Entraînement BTS "Corps naturel, corps artificiel" Synthèse + écriture personnelle

 


Sujet inéditCorps humain et corps « déshumain » :
entre identité et altérité


Niveau de difficulté des exercices :  moyen à difficile 

Support de cours et présentation du corpus

H

éphaïstos, alias Vulcain façonnant des servantes d’or en tout point semblables à des êtres vivants ; Talos, le gigantesque robot d’airain gardien de la Crète pour le compte du roi Minos, se chauffant à rouge pour étouffer les envahisseurs ; Galatée sortant des mains de Pygmalion lui insufflant la vie… L’homme a toujours rêvé de construire des machines à son image : la mythologie de l’imaginaire abonde ainsi en corps artificiels et autres Golems, depuis les mythes et légendes les plus reculés jusqu’à la littérature fantastique ou le cinéma de science-fiction. Mais cette part de rêve — ou de cauchemar — est devenue insensiblement réalité, notre réalité.

Le monde de la science a en effet largement supplanté l’imaginaire des contes. Depuis la fin du vingtième siècle avec le déploiement de l’ingénierie génomique, Il ne fait guère de doute désormais que l’abolition de la frontière entre vivant et artificiel ouvrira la voie au remplacement du corps naturel. À la frontière du tranhumanisme, cette décorporéisation du corps est en fait étroitement associée à une quête pour l’homme de son corps utopique. Marionnettes, automates, androïdes, avatars, robots humanoïdes, cyborgs… Toutes ces figures d’altérité et de contradiction n’ont cessé de hanter l’être humain, comme si la vie artificielle* constituait l’aveu frappant de sa finitude.

Quête d’une illusion absolue, déni du déterminisme physiologique, recherche d’une nouvelle identité… Que l’on songe à la créature de Frankenstein douée d’émotions, aux androïdes de Philip K. Dick indifférenciés des humains ou aux cyborgs réparés et augmentés de RoboCop… Mais derrière la chair numérique des androïdes, se cache l’humaine volonté d’engendrer un organisme vivant, ayant pour vocation à devenir un double protecteur, éprouvant des émotions, de la compassion, des sentiments, la capacité de penser. C’est dans cette infinie transcendance du corps artificiel que l’homme s’éprouve lui-même et fait désormais l’expérience de sa propre altérité.

Si Pinocchio rêvait de remplacer son corps en bois par le corps d’un vrai petit garçon, l’homme du troisième millénaire ne rêve que de transgresser la frontière de son propre corps : prisonnier de ses avatars surnaturels, pourra-t-il se réapproprier un corps qui lui échappe toujours davantage ? Des premiers automates (doc. 1) aux corps sans limite des cyborgs de l’ère postmoderne (doc. 4) en passant par la belle « Andréide » imaginée par Villiers de L’Isle-Adam (doc. 2) ou l’être humain-machine du Metropolis de Fritz Lang (doc. 3)le présent corpus amène ainsi à s’interroger sur les rapports toujours plus complexes entre les systèmes naturels vivants et la vie artificielle*.

© septembre 2017, Bruno Rigolt

* Concernant une définition de la vie artificielle, on a coutume de se référer au texte fondateur de Christopher Langton, « Artificial Life » (Addison-Wesley, 1988) : « Artificial Life is the study of man-made systems that exhibit behaviors characteristic of natural living systems. It complements the traditional biological sciences concerned with the analysis of living organisms by attempting to synthesize life-like behaviors within computers and other artificial media. […] Artificial Life can contribute to theoretical biology by locating life-as-we-know-it within the larger picture of life as-it-could-be ». |Texte complet en Américain|
« La Vie Artificielle est l’étude des systèmes conçus par l’homme qui présentent des comportements caractéristiques des systèmes vivants naturels. Elle complète l’approche traditionnelle de la biologie, dont le mode de fonctionnement est l’analyse des organismes vivants, en essayant de synthétiser des comportements dits vivants sur ordinateur et sur d’autres supports artificiels. […] La Vie Artificielle peut contribuer à la biologie théorique en plaçant la vie telle que nous la connaissons dans le contexte plus vaste de la vie telle qu’elle pourrait être ».

-Villiers de L’Isle-Adam

Corpus

  1. Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
  2. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
  3. Image tirée du film Metropolis de Fritz Lang, 1927.
  4. Pierre-Marie Lledo, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.

Synthèse |40 points|  Pour accéder au corrigé, cliquez ici.
Vous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents contenus dans le présent corpus.
Écriture personnelle |20 points| 

  • Sujet 1 : Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ? Corrigé
  • Sujet 2 : le corps artificiel est-il l’ennemi du corps naturel ?

Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

  • Document 1.
    Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.

S. m. (Mécanique) automate ayant figure humaine et qui, par le moyen de certains ressorts, etc. bien disposés, agit et fait d’autres fonctions extérieurement semblables à celles de l’homme. Voyez AUTOMATE. Ce mot est composé du Grec ἀνὴρ, génitif ἀνδρός, homme, et de εἶδος, forme.

Albert le Grand avait, dit-on, fait un androïde. Nous en avons vu un à Paris en 1738, dans le Flûteur automate de M. Vaucanson, aujourd’hui de l’académie royale des Sciences.

L’auteur publia cette année 1738, un mémoire approuvé avec éloge par la même Académie : il y fait la description de son Flûteur, que tout Paris a été voir en foule. Nous insérerons ici la plus grande partie de ce Mémoire, qui nous a paru digne d’être conservé.

« […] À la face antérieure du bâti à gauche, est un autre mouvement qui, à la faveur de son rouage, fait tourner un cylindre de deux pieds et demi de long sur soixante-quatre pouces de circonférence. Ce cylindre est divisé en quinze parties égales d’un pouce et demi de distance. A la face postérieure et supérieure du bâti est un clavier traînant sur ce cylindre, composé de quinze leviers très-mobiles, dont les extrémités du côté du dedans sont armées d’un petit bec d’acier, qui répond à chaque division du cylindre. À l’autre extrémité de ces leviers sont attachés des fils et chaînes d’acier, qui répondent aux différents réservoirs de vent, aux doigts, aux lèvres et à la langue de la figure. Ceux qui répondent aux différents réservoirs de vent sont au nombre de trois, et leurs chaînes montent perpendiculairement derrière le dos de la figure jusque dans la poitrine où ils sont placés, et aboutissent à une soupape particulière à chaque réservoir : cette soupape étant ouverte, laisse passer le vent dans le tuyau de communication qui monte, comme on l’a déjà dit, par le gosier dans la bouche. Les leviers qui répondent aux doigts sont au nombre de sept, et leurs chaînes montent aussi perpendiculairement jusqu’aux épaules, et là se coudent pour s’insérer dans l’avant-bras jusqu’au coude, où elles se plient encore pour aller le long du bras jusqu’au poignet ; elles y sont terminées chacune par une charnière qui se joint à un tenon que forme le bout du levier contenu dans la main, imitant l’os que les Anatomistes appellent l’os du métacarpe, et qui, comme lui, forme une charnière avec l’os de la première phalange, de façon que la chaîne étant tirée, le doigt puisse se lever. Quatre de ces chaînes s’insèrent dans le bras droit, pour faire mouvoir les quatre doigts de cette main, et trois dans le bras gauche pour trois doigts, n’y ayant que trois trous qui répondent à cette main. Chaque bout de doigt est garni de peau, pour imiter la mollesse du doigt naturel, afin de pouvoir boucher le trou exactement. Les leviers du clavier qui répondent au mouvement de la bouche sont au nombre de quatre : les fils d’acier qui y sont attachés forment des renvois, pour parvenir dans le milieu du rocher en-dedans ; et là ils tiennent à des chaînes qui montent perpendiculairement et parallèlement à l’épine du dos dans le corps de la figure ; et qui passant par le cou, viennent dans la bouche s’attacher aux parties, qui font faire quatre différents mouvements aux lèvres intérieures : l’un fait ouvrir ces lèvres pour donner une plus grande issue au vent ; l’autre la diminue en les rapprochant ; le troisième les fait retirer en-arrière ; et le quatrième les fait avancer sur le bord du trou.

[…]

Il ne reste plus qu’à faire voir comment tous ces différents mouvements ont servi à produire l’effet qu’on s’est proposé dans cet automate, en les comparant avec ceux d’une personne vivante.

Est-il question de lui faire tirer du son de sa flûte, et de former le premier ton, qui est le ré d’en-bas ? On commence d’abord à disposer l’embouchure ; pour cet effet on place sur le cylindre une lame dessous le levier qui répond aux parties de la bouche, servant à augmenter l’ouverture que font les lèvres. Secondement, on place une lame sous le levier qui sert à faire reculer ces mêmes lèvres. Troisièmement, on place une lame sous le levier qui ouvre la soupape du réservoir du vent qui vient des petits soufflets qui ne sont point chargés. On place en dernier lieu une lame sous le levier qui fait mouvoir la languette pour donner le coup de langue ; de façon que ces lames venant à toucher dans le même temps les quatre leviers qui servent à produire les susdites opérations, la flûte sonnera le ré d’en-bas.

Par l’action du levier qui sert à augmenter l’ouverture des lèvres, on imite l’action de l’homme vivant, qui est obligé de l’augmenter dans les tons bas. Par le levier qui sert à faire reculer les lèvres, on imite l’action de l’homme, qui les éloigne du trou de la flûte en la tournant en-dehors. Par le levier qui donne le vent provenant des soufflets qui ne sont chargés que de leur simple panneau, on imite le vent faible, que l’homme donne alors, vent qui n’est pareillement poussé hors de son réservoir que par une légère compression des muscles de la poitrine. Par le levier qui sert à faire mouvoir la languette, en débouchant le trou que forment les lèvres pour laisser passer le vent, on imite le mouvement que fait aussi la langue de l’homme, en se retirant du trou pour donner passage au vent, et par ce moyen lui faire articuler une telle note. Il résultera donc de ces quatre opérations différentes, qu’en donnant un vent faible, et le faisant passer par une issue large dans toute la grandeur du trou de la flûte, son retour produira des vibrations lentes, qui seront obligées de se continuer dans toutes les particules du corps de la flûte, puisque tous les trous se trouveront bouchés, et par conséquent la flûte donnera un ton bas ; c’est ce qui se trouve confirmé par l’expérience ».

[…]

Combien de finesses dans tout ce détail ! Que de délicatesse dans toutes les parties de ce mécanisme ! Si cet article, au lieu d’être l’exposition d’une machine exécutée, était le projet d’une machine à faire, combien de gens ne le traiteraient-ils pas de chimère ? […] alors gardons-nous bien d’accuser cette machine d’être impossible […]. »

L’Encyclopédie, première édition.
Texte établi par Diderot et d’Alembert, 1751 (Tome 1, pages 448-451).

  • Document 2.
    Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.

Considérée comme l’une des œuvres fondatrices de la Science-fiction, L’Ève future raconte la création d’une femme artificielle, Hadaly, par l’ingénieur Edison. Ayant une dette de reconnaissance à l’égard de Lord Ewald, son ancien bienfaiteur acculé au suicide par un amour impossible, Edison lui propose de remplacer la très belle —mais avec peu d’esprit— Alicia Clary dont le jeune homme était amoureux, par cette « Andréide ». Réplique exacte de son modèle humain, elle se révélera spirituellement bien supérieure…

Lord Ewald, à cette révélation, considérant aussi l’effrayant physicien dans les yeux, parut se demander s’il avait bien entendu.

― Je vous affirme, reprit Edison, que ce métal qui marche, parle, répond et obéit, ne revêt personne, dans le sens ordinaire du mot.

