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De fait, en tant que mouvement d’avant-garde, le Futurisme apparaît à une époque de profonds bouleversements idéologiques dans la culture européenne. Le culte du progrès et du scientisme, largement célébré dans la poésie futuriste, débouche donc sur l’affirmation d’un renouvellement des idées dans la ligne de l’héritage révolutionnaire et idéaliste du Risorgimento italien. La thématique des poèmes mêle à la fois l’expérience de la “voyance” (le poète est “inspiré”, cf. Rimbaud), et une apologie de la violence, de la vitesse et de la machine. Témoin ces vers extraits d’un poème d’Enrico Cavacchioli : “Sia maledetta la luna” (”Que soit maudite la lune”) :
“Si tu veux vivre, crée un beau cœur mécanique […] / Tu dois faire de la vie un rêve automatique / tourmenté de leviers, de contacts et de fils […] / l’homme sera demain le roi de la machine brute, / dominateur de toutes les choses finies et infinies ! / Que soit maudite la lune !
Cette réflexion esthétique et l’expérience de la guerre va pousser les Futuristes à élaborer un vaste programme théorique. En 1912 Marinetti rédigera le Manifeste technique de la littérature futuriste, texte très intéressant d’un point de vue artistique et sociologique, suivi d’un long supplément quelques mois plus tard. Son auteur y joint un poème (”Bataille Poids + Odeur”) écrit avec la “technique des Mots en Liberté”. Très révolutionnaires tant du point de vue de la forme que des idées, les poèmes de Marinetti se proposent de créer des “analogies dessinées”, sortes de métaphores visuelles qui vont profondément transformer les règles de l’écriture poétique. Sa théorie des “Mots en Liberté” est basée d’abord sur la destruction de la syntaxe : à commencer par l’abolition de la ponctuation et de la structure grammaticale (déjà mise en pratique par des poètes français comme Mallarmé).
“Les mots en liberté” ou l’art de libérer le langage
Pour délivrer le langage de ses règles, Marinetti va forger l’expression de “Mots en liberté” : il s’agit pour lui d’”intégrer à la poésie les récentes conquêtes de la peinture futuriste : la simultanéité et le dynamisme” (**). D’un point de vue typographique, ces “tableaux-poèmes” sont particulièrement intéressants à étudier. Regardez par exemple ce poème au très long titre : “Le soir, couchée sur son lit, elle relit la lettre de son artilleur” (Les Mots en Liberté futuriste, 1919). Ici la surcharge graphique ou au contraire les “blancs” ménagés avec art, l’utilisation des signes, des symboles, des onomatopées, les tailles des polices de caractère, les disproportions typographiques, etc. concourent à créer pour le lecteur une nouvelle expérience de la lecture de poème.
Jean Weisgerber parle à ce titre d’”une redynamisation de la peinture en tant qu’écriture et de la peinture en tant qu’écriture” (***). Cette révolution typographique amène à une sorte de transformation du langage lui-même : l’importance des onomatopées, les déformations de mots ont pour but d’offrir au lecteur une perception globale et synthétique, à la différence de la lecture “linéaire”. Assez proches de certains collages cubistes, les poèmes de Marinetti sont donc intéressants à découvrir et constituent une approche originale des mouvements artistiques avant-gardistes de la première moitié du vingtième siècle.
Crise et déclin du mouvement
Le mouvement initié par Marinetti ne survivra pas à la formation du Dadaïsme et surtout du Surréalisme en France. De plus, le Futurisme va s’orienter à partir des années Vingt vers des solutions radicales (les dérives fascistes en particulier) qui vont l’affaiblir puis le discréditer. Reste une initiative originale et novatrice d’un point de vue littéraire et artistique, qui préfigure la poésie visuelle contemporaine ou certains mouvements de Contreculture comme le Ready made ou le Pop’art, mouvements qui ont revendiqué à leur tour cette fonction contestataire du signe iconique ou linguistique. En désacralisant le mot et “la signification langagière traditionnelle des gestes d’écriture et de graphisme” (****), et en les libérant du culte de la tradition, le Futurisme a du même coup transformé l’acte de lecture du texte : ce n’est plus la lecture linéaire qui importe mais une lecture “spatiale” dominée par la simultanéité : lecture beaucoup plus suggestive et “plurielle” qui permet une multitude d’approches du fait qu’elle renferme une richesse sémantique et symbolique inouïe.
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(*) Noëmi Blumenkranz-Onimus, La Poésie Futuriste italienne, éd. Klincksieck, Paris 1984, page 8.
(**) ibid. p. 25
(***) Jean Weisgerber, Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle (Université libre de Bruxelles. Centre d’étude des avant-gardes littéraires, Bruxelles 1984), page 23.
