■■■ Analyse de l’image
■■■ Travail collaboratif
Caspar David Friedrich :
« L’arbre aux corbeaux »
par Lucie B.
(Classe de Seconde 8, promotion 2014-2015)
Lucie B. (Seconde 8, promotion 2014-2015) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, « L’arbre aux corbeaux ». Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…
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Présentation
La crise des valeurs européennes à la fin du dix-huitième siècle donnera naissance au Romantisme, qui est une véritable rupture de civilisation, indissociable d’une transgression de l’institution littéraire, artistique et sociale. Né à la fin du dix-huitième siècle en Angleterre et en Allemagne, avant de se répandre en France au siècle suivant, ce vaste mouvement s’est en effet imposé comme une nouvelle vision de l’homme et du monde. Plus particulièrement, la peinture romantique devient la représentation des sentiments : « Peindre un paysage, c’est en révéler la profondeur spirituelle et subjective »|1|. Témoin « L’Arbre aux corbeaux » (Krähen auf einem Baum) de Caspar David Friedrich (1774-1840), œuvre très caractéristique du romantisme allemand.
Peinte vers 1822 et exposée depuis 1975 au musée du Louvre à Paris|2|, cette huile sur toile (H. : 0,59 m. ; L. : 0,73) représente un paysage sauvage et tourmenté du littoral de la mer Baltique, au Nord-Ouest de l’Allemagne : on aperçoit dans le lointain, sur la gauche du tableau, les célèbres falaises de craie du cap d’Arkona dans l’île de Rügen, que connaissait particulièrement bien Friedrich. Cet environnement rappelait au peintre plusieurs souvenirs dramatiques, mais nous reviendrons un peu plus loin sur le caractère biographique et réaliste de cette composition.
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Les dénotations de l’image
Le chêne, dont les racines plongent dans un tumulus surélevé —une tombe druidique— est le motif principal de la toile dont il occupe le premier plan. Dépourvu de feuilles, cet arbre frappe d’emblée l’observateur par sa « gestuelle » expressionniste : comme autant de corps déformés, ses branches tordues, dépouillées et sinueuses, accentuées par le rendu fin et précis ainsi que par le cadrage très serré de la composition lui confèrent un relief particulier qui semble presque l’isoler dramatiquement du contexte. Peint en effet selon un apparent protocole d’objectivité (plan rapproché, fond assez neutre et vue frontale), l’arbre mort accentue une lecture stéréotypée du paysage que confirment les autres éléments du tableau : on peut à ce titre noter des troncs d’arbres, des branches coupées ainsi que des souches aux formes inquiétantes qui jonchent le sol autour du chêne.
De même, les corbeaux dont il est question dans le titre sont effectivement présents, certains posés sur les branches de l’arbre, d’autres au contraire, en haut à droite du tableau. Ils semblent voler en tous sens, comme s’ils étaient les jouets de la turbulence du vent dans ce paysage hostile. On remarque également, au second plan, une petite colline derrière laquelle de vastes plaines paraissent s’étendre dans le lointain, jusqu’au rivage de la mer Baltique. Plus loin encore, les falaises escarpées de Rügen, associées à l’immensité du ciel matinal semblent les témoins de cette nature sauvage et libre, dont le caractère primitiviste en fait presque l’héritière des origines .
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Les connotations de l’image
« La tragédie du paysage » : c’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : « Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage ». La peinture de Friedrich est en effet dominée par des paysages mélancoliques et hivernaux, comme « Matin de Pâques » (1833), mais aussi des endroits hostiles et périlleux (« Le voyageur contemplant une mer de nuages », 1818) ou encore des lieux immenses et déserts, ainsi que l’illustre « La mer de glace » (1824). Même si cette peinture évoque le matin et l’arrivée du printemps, force est de reconnaître que c’est l’aspect tourmenté du littoral qui sollicite l’imaginaire du peintre : on y ressent la désolation et la solitude autant que l’expression pathétique de la souffrance et d’une certaine démesure.
Regardez l’arbre mort au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à « l’esprit de système » qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la dramaturgie du paysage. Rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté. De fait, représenter un arbre mort ne relève pas d’un choix anodin : l’arbre paraît exsangue, comme s’il souffrait de la vieillesse au milieu de ce paysage désolé. Il faut en effet remarquer le caractère quasi anthropomorphique de l’arbre, représentation de l’individu solitaire investi d’une puissance qui le dépasse, et qui semble évoquer dans son agonie, l’angoisse de la mort individuelle et personnelle qui ne cessera de hanter Friedrich tout au long de son existence.