Et comme lord Ewald continuait de le regarder en silence :

― Non, personne, reprit-il. Miss Hadaly n’est encore, extérieurement, qu’une entité magnéto-électrique. C’est un Être de limbes, une possibilité. Tout à l’heure, si vous le désirez, je vous dévoilerai les arcanes de sa magique nature. Mais, continua-t-il, en priant d’un geste lord Ewald de le suivre, voici quelque chose qui pourra mieux vous éclairer sur le sens des paroles que vous venez d’entendre.

Et, guidant le jeune homme à travers le labyrinthe, il l’amena vers la table d’ébène, où le rayon de lune avait brillé avant la visite de lord Ewald.

― Voulez-vous me dire quelle impression produit sur vous ce spectacle-ci ? ― demanda-t-il en montrant le pâle et sanglant bras féminin posé sur le coussin de soie violâtre.

Lord Ewald contempla, non sans un nouvel étonnement, l’inattendue relique humaine, qu’éclairaient, en ce moment, les lampes merveilleuses.

― Qu’est-ce donc ? dit-il.

― Regardez bien.

Le jeune homme souleva d’abord la main.

― Que signifie cela ? continua-t-il. Comment ! cette main… mais elle est tiède, encore !

― Ne trouvez-vous donc rien de plus extraordinaire dans ce bras ?

Après un instant d’examen, lord Ewald jeta une exclamation, tout à coup.

― Oh ! murmura-t-il, ceci, je l’avoue, est une aussi surprenante merveille que l’autre, et faite pour troubler les plus assurés ! Sans la blessure, je ne me fusse pas aperçu du chef-d’œuvre !

L’Anglais semblait comme fasciné ; il avait pris le bras et comparait avec sa propre main la main féminine.

― La lourdeur ! le modelé ! la carnation même !… continuait-il avec une vague stupeur.

― N’est-ce pas, en vérité, de la chair que je touche en ce moment ? La mienne en a tressailli, sur ma parole !

― Oh ! c’est mieux ! ― dit simplement Edison. La chair se fane et vieillit : ceci est un composé de substances exquises, élaborées par la chimie, de manière à confondre la suffisance de la « Nature ». ― (Et, entre nous, la Nature est une grande dame à laquelle je voudrais bien être présenté, car tout le monde en parle et personne ne l’a jamais vue !) ― Cette copie, disons-nous, de la Nature, ― pour me servir de ce mot empirique, ― enterrera l’original sans cesser de paraître vivante et jeune. Cela périra par un coup de tonnerre avant de vieillir. C’est de la chair artificielle, et je puis vous expliquer comment on la produit ; du reste, lisez Berthelot.

― Hein ? vous dites ?

― Je dis : c’est de la chair-artificielle, ― et je crois être le seul qui puisse en fabriquer d’aussi perfectionnée ! répéta l’électricien.

Lord Ewald, hors d’état d’exprimer le trouble où ces mots avaient jeté ses réflexions, examina de nouveau le bras irréel.

― Mais, demanda-t-il enfin, cette nacre fluide, ce lourd éclat charnel, cette vie intense !… Comment avez-vous réalisé le prodige de cette inquiétante illusion ?

― Oh ! ce côté de la question n’est rien ! répondit Edison en souriant. Tout simplement avec l’aide du Soleil.

― Du Soleil !… murmura lord Ewald.

― Oui. Le Soleil nous a laissé surprendre, en partie, le secret de ses vibrations !… dit Edison. Une fois la nuance de la blancheur dermale bien saisie, voici comment je l’ai reproduite, grâce à une disposition d’objectifs. Cette souple albumine solidifiée et dont l’élasticité est due à la pression hydraulique, je l’ai rendue sensible à une action photochromique très subtile. J’avais un admirable modèle. Quant au reste, l’humérus d’ivoire contient une moelle galvanique, en communion constante avec un réseau de fils d’induction enchevêtrés à la manière des nerfs et des veines, ce qui entretient le dégagement de calorique perpétuel qui vient de vous donner cette impression de tiédeur et de malléabilité. Si vous voulez savoir où sont disposés les éléments de ce réseau, comment ils s’alimentent pour ainsi dire d’eux-mêmes, et de quelle manière le fluide statique transforme sa commotion en chaleur presque animale, je puis vous en faire l’anatomie : ce n’est plus ici qu’une évidente question de main-d’œuvre. Ceci est le bras d’une Andréide de ma façon, mue pour la première fois par ce surprenant agent vital que nous appelons l’Électricité, qui lui donne, comme vous voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l’illusion de la Vie !

― Une Andréide ?

― Une Imitation-Humaine, si vous voulez. L’écueil désormais à éviter, c’est que le fac-similé ne surpasse, physiquement, le modèle. Vous rappelez-vous, mon cher lord, ces mécaniciens d’autrefois qui ont essayé de forger des simulacres humains ? ― Ah ! ah ! ah ! ― ah !…

Edison eut un rire de Cabire dans les forges d’Eleusis.

― Les infortunés, faute de moyens d’exécution suffisants, n’ont produit que des monstres dérisoires. Albert le Grand, Vaucanson, Maëlzel, Horner, etc., etc., furent, à peine, des fabricants d’épouvantails pour les oiseaux. Leurs automates sont dignes de figurer dans les plus hideux salons de cire, à titre d’objets de dégoût d’où ne sort qu’une forte odeur de bois, d’huile rance et de gutta-percha. Ces ouvrages, sycophantes informes, au lieu de donner à l’Homme le sentiment de sa puissance, ne peuvent que l’induire à baisser la tête devant le dieu Chaos. Rappelez-vous cet ensemble de mouvements saccadés et baroques, pareils à ceux des poupées de Nuremberg ! ― cette absurdité des lignes et du teint ! ces airs de devantures de perruquiers ! ce bruit de la clef du mécanisme ! cette sensation du vide ! Tout, enfin, dans ces abominables masques, horripile et fait honte. C’est du rire et de l’horreur amalgamés dans une solennité grotesque. L’on dirait de ces manitous des archipels australiens, de ces fétiches des peuplades de l’Afrique équatoriale : et ces mannequins ne sont qu’une caricature outrageante de notre espèce. Oui, telles furent les premières ébauches des Andréidiens.

Le visage d’Edison s’était contracté en parlant : son regard fixe semblait perdu en d’imaginaires ténèbres ; sa voix devenait brève, didactique et glaciale. 

― Mais aujourd’hui, reprit-il, le temps a passé !… La Science a multiplié ses découvertes ! Les conceptions métaphysiques se sont affinées. Les instruments de décalque, d’identité, sont devenus d’une précision parfaite. En sorte que les ressources dont l’Homme peut disposer en de nouvelles tentatives de ce genre sont autres ― oh ! tout autres ― que jadis ! Il nous est permis de RÉALISER, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes dont les devanciers n’eussent même jamais tenté l’idée, dont le seul énoncé les eût fait sourire douloureusement et crier à l’impossible ! ― Tenez, ne vous a-t-il pas été, tout à l’heure, difficile de sourire à l’aspect de Hadaly ? ― Cependant, ce n’est encore que du diamant brut, je vous assure. C’est le squelette d’une ombre attendant que l’Ombre soit ! La sensation que vient de vous causer un seul des membres d’un andréide féminin ne vous a point semblé, n’est-il pas vrai, tout à fait analogue à celle que vous eussiez ressentie au toucher d’un bras d’automate ? ― Une expérience encore : voulez-vous serrer cette main ? Qui sait ? elle vous le rendra peut-être.

Lord Ewald prit les doigts, qu’il serra légèrement.

Ô stupeur ! La main répondit à cette pression avec une affabilité si douce, si lointaine, que le jeune homme en songea qu’elle faisait, peut-être, partie d’un corps invisible. Avec une profonde inquiétude, il laissa retomber la chose de ténèbres.

― En vérité !… murmura-t-il.

― Eh bien, continua froidement Edison, tout ceci n’est rien encore ! Non ! rien ! (mais ce qui s’appelle rien ! vous dis-je) en comparaison de l’œuvre possible. ― Ah ! l’Œuvre possible ! Si vous saviez !  […]

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future, chapitre IV « Préliminaires d’un prodige », 1886.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur, 1909.
Texte consultable sur
Wikisource et téléchargeable au format PDF.
_

  • Document 3.
    Image extraite du film Metropolis de 
    Fritz Lang (1927). 

Obsédé par la création d’un « homme-machine », Rotwang, le savant fou de Metropolis met au point une androïde et lui donne les traits de la jeune Maria, une ouvrière pauvre et rebelle…

  • Document 4.
    Pierre-Marie Lledo
    *
    , « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.
    In : APM (collectif), Renaissance[s] : le plaisir d’entreprendre, Eyrolles, Paris 2015, pages
    174176.
    * Pierre-Marie Lledo est chef du département Neurosciences de l’Institut Pasteur.

Nous sommes actuellement les spectateurs de la naissance d’une nouvelle espèce (ou créature) qui, peu à peu, envahit, colonise nos espaces vitaux, nos lieux de travail jusqu’à nos espaces de loisir : je veux parler ici des machines androïdes, dites aussi humanoïdes.

Ces machines que nous créons à notre image seront-elles demain la nouvelle espèce venant poursuivre, depuis l’australopithèque, la lente transformation de l’humanité entamée il y 6 millions d’années ? Si tel est le cas, aimerions-nous vraiment qu’une machine puisse nous ressembler ? L’invention de ces outils humanoïdes, faits à notre image, n’est pas sans soulever de véritables questions éthiques et enjeux philosophiques. Ils en posent aussi en neurobiologie. En effet, l’un des problèmes cruciaux de la neurobiologie est de définir l’altérité (alter, « l’autre »). Cette altérité, base de la citoyenneté, de l’acceptation de la différence, de la solidarité, est aussi source de désir, de haine ou de violence. Nous découvrons ici l’un des premiers dilemmes que nous devons résoudre lorsqu’il s’agit de définir le monde des androïdes semblables à l’humain.

[…]

Le concept d’androïde ne peut être dissocié de celui d’anthropomorphisme ; c’est-à- dire la projection de l’image de l’être humain (de traits hominidés) sur un objet réel ou imaginaire. Le but ultime de ces machines est de pouvoir nous assister. Pour garantir cette fonction, ces machines doivent pouvoir satisfaire deux critères : d’abord nous comprendre, puis pouvoir accomplir à notre place toutes nos fonctions motrices, sensitives et cognitives pour nous porter assistance.

[…]

Autre question, celui du cerveau social, celui des neurones miroirs. Quand vous déjeunez avec quelqu’un et que vous plantez votre fourchette dans la viande, la personne qui est face à vous activera le même programme neuronal, même si elle n’est pas en train de savourer son déjeuner. Elle est dans l’imitation, certains diront même dans l’empathie. L’existence de ce pouvoir imitateur pose la question vis-à-vis de notre androïde. Avons-nous la même sensation et la même empathie avec un androïde ?

Puisque nous sommes placés sous le signe de la Renaissance, il nous faut rendre ici hommage à la première machine androïde construite par Léonard de Vinci. Ce génie avait conçu un chevalier qui ressemblait à un être humain que l’on pouvait placer sur un cheval.

Après la Renaissance est venu le monde des automates. Ce sera le temps de la philosophie réductionniste, mécanique et matérialiste, illustrée par la fameuse machine de Vaucanson. À cette époque, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, on verra ces automates mimer des comportements humains comme jouer de la flûte ou du tambour. Pourtant, il ne faut pas confondre les automates capables de reproduire des gestes, automatiquement, avec les robots qui reproduisent des gestes mais avec autonomie et un certain degré de liberté, dans la mesure où ils sont capables de s’adapter à leur environnement.