(****) Noëmi Blumenkranz-Onimus, déjà citée, p. 200.
Ce qu’il faut retenir… |
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Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), Dunes 1914.
Source : Johanna Drucker, The Visible Word : Experimental Typography and Modern Art, 1909-1923. University of Chicago Press, 1994.
Umberto Boccioli (1882-1916), Primavera, poème édité par Zeno Birolli in Umberto Boccioni, 1972 (Umberto Boccioni, Altri inediti e apparati critici. A cura di Zeno Birolli, 1972).
Illustration reproduite par Noëmi Blumenkranz-Onimus, La Poésie Futuriste italienne, éd. Klincksieck, Paris 1984, page 41.
Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), “Montage + Vallate + Strade x Joffre”, 1915
Francesco Cangiullo (1884-1977) Poesia Pentagrammata (couverture), 1923
Cliquez sur la couverture pour feuilleter les pages dans Google-livres
(Giovanni Lista, Marinetti et le Futurisme, éd. L’Âge d’Homme, Paris 1977)
- Antonin Artaud, Le Théâtre et son double
(préface : “Le théâtre et la culture”), Gallimard, Paris 1938
« Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie… »
Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on n’a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie. Avant d’en revenir à la culture, je considère que le monde a faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture ; et que c’est artificiellement que l’on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim. Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim.
Man Ray, Photographie d’Antonin Artaud, 1926 →
(Epreuve aux sels d’argent contrecollée sur papier. Marseille, Musée Cantini. © Man Ray Trust/ADAGP)
[..] Si le signe de l’époque est la confusion, je vois à la base de cette confusion une rupture entre les choses, et les paroles, les idées, les signes qui en sont la représentation. [..] On juge un civilisé à la façon dont il se comporte, et il pense comme il se comporte ; mais déjà sur le mot de civilisé il y a confusion ; pour tout le monde un civilisé cultivé est un homme renseigné sur des systèmes, et qui pense en systèmes, en formes, en signes, en représentations. [..] Toutes nos idées sur la vie sont à reprendre à une époque où rien n’adhère plus à la vie. Et cette pénible scission est cause que les choses se vengent, et la poésie qui n’est plus en nous et que nous ne parvenons plus à retrouver dans les choses ressort, tout à coup, par le mauvais côté des choses ; et jamais on n’aura vu tant de crimes, dont la bizarrerie gratuite ne s’explique que par notre impuissance à posséder la vie.”
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double
(préface : “Le théâtre et la culture”), Gallimard, Paris 1938
Prémonitoires et révolutionnaires : à coup sûr ces mots d’Antonin Artaud (1896-1948) résonnent comme une provocation dans le Paris de l’avant-guerre et semblent préfigurer les heures les plus sombres de notre histoire. Sa poésie, qu’on connaît moins, le range du côté de Lautréamont, cet autre “anti-poète” exilé du monde, ennemi des normes et de la tradition. Le texte présenté ici est la préface du Théâtre et son double, une œuvre majeure qui vise à redéfinir de fond en comble la dramaturgie. Animée d’un souffle épique et parfois délirant (il arrive à l’auteur de s’égarer dans d’interminables diatribes contre l’Occident), sa prose atteint néanmoins une sorte de grandeur quand il définit ce qu’il nomme le “théâtre total”, un théâtre qui sonne le glas des conventions de mise en scène et de jeu des acteurs jusque-là admises.
Antonin Artaud, « Autoportrait » (décembre 1948)
Crayon sur papier. Paris, Musée national d’Art moderne.
C’est à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931 qu’Artaud découvrira le “gamelan” balinais : un ensemble de gongs et de tambours indonésiens dont la chorégraphie, à l’opposé des canons de la danse occidentale, va lui révéler la puissance transgressive du geste théâtral. C’est ce “bain constant de lumière, d’images, de mouvement et de bruits” qu’il cherchera à recréer dans ses mises en scène. Largement incomprises du public de l’époque car trop avant-gardistes et iconoclastes, la pensée et l’œuvre d’Antonin Artaud n’en ont pas moins bouleversé la littérature dans son ensemble en faisant éclater la notion même de division par genres, responsable d’une séparation des émotions, et en criant l’impérieuse nécessité d’un théâtre libéré des contingences de la scène “à l’italienne”, qui va influencer toutes les dramaturgies contemporaines.
Je vous conseille vivement de consulter en ligne le dossier de presse, très documenté et richement illustré, sur l’exposition que la Bibliothèque nationale de France (BNF) a consacrée à Antonin Artaud du 7 novembre 2006 au 4 février 2007.
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