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Une existence tourmentée
Friedrich a en effet porté toute sa vie le poids de plusieurs tragédies familiales. Encore enfant, il connut la mort de sa mère, puis celle de ses deux sœurs, et la noyade de son frère dans la mer Baltique. Ces décès l’ont profondément bouleversé, notamment celui de son frère, au point qu’il a éprouvé le besoin de faire de la mer l’élément principal de la majorité de ses œuvres. On comprend aussi l’autre raison pour laquelle Friedrich évoque ce vieil arbre désolé : comme pour exprimer l’extrême solitude qu’il éprouve depuis la perte des êtres chers.
← Caspar David Friedrich, Autoportrait, vers 1818
En opposition au ciel et au lointain, les signes de mort abondent en effet dans le premier plan qui n’est que friche, dessèchement et décomposition. Comme il a été très justement dit, « la mort dans les tableaux de Friedrich n’est pas seulement le contraire de la vie et la négation de celle-ci, mais une image du néant, dont les symboles sinistres et terrifiants s’ouvrent en abîme sur un mystère indicible »|3|.
De fait, la peinture se dédouble en un paysage intérieur comme Friedrich aimait le rappeler lui-même : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse alors de peindre ce qu’il voit devant lui »|4| : cette affirmation de Friedrich est essentielle car elle résume bien le nouveau rapport à la nature que va inaugurer le Romantisme : on peut parler ici d’une véritable dimension autobiographique du paysage, comme si le peintre se remémorait son vécu, ses souvenirs d’enfance à travers ce paysage balte qu’il connaît d’autant mieux qu’il a grandi à Greifswald, petit village de Poméranie occidentale bordant la mer Baltique.
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Souffrance intérieure et révolte
Friedrich semble donc se représenter à travers cet arbre, qui est tout autant l’allégorie d’une profonde souffrance intérieure que l’expression hyperbolisée du moi romantique qui se pose au centre du monde dans une position de révolte et de défi, pour mieux le repenser. On pourrait voir en effet, de par les connotations primitivistes de l’arbre, une sorte de quête spirituelle et un certain côté antisocial du romantique qui se proclame seul existant, en proie au mal du siècle, ce sentiment de malaise et d’inadaptation par rapport aux bouleversements historiques.
Au premier plan, les branches cassées et les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’une mort du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude. Le motif paradisiaque de l’arbre est en effet détruit au profit d’une sombre méditation sur l’Histoire, enfiévrée par le souvenir des deuils personnels et la montée du sentiment nationaliste en réaction aux guerres napoléoniennes. Cet arrière-pan politique|5|, qui inspirera à Friedrich un patriotisme radical, est suggéré par l’image du chêne qui plonge ses racines dans la terre dévastée comme pour retrouver les racines de la nation allemande. C’est presque un champ de bataille qui est représenté ici à travers cet arbre qui semble avoir rendu l’âme au milieu de paysages et d’un monde voués à la mort inévitable et aux ténèbres. Le fait de représenter un vieil arbre laisse entendre aussi que ce dernier vivait depuis longtemps, qu’il avait été le témoin d’une histoire et d’un passé idéalisés —la nostalgie du vieux Reich et le retour des aspirations nationalistes au pangermanisme— reliques de la nature sauvage, originaire et primitive. On ne trouve d’ailleurs dans le tableau aucune présence humaine, ce qui accentue cette idée de retour en arrière, intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique.
« Le motif de l’arbre, très présent chez Friedrich, illustre parfaitement la conception du romantisme allemand : en dépit du léché de ses œuvres, Friedrich rompt avec l’académisme […]. En effet, par analogie, nous sentons dans l’arbre circuler une vie, un processus de croissance et de dégénérescence s’y déroule. De même, l’arbre offre les métamorphoses organisées d’un univers auquel l’homme participe. À travers un réseau d’analogies, l’arbre figure aussi bien l’univers, l’homme que la communauté, le détail de sa structure —racines, tronc, branches, rameaux, feuilles etc.— fournit un ensemble inépuisable de significations symboliques qui permettent de passer de l’homme à la nature, de la nature à l’homme. L’homme comme l’arbre participent à la vie de la nature comme les parties d’un tout, le peintre révèle par ses tableaux le battement lyrique de l’univers. Les tableaux de Friedrich dissolvent les formes objectives dans des images hallucinatoires où se scelle l’alliance entre l’homme et la nature par la médiation de l’arbre. »
Robert Dumas
« La peinture de l’arbre à l’épreuve de la politique allemande »
in Jean Mottet (dir.), L’Arbre dans le paysage, Éditions Champ Vallon, Seyssel 2002, page 29.