La dernière étape dans cette série de transformations sera celle de l’apparition de la machine androïde ou humanoïde. […] Pour augmenter la production, on remplacera les humains sur des chaînes de montage par des robots, mais très vite les robots capables de s’adapter à leur environnement vont s’effacer devant des machines qui deviennent encore plus performantes car inspirées des règles du monde biologique.

Il n’y a pas que les êtres humains qui peuvent bénéficier des prouesses technologiques. La bio-inspiration, c’est aussi l’affaire de robots qui reçoivent des neurones issus de cerveaux de rongeurs. Aujourd’hui, la synthèse de la biologie et de la robotique constitue une piste sérieuse pour améliorer nos conditions de vie. C’est ce qu’on appelle les robots hybrides. […] Il existe ainsi un robot fonctionnant avec un véritable petit cerveau biologique. Ses neurones sont capables d’apprendre des comportements relativement simples, comme ceux qui permettent d’éviter un obstacle. Ce robot a été mis au point à l’université de Reading en Grande-Bretagne par l’équipe de Kevin Warwick. Dénommé Gordon, ce robot possède un cerveau biologique formé de cellules nerveuses prélevées chez un rat. Après biopsie, les cellules nerveuses ont été dissociées puis disposées sur un substrat comportant une soixantaine d’électrodes. En quelques heures, les cellules nerveuses établissent de nouveaux contacts entre elles, et en vingt-quatre heures, un réseau complexe de circuits nerveux s’est formé in vitro. Sept jours après avoir été maintenu de façon artificielle dans cet environnement, les neurones déchargent des impulsions électriques spontanées identiques à celles que l’on observe naturellement dans un cerveau éveillé, en quête d’informations.


Pour aller plus loin…

  • Libre adaptation d’un roman de Philip K.Dick (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? 1966), le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott est considéré à juste titre comme une magistrale réflexion sur les rapports entre humains et androïdes. L’inoubliable scène finale met en scène Roy Batty, un réplicant, face à Rick Deckard, chargé d’exterminer les androïdes qui s’infiltrent sur terre. Toute la scène amène à penser la conscience d’un point de vue non humain. En réinvestissant la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le film fait de l’homme-machine la projection démiurgique de l’homme et amène à s’interroger sur la possible conscience d’un androïde.
  • Je vous conseille en outre, notamment pour l’écriture personnelle, de lire les premières pages (Introduction, consultable librement) du stimulant essai de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste (Éditions Plon, Paris 2016).
  • À consulter également :
    – Matthias Beaufils-Marquet, « Le Transhumanisme, nouvelle chimère du XXIème siècle ».
    – Bruno Jacomy, « Automates et hommes-machines, de la Renaissance à nos jours ». In : Jean-Pierre Changeux (sous la direction de), L’Homme artificiel, Collège de France, colloque annuel, éd. Odile Jacob, Paris 2006, page 27 et suivantes.
    – Daniel Ichbiah, Robots : genèse d’un peuple artificiel, Minerva 2005. Les premières pages, consacrées à l’histoire des robots, sont très utiles.
  • Sans doute vous rappelez-vous de la campagne Renault French Touch conçue par Publicis en 2014 : on y voyait l’acteur « Nicolas Carpentier et son double enfantin se donne[r] la réplique à jeu égal dans un échange fluide et subtil, pour démystifier le véhicule électrique en démontrant qu’il est simple de brancher sa Zoé et encore plus simple de passer à l’électrique » |source : Packshotmag|. Signe des temps, l’enfant a été remplacé par Pepper*, le robot humanoïde qui détecte les émotions…

* « Conçu en France par SoftBank Robotics, Pepper est la star internationale des robots avec plus de 10 000 exemplaires vendus aux entreprises, une véritable référence de la French Tech ». |source|

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Entraînement BTS « Corps naturel, corps artificiel » Synthèse + écriture personnelle

 


Sujet inéditCorps humain et corps « déshumain » :
entre identité et altérité


Niveau de difficulté des exercices :  moyen à difficile 

Support de cours et présentation du corpus

H

éphaïstos, alias Vulcain façonnant des servantes d’or en tout point semblables à des êtres vivants ; Talos, le gigantesque robot d’airain gardien de la Crète pour le compte du roi Minos, se chauffant à rouge pour étouffer les envahisseurs ; Galatée sortant des mains de Pygmalion lui insufflant la vie… L’homme a toujours rêvé de construire des machines à son image : la mythologie de l’imaginaire abonde ainsi en corps artificiels et autres Golems, depuis les mythes et légendes les plus reculés jusqu’à la littérature fantastique ou le cinéma de science-fiction. Mais cette part de rêve — ou de cauchemar — est devenue insensiblement réalité, notre réalité.

Le monde de la science a en effet largement supplanté l’imaginaire des contes. Depuis la fin du vingtième siècle avec le déploiement de l’ingénierie génomique, Il ne fait guère de doute désormais que l’abolition de la frontière entre vivant et artificiel ouvrira la voie au remplacement du corps naturel. À la frontière du tranhumanisme, cette décorporéisation du corps est en fait étroitement associée à une quête pour l’homme de son corps utopique. Marionnettes, automates, androïdes, avatars, robots humanoïdes, cyborgs… Toutes ces figures d’altérité et de contradiction n’ont cessé de hanter l’être humain, comme si la vie artificielle* constituait l’aveu frappant de sa finitude.

Quête d’une illusion absolue, déni du déterminisme physiologique, recherche d’une nouvelle identité… Que l’on songe à la créature de Frankenstein douée d’émotions, aux androïdes de Philip K. Dick indifférenciés des humains ou aux cyborgs réparés et augmentés de RoboCop… Mais derrière la chair numérique des androïdes, se cache l’humaine volonté d’engendrer un organisme vivant, ayant pour vocation à devenir un double protecteur, éprouvant des émotions, de la compassion, des sentiments, la capacité de penser. C’est dans cette infinie transcendance du corps artificiel que l’homme s’éprouve lui-même et fait désormais l’expérience de sa propre altérité.

Si Pinocchio rêvait de remplacer son corps en bois par le corps d’un vrai petit garçon, l’homme du troisième millénaire ne rêve que de transgresser la frontière de son propre corps : prisonnier de ses avatars surnaturels, pourra-t-il se réapproprier un corps qui lui échappe toujours davantage ? Des premiers automates (doc. 1) aux corps sans limite des cyborgs de l’ère postmoderne (doc. 4) en passant par la belle « Andréide » imaginée par Villiers de L’Isle-Adam (doc. 2) ou l’être humain-machine du Metropolis de Fritz Lang (doc. 3)le présent corpus amène ainsi à s’interroger sur les rapports toujours plus complexes entre les systèmes naturels vivants et la vie artificielle*.

© septembre 2017, Bruno Rigolt

* Concernant une définition de la vie artificielle, on a coutume de se référer au texte fondateur de Christopher Langton, « Artificial Life » (Addison-Wesley, 1988) : « Artificial Life is the study of man-made systems that exhibit behaviors characteristic of natural living systems. It complements the traditional biological sciences concerned with the analysis of living organisms by attempting to synthesize life-like behaviors within computers and other artificial media. […] Artificial Life can contribute to theoretical biology by locating life-as-we-know-it within the larger picture of life as-it-could-be ». |Texte complet en Américain|
« La Vie Artificielle est l’étude des systèmes conçus par l’homme qui présentent des comportements caractéristiques des systèmes vivants naturels. Elle complète l’approche traditionnelle de la biologie, dont le mode de fonctionnement est l’analyse des organismes vivants, en essayant de synthétiser des comportements dits vivants sur ordinateur et sur d’autres supports artificiels. […] La Vie Artificielle peut contribuer à la biologie théorique en plaçant la vie telle que nous la connaissons dans le contexte plus vaste de la vie telle qu’elle pourrait être ».

-Villiers de L’Isle-Adam

Corpus

  1. Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
  2. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
  3. Image tirée du film Metropolis de Fritz Lang, 1927.
  4. Pierre-Marie Lledo, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.

Synthèse |40 points|  Pour accéder au corrigé, cliquez ici.

Vous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents contenus dans le présent corpus.

Écriture personnelle |20 points| 

  • Sujet 1 : Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ? Corrigé
  • Sujet 2 : le corps artificiel est-il l’ennemi du corps naturel ?

Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

  • Document 1.
    Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.

S. m. (Mécanique) automate ayant figure humaine et qui, par le moyen de certains ressorts, etc. bien disposés, agit et fait d’autres fonctions extérieurement semblables à celles de l’homme. Voyez AUTOMATE. Ce mot est composé du Grec ἀνὴρ, génitif ἀνδρός, homme, et de εἶδος, forme.

Albert le Grand avait, dit-on, fait un androïde. Nous en avons vu un à Paris en 1738, dans le Flûteur automate de M. Vaucanson, aujourd’hui de l’académie royale des Sciences.

L’auteur publia cette année 1738, un mémoire approuvé avec éloge par la même Académie : il y fait la description de son Flûteur, que tout Paris a été voir en foule. Nous insérerons ici la plus grande partie de ce Mémoire, qui nous a paru digne d’être conservé.

« […] À la face antérieure du bâti à gauche, est un autre mouvement qui, à la faveur de son rouage, fait tourner un cylindre de deux pieds et demi de long sur soixante-quatre pouces de circonférence. Ce cylindre est divisé en quinze parties égales d’un pouce et demi de distance. A la face postérieure et supérieure du bâti est un clavier traînant sur ce cylindre, composé de quinze leviers très-mobiles, dont les extrémités du côté du dedans sont armées d’un petit bec d’acier, qui répond à chaque division du cylindre. À l’autre extrémité de ces leviers sont attachés des fils et chaînes d’acier, qui répondent aux différents réservoirs de vent, aux doigts, aux lèvres et à la langue de la figure. Ceux qui répondent aux différents réservoirs de vent sont au nombre de trois, et leurs chaînes montent perpendiculairement derrière le dos de la figure jusque dans la poitrine où ils sont placés, et aboutissent à une soupape particulière à chaque réservoir : cette soupape étant ouverte, laisse passer le vent dans le tuyau de communication qui monte, comme on l’a déjà dit, par le gosier dans la bouche. Les leviers qui répondent aux doigts sont au nombre de sept, et leurs chaînes montent aussi perpendiculairement jusqu’aux épaules, et là se coudent pour s’insérer dans l’avant-bras jusqu’au coude, où elles se plient encore pour aller le long du bras jusqu’au poignet ; elles y sont terminées chacune par une charnière qui se joint à un tenon que forme le bout du levier contenu dans la main, imitant l’os que les Anatomistes appellent l’os du métacarpe, et qui, comme lui, forme une charnière avec l’os de la première phalange, de façon que la chaîne étant tirée, le doigt puisse se lever. Quatre de ces chaînes s’insèrent dans le bras droit, pour faire mouvoir les quatre doigts de cette main, et trois dans le bras gauche pour trois doigts, n’y ayant que trois trous qui répondent à cette main. Chaque bout de doigt est garni de peau, pour imiter la mollesse du doigt naturel, afin de pouvoir boucher le trou exactement. Les leviers du clavier qui répondent au mouvement de la bouche sont au nombre de quatre : les fils d’acier qui y sont attachés forment des renvois, pour parvenir dans le milieu du rocher en-dedans ; et là ils tiennent à des chaînes qui montent perpendiculairement et parallèlement à l’épine du dos dans le corps de la figure ; et qui passant par le cou, viennent dans la bouche s’attacher aux parties, qui font faire quatre différents mouvements aux lèvres intérieures : l’un fait ouvrir ces lèvres pour donner une plus grande issue au vent ; l’autre la diminue en les rapprochant ; le troisième les fait retirer en-arrière ; et le quatrième les fait avancer sur le bord du trou.

[…]

Il ne reste plus qu’à faire voir comment tous ces différents mouvements ont servi à produire l’effet qu’on s’est proposé dans cet automate, en les comparant avec ceux d’une personne vivante.

Est-il question de lui faire tirer du son de sa flûte, et de former le premier ton, qui est le ré d’en-bas ? On commence d’abord à disposer l’embouchure ; pour cet effet on place sur le cylindre une lame dessous le levier qui répond aux parties de la bouche, servant à augmenter l’ouverture que font les lèvres. Secondement, on place une lame sous le levier qui sert à faire reculer ces mêmes lèvres. Troisièmement, on place une lame sous le levier qui ouvre la soupape du réservoir du vent qui vient des petits soufflets qui ne sont point chargés. On place en dernier lieu une lame sous le levier qui fait mouvoir la languette pour donner le coup de langue ; de façon que ces lames venant à toucher dans le même temps les quatre leviers qui servent à produire les susdites opérations, la flûte sonnera le ré d’en-bas.

Par l’action du levier qui sert à augmenter l’ouverture des lèvres, on imite l’action de l’homme vivant, qui est obligé de l’augmenter dans les tons bas. Par le levier qui sert à faire reculer les lèvres, on imite l’action de l’homme, qui les éloigne du trou de la flûte en la tournant en-dehors. Par le levier qui donne le vent provenant des soufflets qui ne sont chargés que de leur simple panneau, on imite le vent faible, que l’homme donne alors, vent qui n’est pareillement poussé hors de son réservoir que par une légère compression des muscles de la poitrine. Par le levier qui sert à faire mouvoir la languette, en débouchant le trou que forment les lèvres pour laisser passer le vent, on imite le mouvement que fait aussi la langue de l’homme, en se retirant du trou pour donner passage au vent, et par ce moyen lui faire articuler une telle note. Il résultera donc de ces quatre opérations différentes, qu’en donnant un vent faible, et le faisant passer par une issue large dans toute la grandeur du trou de la flûte, son retour produira des vibrations lentes, qui seront obligées de se continuer dans toutes les particules du corps de la flûte, puisque tous les trous se trouveront bouchés, et par conséquent la flûte donnera un ton bas ; c’est ce qui se trouve confirmé par l’expérience ».

[…]

Combien de finesses dans tout ce détail ! Que de délicatesse dans toutes les parties de ce mécanisme ! Si cet article, au lieu d’être l’exposition d’une machine exécutée, était le projet d’une machine à faire, combien de gens ne le traiteraient-ils pas de chimère ? […] alors gardons-nous bien d’accuser cette machine d’être impossible […]. »

L’Encyclopédie, première édition.
Texte établi par Diderot et d’Alembert, 1751 (Tome 1, pages 448-451).

  • Document 2.
    Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.

Considérée comme l’une des œuvres fondatrices de la Science-fiction, L’Ève future raconte la création d’une femme artificielle, Hadaly, par l’ingénieur Edison. Ayant une dette de reconnaissance à l’égard de Lord Ewald, son ancien bienfaiteur acculé au suicide par un amour impossible, Edison lui propose de remplacer la très belle —mais avec peu d’esprit— Alicia Clary dont le jeune homme était amoureux, par cette « Andréide ». Réplique exacte de son modèle humain, elle se révélera spirituellement bien supérieure…

Lord Ewald, à cette révélation, considérant aussi l’effrayant physicien dans les yeux, parut se demander s’il avait bien entendu.

― Je vous affirme, reprit Edison, que ce métal qui marche, parle, répond et obéit, ne revêt personne, dans le sens ordinaire du mot.

Et comme lord Ewald continuait de le regarder en silence :

― Non, personne, reprit-il. Miss Hadaly n’est encore, extérieurement, qu’une entité magnéto-électrique. C’est un Être de limbes, une possibilité. Tout à l’heure, si vous le désirez, je vous dévoilerai les arcanes de sa magique nature. Mais, continua-t-il, en priant d’un geste lord Ewald de le suivre, voici quelque chose qui pourra mieux vous éclairer sur le sens des paroles que vous venez d’entendre.

Et, guidant le jeune homme à travers le labyrinthe, il l’amena vers la table d’ébène, où le rayon de lune avait brillé avant la visite de lord Ewald.

― Voulez-vous me dire quelle impression produit sur vous ce spectacle-ci ? ― demanda-t-il en montrant le pâle et sanglant bras féminin posé sur le coussin de soie violâtre.

Lord Ewald contempla, non sans un nouvel étonnement, l’inattendue relique humaine, qu’éclairaient, en ce moment, les lampes merveilleuses.

― Qu’est-ce donc ? dit-il.

― Regardez bien.

Le jeune homme souleva d’abord la main.

― Que signifie cela ? continua-t-il. Comment ! cette main… mais elle est tiède, encore !

― Ne trouvez-vous donc rien de plus extraordinaire dans ce bras ?

Après un instant d’examen, lord Ewald jeta une exclamation, tout à coup.

― Oh ! murmura-t-il, ceci, je l’avoue, est une aussi surprenante merveille que l’autre, et faite pour troubler les plus assurés ! Sans la blessure, je ne me fusse pas aperçu du chef-d’œuvre !

L’Anglais semblait comme fasciné ; il avait pris le bras et comparait avec sa propre main la main féminine.

― La lourdeur ! le modelé ! la carnation même !… continuait-il avec une vague stupeur.

― N’est-ce pas, en vérité, de la chair que je touche en ce moment ? La mienne en a tressailli, sur ma parole !

― Oh ! c’est mieux ! ― dit simplement Edison. La chair se fane et vieillit : ceci est un composé de substances exquises, élaborées par la chimie, de manière à confondre la suffisance de la « Nature ». ― (Et, entre nous, la Nature est une grande dame à laquelle je voudrais bien être présenté, car tout le monde en parle et personne ne l’a jamais vue !) ― Cette copie, disons-nous, de la Nature, ― pour me servir de ce mot empirique, ― enterrera l’original sans cesser de paraître vivante et jeune. Cela périra par un coup de tonnerre avant de vieillir. C’est de la chair artificielle, et je puis vous expliquer comment on la produit ; du reste, lisez Berthelot.

― Hein ? vous dites ?

― Je dis : c’est de la chair-artificielle, ― et je crois être le seul qui puisse en fabriquer d’aussi perfectionnée ! répéta l’électricien.

Lord Ewald, hors d’état d’exprimer le trouble où ces mots avaient jeté ses réflexions, examina de nouveau le bras irréel.

― Mais, demanda-t-il enfin, cette nacre fluide, ce lourd éclat charnel, cette vie intense !… Comment avez-vous réalisé le prodige de cette inquiétante illusion ?

― Oh ! ce côté de la question n’est rien ! répondit Edison en souriant. Tout simplement avec l’aide du Soleil.

― Du Soleil !… murmura lord Ewald.

― Oui. Le Soleil nous a laissé surprendre, en partie, le secret de ses vibrations !… dit Edison. Une fois la nuance de la blancheur dermale bien saisie, voici comment je l’ai reproduite, grâce à une disposition d’objectifs. Cette souple albumine solidifiée et dont l’élasticité est due à la pression hydraulique, je l’ai rendue sensible à une action photochromique très subtile. J’avais un admirable modèle. Quant au reste, l’humérus d’ivoire contient une moelle galvanique, en communion constante avec un réseau de fils d’induction enchevêtrés à la manière des nerfs et des veines, ce qui entretient le dégagement de calorique perpétuel qui vient de vous donner cette impression de tiédeur et de malléabilité. Si vous voulez savoir où sont disposés les éléments de ce réseau, comment ils s’alimentent pour ainsi dire d’eux-mêmes, et de quelle manière le fluide statique transforme sa commotion en chaleur presque animale, je puis vous en faire l’anatomie : ce n’est plus ici qu’une évidente question de main-d’œuvre. Ceci est le bras d’une Andréide de ma façon, mue pour la première fois par ce surprenant agent vital que nous appelons l’Électricité, qui lui donne, comme vous voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l’illusion de la Vie !

― Une Andréide ?

― Une Imitation-Humaine, si vous voulez. L’écueil désormais à éviter, c’est que le fac-similé ne surpasse, physiquement, le modèle. Vous rappelez-vous, mon cher lord, ces mécaniciens d’autrefois qui ont essayé de forger des simulacres humains ? ― Ah ! ah ! ah ! ― ah !…

Edison eut un rire de Cabire dans les forges d’Eleusis.

― Les infortunés, faute de moyens d’exécution suffisants, n’ont produit que des monstres dérisoires. Albert le Grand, Vaucanson, Maëlzel, Horner, etc., etc., furent, à peine, des fabricants d’épouvantails pour les oiseaux. Leurs automates sont dignes de figurer dans les plus hideux salons de cire, à titre d’objets de dégoût d’où ne sort qu’une forte odeur de bois, d’huile rance et de gutta-percha. Ces ouvrages, sycophantes informes, au lieu de donner à l’Homme le sentiment de sa puissance, ne peuvent que l’induire à baisser la tête devant le dieu Chaos. Rappelez-vous cet ensemble de mouvements saccadés et baroques, pareils à ceux des poupées de Nuremberg ! ― cette absurdité des lignes et du teint ! ces airs de devantures de perruquiers ! ce bruit de la clef du mécanisme ! cette sensation du vide ! Tout, enfin, dans ces abominables masques, horripile et fait honte. C’est du rire et de l’horreur amalgamés dans une solennité grotesque. L’on dirait de ces manitous des archipels australiens, de ces fétiches des peuplades de l’Afrique équatoriale : et ces mannequins ne sont qu’une caricature outrageante de notre espèce. Oui, telles furent les premières ébauches des Andréidiens.

Le visage d’Edison s’était contracté en parlant : son regard fixe semblait perdu en d’imaginaires ténèbres ; sa voix devenait brève, didactique et glaciale. 

― Mais aujourd’hui, reprit-il, le temps a passé !… La Science a multiplié ses découvertes ! Les conceptions métaphysiques se sont affinées. Les instruments de décalque, d’identité, sont devenus d’une précision parfaite. En sorte que les ressources dont l’Homme peut disposer en de nouvelles tentatives de ce genre sont autres ― oh ! tout autres ― que jadis ! Il nous est permis de RÉALISER, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes dont les devanciers n’eussent même jamais tenté l’idée, dont le seul énoncé les eût fait sourire douloureusement et crier à l’impossible ! ― Tenez, ne vous a-t-il pas été, tout à l’heure, difficile de sourire à l’aspect de Hadaly ? ― Cependant, ce n’est encore que du diamant brut, je vous assure. C’est le squelette d’une ombre attendant que l’Ombre soit ! La sensation que vient de vous causer un seul des membres d’un andréide féminin ne vous a point semblé, n’est-il pas vrai, tout à fait analogue à celle que vous eussiez ressentie au toucher d’un bras d’automate ? ― Une expérience encore : voulez-vous serrer cette main ? Qui sait ? elle vous le rendra peut-être.

Lord Ewald prit les doigts, qu’il serra légèrement.

Ô stupeur ! La main répondit à cette pression avec une affabilité si douce, si lointaine, que le jeune homme en songea qu’elle faisait, peut-être, partie d’un corps invisible. Avec une profonde inquiétude, il laissa retomber la chose de ténèbres.

― En vérité !… murmura-t-il.

― Eh bien, continua froidement Edison, tout ceci n’est rien encore ! Non ! rien ! (mais ce qui s’appelle rien ! vous dis-je) en comparaison de l’œuvre possible. ― Ah ! l’Œuvre possible ! Si vous saviez !  […]

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future, chapitre IV « Préliminaires d’un prodige », 1886.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur, 1909.
Texte consultable sur
Wikisource et téléchargeable au format PDF.
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  • Document 3.
    Image extraite du film Metropolis de 
    Fritz Lang (1927). 

Obsédé par la création d’un « homme-machine », Rotwang, le savant fou de Metropolis met au point une androïde et lui donne les traits de la jeune Maria, une ouvrière pauvre et rebelle…

  • Document 4.
    Pierre-Marie Lledo
    *
    , « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.
    In : APM (collectif), Renaissance[s] : le plaisir d’entreprendre, Eyrolles, Paris 2015, pages
    174176.
    * Pierre-Marie Lledo est chef du département Neurosciences de l’Institut Pasteur.

Nous sommes actuellement les spectateurs de la naissance d’une nouvelle espèce (ou créature) qui, peu à peu, envahit, colonise nos espaces vitaux, nos lieux de travail jusqu’à nos espaces de loisir : je veux parler ici des machines androïdes, dites aussi humanoïdes.

Ces machines que nous créons à notre image seront-elles demain la nouvelle espèce venant poursuivre, depuis l’australopithèque, la lente transformation de l’humanité entamée il y 6 millions d’années ? Si tel est le cas, aimerions-nous vraiment qu’une machine puisse nous ressembler ? L’invention de ces outils humanoïdes, faits à notre image, n’est pas sans soulever de véritables questions éthiques et enjeux philosophiques. Ils en posent aussi en neurobiologie. En effet, l’un des problèmes cruciaux de la neurobiologie est de définir l’altérité (alter, « l’autre »). Cette altérité, base de la citoyenneté, de l’acceptation de la différence, de la solidarité, est aussi source de désir, de haine ou de violence. Nous découvrons ici l’un des premiers dilemmes que nous devons résoudre lorsqu’il s’agit de définir le monde des androïdes semblables à l’humain.

[…]

Le concept d’androïde ne peut être dissocié de celui d’anthropomorphisme ; c’est-à- dire la projection de l’image de l’être humain (de traits hominidés) sur un objet réel ou imaginaire. Le but ultime de ces machines est de pouvoir nous assister. Pour garantir cette fonction, ces machines doivent pouvoir satisfaire deux critères : d’abord nous comprendre, puis pouvoir accomplir à notre place toutes nos fonctions motrices, sensitives et cognitives pour nous porter assistance.

[…]

Autre question, celui du cerveau social, celui des neurones miroirs. Quand vous déjeunez avec quelqu’un et que vous plantez votre fourchette dans la viande, la personne qui est face à vous activera le même programme neuronal, même si elle n’est pas en train de savourer son déjeuner. Elle est dans l’imitation, certains diront même dans l’empathie. L’existence de ce pouvoir imitateur pose la question vis-à-vis de notre androïde. Avons-nous la même sensation et la même empathie avec un androïde ?

Puisque nous sommes placés sous le signe de la Renaissance, il nous faut rendre ici hommage à la première machine androïde construite par Léonard de Vinci. Ce génie avait conçu un chevalier qui ressemblait à un être humain que l’on pouvait placer sur un cheval.

Après la Renaissance est venu le monde des automates. Ce sera le temps de la philosophie réductionniste, mécanique et matérialiste, illustrée par la fameuse machine de Vaucanson. À cette époque, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, on verra ces automates mimer des comportements humains comme jouer de la flûte ou du tambour. Pourtant, il ne faut pas confondre les automates capables de reproduire des gestes, automatiquement, avec les robots qui reproduisent des gestes mais avec autonomie et un certain degré de liberté, dans la mesure où ils sont capables de s’adapter à leur environnement.

La dernière étape dans cette série de transformations sera celle de l’apparition de la machine androïde ou humanoïde. […] Pour augmenter la production, on remplacera les humains sur des chaînes de montage par des robots, mais très vite les robots capables de s’adapter à leur environnement vont s’effacer devant des machines qui deviennent encore plus performantes car inspirées des règles du monde biologique.

Il n’y a pas que les êtres humains qui peuvent bénéficier des prouesses technologiques. La bio-inspiration, c’est aussi l’affaire de robots qui reçoivent des neurones issus de cerveaux de rongeurs. Aujourd’hui, la synthèse de la biologie et de la robotique constitue une piste sérieuse pour améliorer nos conditions de vie. C’est ce qu’on appelle les robots hybrides. […] Il existe ainsi un robot fonctionnant avec un véritable petit cerveau biologique. Ses neurones sont capables d’apprendre des comportements relativement simples, comme ceux qui permettent d’éviter un obstacle. Ce robot a été mis au point à l’université de Reading en Grande-Bretagne par l’équipe de Kevin Warwick. Dénommé Gordon, ce robot possède un cerveau biologique formé de cellules nerveuses prélevées chez un rat. Après biopsie, les cellules nerveuses ont été dissociées puis disposées sur un substrat comportant une soixantaine d’électrodes. En quelques heures, les cellules nerveuses établissent de nouveaux contacts entre elles, et en vingt-quatre heures, un réseau complexe de circuits nerveux s’est formé in vitro. Sept jours après avoir été maintenu de façon artificielle dans cet environnement, les neurones déchargent des impulsions électriques spontanées identiques à celles que l’on observe naturellement dans un cerveau éveillé, en quête d’informations.

Pour aller plus loin…

  • Libre adaptation d’un roman de Philip K.Dick (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? 1966), le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott est considéré à juste titre comme une magistrale réflexion sur les rapports entre humains et androïdes. L’inoubliable scène finale met en scène Roy Batty, un réplicant, face à Rick Deckard, chargé d’exterminer les androïdes qui s’infiltrent sur terre. Toute la scène amène à penser la conscience d’un point de vue non humain. En réinvestissant la célèbre dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le film fait de l’homme-machine la projection démiurgique de l’homme et amène à s’interroger sur la possible conscience d’un androïde.
  • Je vous conseille en outre, notamment pour l’écriture personnelle, de lire les premières pages (Introduction, consultable librement) du stimulant essai de Luc Ferry, La Révolution transhumaniste (Éditions Plon, Paris 2016).
  • À consulter également :
    – Matthias Beaufils-Marquet, « Le Transhumanisme, nouvelle chimère du XXIème siècle ».
    – Bruno Jacomy, « Automates et hommes-machines, de la Renaissance à nos jours ». In : Jean-Pierre Changeux (sous la direction de), L’Homme artificiel, Collège de France, colloque annuel, éd. Odile Jacob, Paris 2006, page 27 et suivantes.
    – Daniel Ichbiah, Robots : genèse d’un peuple artificiel, Minerva 2005. Les premières pages, consacrées à l’histoire des robots, sont très utiles.
  • Sans doute vous rappelez-vous de la campagne Renault French Touch conçue par Publicis en 2014 : on y voyait l’acteur « Nicolas Carpentier et son double enfantin se donne[r] la réplique à jeu égal dans un échange fluide et subtil, pour démystifier le véhicule électrique en démontrant qu’il est simple de brancher sa Zoé et encore plus simple de passer à l’électrique » |source : Packshotmag|. Signe des temps, l’enfant a été remplacé par Pepper*, le robot humanoïde qui détecte les émotions…

* « Conçu en France par SoftBank Robotics, Pepper est la star internationale des robots avec plus de 10 000 exemplaires vendus aux entreprises, une véritable référence de la French Tech ». |source|

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BTS 2018-2019 Corps naturel, corps artificiel. Séance introductive : présentation du thème – pistes de réflexion – travaux dirigés

 

« Corps naturel, corps artificiel » : Thème concernant l’enseignement de « culture générale et expression » en deuxième année de section de technicien supérieur en vue des sessions 2018-2019.

Ouvrages conseillés :
> Corps naturel, corps artificiel. Anthologie. Flammarion 2017 (« Étonnants classiques »)
> Des nouvelles de mon corps : 9 nouvelles contemporaines sur le thème au programme. Flammarion 2017 (« Étonnants classiques »)

Corps naturel, corps artificiel

séance introductive

Maquette graphique : © septembre 2017, Bruno Rigolt
D’après René Magritte (1898-1967), « La tentative de l’impossible », 1928 (Huile sur toile).
© Adagp, Paris 2016 © Photothèque R. Magritte / Banque d’Images, Adagp, Paris, 2016 / Pro Litteris

« Le corps est l’une des données constitutives et évidentes de l’existence humaine : c’est dans et avec son corps que chacun de nous est né, vit, meurt ; c’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. »

Michela Marzano, La Philosophie du corps, PUF Paris 2007
« Que sais-je ? » n° 3777.

« Le corps, c’est l’existence réalisée, l’existence est une incarnation perpétuelle. Tout ce que je suis, je le suis comme situé, comme être au monde dont le corps est la manière d’être. Le corps est ainsi à la fois position et exposition. »

Geneviève Comeau (dir.), Le Corps. Coll. « Ce qu’en disent les religions »
Les éditions de l’atelier/ Éditions ouvrières, 2001 page 23.

« Ainsi chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine, ou d’un Automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. »

Leibniz, Monadologie, § 64
In : Leibniz, Discours de métaphysique, Essais de théodicée, Monadologie.
Flammarion, Paris 2008, page 814.
COTE CDI : 1 LEI

 

Le

nouveau thème proposé à l’examen du BTS invite à un questionnement majeur : comment penser le corps ? Comment l’appréhender, le représenter ? Quelle est notre relation au corps, envers nous-même, envers le corps d’autrui et envers les systèmes de normes, les imaginaires individuel et collectif qui régissent les sociétés ?

Le corps biologique, matériel que nous avons reçu à notre naissance, implique tout d’abord une détermination de l’homme par la nature : le corps humain est ainsi le support de l’individu « naturel », ou comme le dit le philosophe Aristote (384-322 av. J.-C.) une « substance », une réalité concrète, tangible en dehors de toute référence spirituelle, morale ou esthétique. 

Mais le corps se fait également l’écho des valeurs d’une époque : corps souffrant ou triomphant ; corps ridé, courbé, avachi ou au contraire juvénile, redressé, dynamique… Ainsi, les attitudes corporelles accompagnent, soulignent, amplifient les conduites sociales : le corps est inséparable d’un langage du corps ; le corps n’existe jamais seul mais en fonction des imaginaires et des stéréotypes socioculturels. Comme le disait Michel Foucault, « les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps »¹. Le corps renvoie donc systématiquement à autre chose qu’à lui-même : parler du corps, c’est parler d’un discours sur le corps.

Le marquage social des corps² exprime différents aspects d’une culture et des représentations du corps qu’elle implique : au-delà du corps, il y a la personne, c’est-à-dire des affects, des pulsions, des rapports de force. Le corps est ainsi le lieu où la pensée prend corps. Comme nous allons le voir, étudier le corps est donc une façon de penser l’individu et la société elle-même.

Le regard que l’on porte sur le corps, au-delà de l’apparence, pose la question de l’être et de l’humain, et de notre rapport au monde : étudier le corps est une façon de penser l’individu et la société elle-même.

Johann Heinrich Füssli, « Le cauchemar », huile sur toile (1781)
Detroit ( États-Unis d’Amérique), Detroit Institute of Arts

Autant d’aspects qui soulèvent tout d’abord la délicate question de savoir ce qu’est un « corps naturel ». Les définitions les plus communément admises font du corps la substance visible et tangible, « la partie matérielle d’un être animé, notamment de l’homme » (CNRTL) et pour être plus précis, l’« ensemble des parties matérielles constituant l’organisme, siège des fonctions physiologiques et, chez les êtres animés, siège de la vie animale » (Lamarck, Physiologie zoologique, 1809).

Comme il a été très justement dit, « le corps est ce par quoi nous sommes au monde, dès que nous sommes nés. Il est ce par quoi le monde nous est donné. C’est lui qui nous fait percevoir, voir, entendre, toucher, sentir. Sensations, sentiments, émotions dépendent de lui. Mais aussi toutes nos passions. Vivre n’est d’abord pour chacun de nous qu’assumer la condition charnelle d’un organisme ayant ses lois, ses besoins qui s’imposent à nous et réclament de nous les soins nécessaires à son maintien et son entretien »³.

C’est donc la nature qui est le lieu d’existence des corps. Et c’est à partir du corps que s’organise notre perception du monde sensible. Mais si le mot corps vient du Latin « corpus » qui dérive du vocable indo-européen kar (faire, fabriquer, créer), il dérive également du radical sanscrit karp qui signifie beauté. D’où ce « statut ambigu du corps humain » que Michela Marzano a bien mis en évidence :

En fait, le corps humain est tout d’abord un « objet matériel » et, en tant que tel, il s’inscrit dans le « devenir » et le « paraître » – d’où son caractère apparemment insaisissable d’un point de vue conceptuel ou encore le refus, de la part de certains, de le prendre en compte comme un sujet philosophiquement digne d’intérêt. Mais il est aussi l’ « objet que nous sommes » et, en tant que tel, il est le signe de notre humanité et de notre subjectivité − d’où l’intérêt de réfléchir sur celui-ci notamment lorsqu’on cherche à comprendre ce qu’est l’homme. C’est pourquoi soutenir que le corps est un objet, n’implique pas nécessairement qu’il soit une chose comme les autres, sauf à envisager, au moins mentalement, la possibilité de s’affranchir de lui. Mais peut-on réellement mettre le corps à distance ?

Michela Marzano, La Philosophie du corps, PUF Paris 2007
« Que sais-je ? » n° 3777 |permalien|

Comment en effet « mettre le corps à distance » ?  Le corps est d’abord l’organique, la chair, « l’enveloppe de l’âme », mais aussi le prisme par lequel le moi observe le monde, l’intermédiaire entre l’intériorité du moi et l’extériorité du monde. Le corps est ainsi la conscience que l’homme a de lui-même : c’est par le corps que l’homme s’engage dans des rapports pratiques avec le monde extérieur. Il est ce qui nous protège, nous différencie, nous singularise des autres, autrement dit, « le medium fondamental de notre relation au monde ». 

Le corps et l’âme

René Descartes


« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. »

Sixième Méditation

Méditations Métaphysiques (1641)

Considéré dans son rapport avec l’âme et l’esprit, le corps est la réalité matérielle et concrète de toute vie : « Nous sentons notre corps, nous le sentons par toutes sortes de procédés, nous sentons la peau, nous sentons la chaleur du corps, nous sentons les organes intérieurs et cet ensemble de sensations se rapportant à notre corps nous donne la personnalité. Les caractères de la personnalité, unité, identité, distinction, viennent des caractères du corps ».

Ces propos éclairants de Pierre Janet nous rappellent combien notre relation au corps semble déterminée par des mécanismes complexes : il y a à la fois une nature du corps, soumise aux lois du règne animal, et une culture du corps, propre à l’être humain, et qui relève de l’artifice


Michel Foucault, « L’utopie du corps »

« Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que la vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’est contre lui et comme pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel […] ».

Michel Foucault, L’utopie du corps (Conférence radiophonique, 1966)  

  1. Michel Foucault, Entretien avec L. Finas, La Quinzaine littéraire, n°247, 1er-15 janvier 1977, pages 4-6.
  2. « Marquage social du corps » : sur cette notion, voyez cette page.
  3. France Farago, Étienne Akamatsu, Gilbert Guislain, Le Corps – Prépas commerciales 2017-2018 : Tout en fiches, « introduction », Dunod Paris 2017, pages 11-12.
  4. « Notre corps est […] l’enveloppe de l’âme, qui de son côté, en est la gardienne et la protectrice ». Lucrèce, De natura rerum, cité par Jean Brun : Épicure et les épicuriens, textes choisis, PUF Paris 2010, page 100.
  5. Voir en particulier : Denis Cerclet, « Au cœur de la relation moi-autrui-le monde, le geste », Rhuthmos, 15 mars 2015.
  6. Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité, éd. Chahine Paris 1929, L’Harmattan Paris 2005 pour la présenté édition page 21.

Le corps comme vecteur socioculturel
_
C’est

au sociologue et anthropologue français, Marcel Mauss, considéré comme le père de l’ethnologie française, que l’on doit dès 1934 la notion de « techniques du corps », entendues comme « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps ». Marcel Mauss a particulièrement insisté sur les représentations symboliques, culturelles et sociales du corps, ouvrant la voie à de nombreuses recherches anthropologiques et sociologiques. 

À ce titre, même dans les cultures dites primitives, le corps naturel est en fait une déformation, une sublimation de la nature : en témoigne par exemple l’art corporel, étroitement lié aux relations sociales, aux codes symboliques : parures, postures, rituels font ainsi l’objet d’une véritable « mise en scène » du corps : à travers lui, l’homme cherche à se retrouver lui-même, il ne se contente pas de rester lui-même tel qu’il est. 

Roland Barthes faisait remarquer très justement combien « le corps humain n ‘est pas un objet éternel, inscrit de toute éternité dans la nature ; c’est un corps qui a été vraiment saisi et façonné par l’histoire, par les sociétés, par les régimes, par les idéologies, et par conséquent nous sommes absolument fondés à nous interroger sur ce qu’est notre corps à nous, hommes modernes et hommes particulièrement socialisés et sociaux ».

Ces propos pourraient tout à fait s’appliquer à la façon dont les modes vestimentaires, et leur système complexe de signes et de significations morphologiques, ont transformé le rapport au corps. Le corps humain est ainsi porteur d’une utopie fondamentale : pour l’homme, transformer son corps, c’est vaincre la mort, c’est passer de sa nature finie à l’infini, c’est une façon d’échapper à l’état de nature, de triompher du corps naturel, primitif par la puissance de l’artifice.

 Le photographe allemand Hans Silvester a effectué pendant six ans un reportage militant auprès des peuples de la vallée de l’Omo en Éthiopie.
© Hans Silvester |source|
 Le Body painting ou peinture corporelle a développé un langage du corps véhiculant tout un ensemble de signes codés.
International Body Festival 2012 (Corée du Sud)
© Getty Images |source|
La mode emblématise le corps selon un système complexe de signes et de significations.
Défilé Haute couture John Galliano, été 2010

© John Galliano |source|

 

« Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable ; se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui […] ».

Michel Foucault, 1966 (op. cit.)

Comme nous le comprenons, le corps n’est pas indépendant d’une construction culturelle du corps  : la relation au corps dépend étroitement des processus de symbolisation, des systèmes de pensée et de morale : même le corps naturel est socialement construit par le subjectif, le social, le collectif. Il n’est que de songer à la manière de regarder un corps âgé ou handicapé.

Pierre Ancet, dans sa Phénoménologie des corps monstrueux (PUF 2006) a ainsi montré qu’ « en nous confrontant aux limites de notre tolérance, la grande difformité physique nous révèle nos craintes liées au corps mutilé, dégradé, non viable. Elle suscite des peurs irrationnelles de contamination et des fantasmes de métamorphose, mais aussi des angoisses rationnelles en touchant à la fragilité de l’organisme et au vécu intérieur du corps ».

Le corps naturel est donc malgré lui un corps en crise, une fatalité que l’homme doit assumer. Il est par ailleurs solidaire de tout un contexte culturel et de pratiques sociales déterminées. Si le corps âgé par exemple renvoie traditionnellement à la sagesse et au savoir, c’est uniquement à condition qu’il reste caché, qu’il ne se montre pas, au risque de provoquer la pitié, l’hilarité, voire la répulsion. 

Francisco de Goya, « Les vieilles » (ou « Le temps »), détail. Vers 1810-1812.
Lille, Palais des Beaux-Arts

La vieillesse, plus que jamais, devient marque d’incompréhension ou, au mieux, de désadaptation, glissant insensiblement vers l’absence d’emprise et d’efficacité. Les signes physiques aussi changent de sens. Non plus équivoques, révélateurs possibles de sagesse ou de profondeur, mais univoques, révélateurs de manque, de perte ou d’échec. Seuls triompheraient  les signes d’une jeunesse « continue », juvénilité toujours entretenue, toujours prolongée : la ride devenant l’ « aveu » d’un manque radical, indice d’impuissance et de « stérilité ».

Georges Vigarello, « Corps âgé, corps esthétisé, Réflexions historiques » (chapitre 7) in : La Peau. Enjeu de société (collectif), CNRS, page 120.

Comme le notaient remarquablement Florence Braunstein et Jean François Pépin, « Le corps ne se révèle pas seulement en tant que composante d’éléments organiques, mais aussi en tant que vecteur social, psychologique, culturel, religieux essentiel. Il est dans notre vie quotidienne, dans ses rapports de production ou d’échange, un moyen de communication, par l’usage d’un certain nombre de signes liés au langage, aux gestes, aux vêtements, aux institutions, aux perceptions que nous avons de la réalité »²

La réflexion sur le corps est à cet égard dépendante du regard que nous portons sur l’autre, sur le corps d’autrui : regard rempli de stéréotypes à l’égard de l’altérité. Comme le rappelait le grand historien français Jacques Le Goff (1924-2014), le corps est une construction idéologique³  dépendant des systèmes de civilisation.Les impérialismes coloniaux ont ainsi fait du corps de l’étranger, corps non normalisé, non socialisé, un corps suspect.

La Vénus Hottentote
entre Barnum et muséum

Claude Blanckaert


« Originaire du cap de Bonne-Espérance, la Vénus hottentote, de son vrai nom Sarah Baartman, fut présentée au public comme « le plus merveilleux phénomène de la nature » dès son arrivée à Londres en 1810. Affublée d’un fessier hors de proportion (stéatopygie), elle fut ainsi chosifiée comme « monstre » de son vivant. À partir de septembre 1814, elle défraya la chronique parisienne avant de mourir dans les derniers jours de l’année suivante. Son corps, entièrement moulé puis disséqué au Jardin des plantes, allait un temps rejoindre les collections d’anatomie comparée du Muséum national d’Histoire naturelle. Prise pour type de race « sauvage », la Vénus hottentote n’en perdit pas tout prestige. Ses représentations s’avérant toujours contemporaines de ses usages scientifiques et sociaux, elle parut indistinctement un sujet d’enquête toujours révisable au crible des connaissances et la victime idéale, sollicitée, d’un exorcisme de masse ».

Claude Blanckaert est directeur de recherche au CNRS (Centre Alexandre Koyré, Paris).

Claude Blanckaert (sous la dir.)
La Vénus hottentote : entre Barnum et Muséum, Paris
Muséum national d’Histoire naturelle, 2013

Source

Comme le remarquait très justement Jacques Saliba, « si la mise en perspective anthropologique accentue la pertinence du débat Nature/Culture, elle permet, aussi, d’interroger la définition univoque que la civilisation occidentale a conférée historiquement au corps et qu’elle a imposée, comme seuls regard et discours légitimes »Au début du XIXe siècle, l’exemple de Saartjie Baartman surnommée ironiquement  la « Vénus Hottentote » est tout à fait illustratif de cette idéologisation du corps par le système dominant : sans statut social, sans « culture », soumise à la sanction normalisatrice de la monstration médiatique et de l’exhibition, la Vénus Hottentote représente le passage de l’homme naturel à son animalisation par la société matérialiste : 

La Vénus Hottentote (1815)
gravure à l’eau-forte, coloriée,
BnF (Département Estampes et photographie)

Certains philosophes des Lumières, et particulièrement Rousseau avec son « homme naturel » ont suscité à cet égard de très riches réflexions sur la différence entre le corps sauvage et le corps social. Ce travail a notamment permis à Rousseau de développer l’utopie de l’homme dans son état de nature. Selon le philosophe, la culture amplifie les inégalités naturelles existant entre les hommes : la société civile est essentiellement un corps artificiel, dépendant d’un mécanisme de domination. Le « corps civilisé » est ainsi la manifestation d’un contrôle social sur le naturel : il est un refoulement du naturel qui prend la forme décisive d’une mainmise sur la nature et de la soumission du corps naturel au corps social, c’est-à-dire aux impératifs technologiques et à l’abstraction rationnelle de la société bourgeoise.

  1. Marcel Mauss, « Les techniques du corps ». Conférence prononcée devant la Société de Psychologie le 17 mai 1934, et publiée dans le Journal de Psychologie, vol. xxxii, no 3-4, 15 mars-15 avril 1936.
  2. Florence Braunstein, Jean François Pépin, La Place du corps dans la culture occidentale, PUF Paris 2015. |Google Livre|
  3. Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval, Gallimard, Paris 1985. Voir en particulier les pages 123 à 127.
  4. Jacques Saliba, « Le corps et les constructions symboliques », Socio-anthropologie, 5, 1999.
  5. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : « […] non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés, et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture. Or si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil, avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution ».
  6. Dans de nombreuses cultures africaines traditionnelles par exemple, le corps « se caractérise par une identité de substance avec le végétal, dans lequel vie et mort ne s’opposent pas. Ses processus se rapportent à l’être qu’il soutient, pas à sa nature propre ». Stéphane Breton, « Vous nous avez apporté le corps », Esprit, vol. juin, n°6, 2006, pages 45-62.

Y a-t-il un « esprit »

dans le corps ?


« De quelque côté que je me tourne, je constate que j’ai un corps. Il est complet, du moins me semble-t-il. Je cache les dents perdues, les cheveux blancs, la baisse de la vue et de l’ouïe, les plis du ventre, les veinules des jambes. J’ai un corps. Je le pince, il est là, se rappelle à l’occasion de douleurs, de fatigues ; il me procure de petites jouissances : esthétiques, sensuelles, gastronomiques. Il est là assurément, bien qu’il vieillisse, je le sais. Je sais aussi qu’il va mourir, c’est-à-dire ne plus être. Je n’y pense pas. Si parfois, avec acuité, avec la conviction du temps irrémédiablement passé. Il me semble que mes organes internes sont au complet et fonctionnent à peu près. […]

Je ressens donc mon corps et je le vois. Comme s’il y avait en moi une capacité de réflexion sur moi-même, sur cette enveloppe, cette structure de chair et d’os qui est moi. Puis-je me détacher de mon corps et me tenir à distance de lui tout en restant en lui ? Apparemment, oui. C’est cette étonnante situation qui, très tôt, a alimenté les réflexions des philosophes et des romanciers dès que notre espèce a su développer des langages et des écritures élaborés. Il nous a fallu entamer un long chemin pour cerner notre corps, le comprendre, l’analyser, le prévoir, de même qu’il nous a fallu un long chemin pour interpréter notre capacité de penser, lui donner forme puis sens. Cette capacité, on l’a nommée tantôt « esprit » tantôt « conscience » ou « âme ». Désormais, il nous a fallu apprendre à vivre cette dualité corps-esprit, ne sachant trop comment l’esprit pouvait dépendre du corps et le corps de l’esprit, constatant les métamorphoses de l’un et de l’autre, étonnés et parfois surpris de ces métamorphoses. »

Georges Vignaux
L’Aventure du corps, Pygmalion (département de Flammarion), Paris 2009, pages 8-9.

Le corps : objet de débats…

P

arce qu’il fait partie du monde physique, le « corps naturel » renvoie à l’idée de « déterminisme naturel » : quand nous parlons par exemple de « corps naturel », nous nous référons à une réalité physique qui n’est pas le produit d’une pratique humaine, et qui n’est donc pas « artificielle ».

Ainsi, un individu qui opérerait des modifications sur son corps naturel, notamment grâce aux biotechnologies¹,  transgresserait en quelque sorte les lois de la nature, et selon une perspective religieuse, le fatalisme et la volonté créatrice de Dieu. 

Ce déterminisme auquel le corps est assujetti sous-entend, notamment dans l’héritage platonicien* et chrétien, une séparation de l’âme et du corps : sensée élever l’âme, la beauté véritable est celle de l’esprit et de l’incorporel. Inversement, la laideur morale devient la marque de la corporéité. 

* Platon : le corps est la prison de l’âme

« SOCRATE. — […] Tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera embourbée dans cette corruption, jamais nous ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité. Car le corps nous oppose mille obstacles par la nécessité où nous sommes de l’entretenir, et avec cela les maladies qui surviennent troublent nos recherches. D’ailleurs, il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de mille imaginations et de toutes sortes de sottises, de manière qu’il n’y a rien de plus vrai que ce qu’on dit ordinairement : que le corps ne nous mène jamais à la sagesse. Car qui est-ce qui fait naître les guerres, les séditions et les combats ? Ce n’est que le corps avec toutes ses passions. […]  Il est donc démontré que si nous voulons savoir véritablement quelque chose, il faut que nous abandonnions le corps et que l’âme seule examine les objets qu’elle veut connaître. 

Platon, Phédon, 66b-66e (vers 383 av. J.-C.). Traduction Émile Chambry (1965).

Auguste Rodin (Paris 1840 − Meudon 1917), « La Pensée », c. 1893-1895 |Source : Musée Rodin|

Ainsi, la séparation de l’âme et du corps opérée par la perspective théologique ou métaphysique traditionnelle obéit à cette division : alors que le corps naturel relève du sensible, lui-même soumis au devenir, et renvoyant l’être humain à sa nature périssable, vouée à la décomposition et à la mort, le corps artificiel, en surnaturant le corps vivant, semble plus rassurant qu’un corps d’organes et de chair : grâce à lui, l’individu s’affranchit de la sélection naturelle, il subjectivise en quelque sorte le corps et ce faisant, redéfinit la logique du vivant. À ce titre, les manipulations génétiques, les hormones de croissance, les techniques in vitro qui se sont développées essentiellement à partir des années 80 ont considérablement modifié notre perception de l’identité corporelle. 

« La définition du corps humain n’est plus définitive : en pouvant agir sur le germen, et non plus seulement sur le soma, le patrimoine génétique, qui était jusque là l’héritage transmis par la famille, se trouve remis en cause par l’action de la science. En effet la définition était jusque là définitive au sens où le passé définissait le présent. Mais, avec les thérapies géniques, la définition est le résultat d’une modification germinale qui vient interrompre la continuité familiale en introduisant une discontinuité scientifique dans la transmission naturelle : la filiation sera d’autant plus symbolique que la référence au germen initial et non modifié ne sera plus possible dans la mesure où la fécondation produira un corps humain neuf. »

Bernard Andrieu*, Les Cultes du corps : éthique et science
L’Harmattan, coll. « Santé, Sociétés et Cultures », Paris 1994, page 20.

* Philosophe et professeur en Staps à l’Université Paris-Descartes, Bernard Andrieu (1959- ) s’est spécialisé dans l’histoire et l’épistémologie des pratiques corporelles. Ses travaux  portent essentiellement sur l’éthique du sport, notamment face aux possibilités d’utilisation et de manipulation des sciences modernes.

Jake & Dinos Chapman, « It was a Romantic Setting » (« C’était un cadre romantique »)
Bronze peint, 2008
Exposition « De la tête aux pieds : la figure humaine dans la collection Würth »
(exposition temporaire jusqu’au 7 janvier 2018), Erstein, Musée Würth France. Source de l’image : © BR, octobre 2017

|Source de l’image|

  1. Biotechnologie : application à un organisme vivant de principes scientifiques visant à créer un corps artificiel.

Du corps naturel au corps surnaturel : l’humain
dépossédé de lui-même ?

En

réduisant l’expérience de la nature à son interprétation technologique, le corps bio-artificiel postule l’idée même d’un dépassement de la nature animale de l’homme, d’une transcendance quasi prométhéenne du corps naturel. En revendiquant le corps surnaturel, l’homme s’engage ainsi dans le monde de l’interdit : le corps naturel devient même tabou et tout retour à l’état de nature prohibé. 

Denis Baron,  dans un essai stimulant consacré à la relation que l’homme entretient avec le corps, faisait justement remarquer combien notre culture avait progressivement associé le corps à la saleté, à la souillure, voire à la faute morale : en somme, le rejet du corps naturel s’apparentant à un rejet de tous les signes associant l’homme à l’animalité : « avec nos mines de dégoût envers nos sécrétions naturelles nous fermons notre nez au contact par l’odorat. L’odorat a fini par être un sens qu’il faut incommoder, minorer, réduire à l’idée d’un corps sans odeur et sans désir qui ne peut vivre en dehors des produits de beauté, des soins pour la peau, des artifices du maquillage dans une culture de l’image qui dématérialise de plus en plus le corps »¹.

À la fois instrument de conceptualisation et de domination, le corps virtuel est ainsi présenté comme un renoncement au corps physique, une prétention à l’absolu : la trilogie Matrix des frères Wachowski (1999 et 2003) met justement en scène des humains qui luttent contre l’intelligence artificielle. Tout l’intérêt du film est d’amener à une réflexion sur l’identité même de l’être humain et sur le corps naturel en tant qu’idéal éthique face à l’intelligence artificielle. Le cinéma de science-fiction a ainsi mis en avant l’idée selon laquelle le corps naturel n’est plus le primat de l’humain. 

« Le robot n’est plus une figure extérieure, voire une carapace, il est en nous-mêmes : nous abriterons peut-être un jour dans notre corps des robots qui travailleront à notre survie. Alors s’effaceront les catégories qui fondent notre identité d’êtres humains : l’intérieur et l’extérieur, le naturel et l’artificiel, le même et l’autre. »

Michel Faucheux
Les Quêtes chimériques. Mythes et symboles de l’Eldorado à l’amour éternel
J.-C. Lattès, Paris 2006 |Google-livre|

 

<– « Qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où allons-nous ? »
Exposition du Musée de l’Homme (Paris)

Nous pourrions à ce titre évoquer à ce titre le film Avalon, de Maanoru Oshii (2001) : « les concepteurs d’un gigantesque jeu vidéo sont entrés dans le programme qu’ils ont eux-mêmes fabriqué et invitent les joueurs les plus chevronnés à les rejoindre. Il leur faut pour cela échanger leur existence charnelle contre une peau numérique éternelle. Le problème est que c’est au prix de l’abandon sans retour de leur corps réel »².

Comme le rappellent les Instructions Officielles, « ces possibilités de modifications physiques nous invitent à réinterroger notre identité et notre rapport au temps et à la mort : la chirurgie esthétique et la recherche en biomécanique nous amènent à réfléchir sur les normes, les canons de la beauté, sur le jeunisme et la manière dont ces réalités s’imposent à nous. La science contemporaine nous conduit, in fine, à repenser les frontières entre le corps humain et la machine ». 

« Le corps moderne est un corps exploré […], un corps construit […], produit par l’homme et selon sa volonté. Il s’agit de faire du corps ce que l’on veut […]. L’imaginaire contemporain se projette dans le fantasme d’un corps sous contrôle. La connaissance ne suffit pas. Il faut qu’elle préside à l’engendrement de soi par soi ou du corps idéal par la société. […] La science au service de la production du corps et/ou le corps subsumé aux ambitions scientifiques, tel est à présent l’enjeu. Les moyens se multiplient sans toujours prévoir leurs fins. Néanmoins, la capacité humaine à produire aujourd’hui le corps selon des schémas précis, des savoirs augmentés et une puissance technique en développement constant est l’une des novations les plus propres à bouleverser nos sociétés. »

Isabelle Queval
Le Corps aujourd’hui, Folio essais, pages 63-64.

La fin du vingtième siècle a vu ainsi apparaître des transformations majeures qui vont profondément interroger la culture corporelle : body-building, culturisme, mises en scène du corps, cultures déviantes, hybridation, corps bioniques, identités sexuelles transgressives… Quelles sont les limites entre le corps naturel, charnel et sa réplique artificielle : le corps objet, le corps fabriqué ? 

« Très attentifs à nos droits, nous prétendons […] disposer [de notre corps] librement, alors que de nouvelles techniques biologiques ouvrent des perspectives vertigineuses pour son  utilisation  (conservation de sperme et d’ovules fécondés, dons d’organes, « mères porteuses », transsexualisme, manipulations génétiques…) qui  semblent  remettre  en  cause  le principe juridique de « l’indisponibilité » du corps humain, affirmé au nom de la dignité de la personne humaine. »

La Philosophie de A à Z (Collectif),
Hatier, Paris 2000, page 92
Cote CDI : 1 (03) PHI

La représentation du handicap dans le milieu sportif pose ainsi de nombreux questionnements. On peut se réjouir de cette nouvelle vision du corps humain qui redonne l’espoir à de nombreux individus d ‘être réparés. Mais à quel prix ? « Rêves et fantasmes surgissent alors de cette montée en puissance des technologies nouvelles, dépassant la problématique de l’homme réparé pour aller vers l’homme augmenté et même « sauvé » par les nouvelles technologies. Un glissement est en train de se faire entre l’espoir de l’homme réparé et la vision beaucoup plus troublante de l’homme augmenté […] »³.

« Le sport est mise en spectacle de la maîtrise de l’homme sur lui-même par l’exhibition d’un contrôle exemplaire et jusqu’à l’impensable de son propre corps. Il peut aujourd’hui mettre en scène les corps atteints, dont l’incapacité et le handicap se dissolvent dans l’efficacité assistée technologiquement, au travers de la figure symbolique de l’homme-machine, hybride s’il en est. Maintenu ainsi aux marges, peut-être, dans ce que de nombreux auteurs ont appelé un espace de liminalité, le corps handicapé passe de l’hybridation monstrueuse mise en scène dans les foires, à l’hybridation futuriste du cirque sportif où il rejoint les champions, échappant par ce mouvement même au stigmate. Les catégories de l’incapacité et du handicap se voient alors renvoyées vers l’irréparable et le non-maîtrisé symbolisés par la gesticulatio d’un corps non domptable, gouverné par un esprit défaillant (pour ne pas dire déficient), évacué de la couverture médiatique du sport des personnes handicapées, et associé au handicap mental, même lorsque ce n’est pas objectivement le cas. On peut dire de ces figures qu’elles n’ont pas leur place dans le spectacle sportif, et par hypothèse qu’elles ne l’auront pas jusqu’à leur éventuelle « réparabilité » ou maîtrise technologique ou pharmacologique. »

Anne Marcellini, « Des corps atteints valides ou de la déficience au « firmus ». Hypothèses autour de la mise en scène sportive du corps handicapé ».  
In : Gilles Boëtsch. Représentations du corps. Le biologique et le vécu, Normes et normalité. Presses Universitaires de Nancy, pages 65-66.

https://youtu.be/UpxlWVqUUDA

  1. Denis Baron, Corps et artifices. De Cronenberg à Zpira, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », page 17.
  2. Serge Tisseron, « Des fonctions de la peau à celles des écrans : l’étayage psychique sur les images ». In : René Kaës (sous la dir. de), Penser l’inconscient. Développements de l’œuvre de Didier Anzieu, Dunod, Paris 2011, pages 96-97. 
  3. Thierry Magnin, Penser l’humain au temps de l’homme augmenté. Face aux défis du transhumanisme. Albin Michel, Paris 2017. |Google Livre|
  4. Bernard Andrieu,«  La santé biotechnologique du corps-sujet », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. tome 129, no. 3, 2004, pp. 339-344.

Conclusion 

Peut-on réduire le corps humain à une chose ?

C

omme nous l’avons vu, réfléchir au corps invite à réfléchir à l’être : si l’idée de finalité définit le mieux le corps naturel, l’homme fragmenté du XXIe siècle se perçoit comme en train de s’altérer, d’où l’impérieux besoin de se donner, fût-ce au moyen d’artifices, l’illusion de l’éternité. Dérive utopique de la technologie, « portrait-robot » du corps naturel, le corps artificiel est d’abord un simulacre éthique en ce sens qu’il n’est que le reflet de l’être naturel qu’il reproduit sous une forme fictive, soustraite aux déterminismes de la corporalité. Les rapports entre éthique, génétique et ontologie posent ainsi une question fondamentale : à travers la réflexion sur le corps, n’est-ce pas l’identité et la survie même de l’humanité de l’homme qui est posée ?

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty faisait du corps « un système […] voué à l’inspection du monde », c’est-à-dire l’expression primordiale de l’essence de l’homme. Mais dans un monde où les transformations biotechnologiques des corps posent le problème de l’identité corporelle, qu’en est-il de l’humain lui-même ? Entre raison et déraison, sentiment de finitude et pressentiment de l’infini, le corps artificiel ne tend-il pas à devenir un pur artefact, « une instance de branchement, un terminal, un objet transitoire et manipulable […], un kit, une somme de parties éventuellement détachables à la disposition d’un individu saisi dans un bricolage sur soi et pour qui justement le corps est la pièce maîtresse de l’affirmation personnelle »¹ ?

En nous transportant au-delà des déterminismes biologiques, le corps artificiel témoigne d’une crise identitaire profonde et d’un nouveau rapport à soi qui cède au puritanisme de la régénération mystique d’une nature paradisiaque. Dans un essai remarquable (L’Humain est-il expérimentable ? PUF 2000), Odile Bourguignon s’interrogeait sur les dérives possibles des sciences du vivant : délivré de sa pesanteur corporelle, le corps artificiel n’est-il pas nécessairement fictionnel, fantasmé, mystifié ? En quel sens est-il encore humain, et dans quelle mesure les technosciences dont il relève sont-elles aptes à accomplir un « homme nouveau », délivré de la part proprement corporelle de la condition humaine, et ouvert à tous les vents de l’indétermination ?

Bruno Rigolt
© septembre 2017, Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

  1. David Le Breton, « Figures du corps accessoire : marques corporelles, culturisme, transsexualisme, etc. », In : Claude Fintz, Les Imaginaires du corps. Tome 2 – Arts, sociologie, anthropologie. Pour une
    approche interdisciplinaire du corps, Paris, L’Harmattan, page 208


Antony Gormley, « Close V » (fonte), 1998
Exposition « De la tête aux pieds : la figure humaine dans la collection Würth »
Erstein, Musée Würth France. Source de l’image : © BR, octobre 2017

 

 


 Travaux dirigés niveau de difficulté : moyen 


 
  • Autoexercice 1
    Dans sa conférence radiophonique, Miche Foucault affirme : « Mon corps est comme la cité du soleil. Il n’a pas de lieu mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles réels et utopiques […] ». Mettez en relation ces propos avec la définition du corps humain proposée par Norbert Wiener en 1950 : «  il ressort clairement que l’identité physique de l’individu ne consiste pas dans la matière dont il se compose […]. En résumé, l’individualité du corps est celle de la flamme plus que celle de la pierre, de la forme plus que celle d’un fragment matériel ».
  • Autoexercice 2
    « le corps humain n ‘est pas un objet éternel, inscrit de toute éternité dans la nature ; c’est un corps qui a été vraiment saisi et façonné par l’histoire, par les sociétés, par les régimes, par les idéologies ».
     Vous chercherez à étayer ces propos (voir plus haut) de Roland Barthes en montrant que le corps est un fait historique et culturel.
    Trouvez quelques exemples illustrant le « marquage social » du corps.
     Le mineur soviétique Stakhanov aurait réalisé l’exploit d’extraire 102 tonnes de charbon en moins de six heures, au lieu des 7 tonnes exigées. Après avoir regardé quelques images, répondez à ces deux questions : en quoi le stakhanovisme associe-t-il étroitement l’apologie du corps à l’obsession du rendement quantitatif ? Quelle signification sociale et politique se dégage de ce culte du corps ?

    Montrez que ces deux images articulent étroitement corps et représentations sexuées.
Affiche de propagande du comité de coordination de la production de guerre de l’entreprise Westinghouse commandée à J. Howard Miller en 1943. Couverture du numéro 133 de Clara Magazine (septembre 2012)
  • Autoexercice 3
    Dans sa sixième Méditation (voir plus haut), Descartes traite de l’existence des choses matérielles et soutient la thèse de l’union de l’âme (la pensée) et du corps (la matière) : selon lui, le corps naturel n’est pas simplement une masse de matière mais une totalité : ainsi notre conscience est unie à notre corps. Dans une lettre de 1645 ou 1646, le philosophe affirme : « L’unité numérique du corps d’un homme ne dépend pas de sa matière, mais de sa forme, qui est l’âme » |source|. Selon le philosophe, il faut donc essayer de concevoir l’union de l’âme et du corps. Essayez à l’oral et à plusieurs d’étayer ces propos.
  • Autoexercice 4
    Après Descartes, d’autres philosophes affirmeront même que la pensée est le produit de la matière corporelle elle-même. Ainsi Julien de La Mettrie,  prolongeant la conception cartésienne des animaux-machines, rédige un célèbre ouvrage : L’Homme-machine (première édition : 1747). Il y soutient notamment que l’âme, purement matérielle, n’est rien d’autre que « la partie qui pense en nous » : selon lui, les états d’âme s’expliquent par les états du corps.
    Après avoir pris connaissance de ce passage, vous vous demanderez si une telle conception, fortement représentative de l’esprit des Lumières, n’est pas trop réductionniste : peut-on réduire le corps humain à une machine ?

Le corps humain est une Machine qui monte elle-même ses ressorts ; vivante image du mouvement perpétuel. […]

Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? Des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?

L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. […]

En effet, si ce qui pense en mon cerveau n’est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d’un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s’échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? ».

  • Autoexercice 5
    La thèse de La Mettrie a connu un regain d’intérêt chez de nombreux chercheurs qui explorent l’interface entre la machine informatique et le corps humain : selon eux, le cerveau serait même comparable à une machine informatique. Dans L’Homme Neuronal (1983), Jean-Pierre Changeux avançait en effet l’hypothèse que le corps fonctionne comme un ordinateur. On a ainsi reproché à l’auteur de réduire le corps humain à un ensemble de mécanismes.
    Consultez tout d’abord l’article de Françoise Monier (L’Express, 1/11/2005) qui fait le point sur le problème. 
     Répondez ensuite à cette question : Selon vous, peut-on réduire le corps à une machine ? Faut-il craindre les innovations spectaculaires qui sont en train de bouleverser les rapports entre le corps humain et l’ordinateur ? Vous répondrez de façon argumentée en essayant de prendre en compte différents points de vue dans votre démonstration.
    Vous pourrez étayer votre réflexion grâce à cette page, très bien faite ; et en li
    sant également l’article de Paul Molga « Jusqu’où reconstruire le corps humain ? » (Les Échos, 22/10/2013).

  • Autoexercice 6
    Le Musée de l’Homme (Paris) a consacré du 24 septembre 2016 au 18 septembre 2017 une exposition dont le thème était : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? ».
    Quels questionnements vous inspire l’affiche créée à cette occasion ?

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© Bruno Rigolt, septembre 2017, novembre 2019