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Mort et transfiguration
Les propos de Robert Dumas que nous venons de citer sont éclairants : si l’arbre mort apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin, sa mort ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle. De même, si le motif des corbeaux renforce la symbolique sombre et funeste de la scène, leur présence est néanmoins présage et manifestation spirituelle du passage de la mort à la résurrection. La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage qui « n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire »|6|.
Cette peinture contient en effet des touches positives, des lueurs d’espoir d’une vie éternelle, suggérées métaphoriquement par le lever du soleil et le ciel orangé, presque éthéré, de ce début de printemps. Ainsi qu’il a été très justement noté, « oiseaux noirs, feuilles mortes, souches aux formes menaçantes sont signe de mort et d’adversité ; le paysage lumineux du fond, avec Arkona au loin […] évoque au contraire l’espoir chrétien de la vie éternelle »|7|. Reflet de l’au-delà, le ciel est à cet égard mis en valeur par la majeure partie de l’arrière-plan qu’il occupe dont l’immensité suffit à elle seule à suggérer l’abandon métaphysique de l’homme et l’aspiration à une sorte de pureté originelle, intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique inspiré par la nature.
Le spectateur pense donc inexorablement à l’évasion, à l’envol, à la transfiguration. Qu’il nous soit permis d’évoquer ici ces propos signifiants d’Albert Béguin dans L’Âme romantique et le rêve : « Peinture profondément symbolique, où le paysage n’est jamais une unité refermée sur elle-même, mais comme une allusion à d’immenses espaces au-delà de ceux qui sont saisis par le peintre »|8|. Comme nous le comprenons, le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.
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Conclusion
Comme nous avons essayé de le montrer, « L’Arbre aux corbeaux » appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage, qui est d’abord un « paysage de l’âme ». Ainsi que le suggérait Christophe Genin, « cette manière d’exhausser religieusement le paysage lui confère sa dimension abstraite et non narrative »|9|. En tant que « méditation […] mystique sur le sens de la vie et de ses cycles »|10|, le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le « grand tout », qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Mais ce qui importe également dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est l’exaltation de la subjectivité, autrement dit la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur, le paysage de l’âme de celui qui regarde.
Le romantisme allemand illustré par l’œuvre de Friedrich nous amène en outre à différents questionnements sur la personnalité tourmentée des artistes de cette époque dont les œuvres expriment, à travers la peinture de paysages, la démesure de la passion, la révolte, l’exaltation du sentiment national mais aussi la part du rêve, la profondeur métaphysique et la dimension mystique. À ce titre, la solitude et la vie austère que Friedrich s’est imposé ont fait de lui un être profondément différent et replié sur lui-même. Gabrielle Dufour-Kowalska rapporte ainsi les propos tout à fait éclairants d’un contemporain du peintre : « L’atelier de Friedrich était d’un vide si absolu [qu’on] aurait pu le comparer au cadavre éventré d’un prince mort. Il n’y avait rien d’autre qu’un chevalet, une chaise et une table et, au mur, comme seul ornement pendait une équerre »|11|. Et sans doute cette austérité explique-t-elle selon nous l’importance de la solitude contemplative et introspective dans la peinture de Friedrich. Comme si l’expression de la solitude amenait le peintre à chercher en lui-même le secret de son destin…
© Lucie B. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 8 (promotion 2014-2015)
Relecture, remarques complémentaires et coordination des informations : Bruno Rigolt
Notes
1. Voir cette page.
2. Musée du Louvre, Aile Richelieu, 2e étage, salle E. Pierre Rosenberg, dans son Dictionnaire amoureux du Louvre (Paris Plon 2007), raconte l’anecdote suivante : « Entre 1940 et 1945, L’Arbre aux corbeaux était exposé au Folkwang Museum d’Essen. Ses propriétaires, une famille juive qui avait émigré aux États-Unis, le récupérèrent après la guerre. En 1975, à la mort d’un des descendants, le tableau fut mis en vente à la condition expresse qu’il ne retourne plus en Allemagne. Peter Nathan (1925-2001), un marchand et collectionneur zurichois d’origine allemande, l’offrit en priorité au Louvre ». |source|
3. Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 75.
4. cité par Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Pierre Terrail, 1993, page 83.
5. cf. ce panneau didactique de l’exposition « De l’Allemagne, 1800-1939 : de Friedrich à Beckmann » (Paris, Musée du Louvre, 28 mars-24 juin 2013) : « Autour de 1800, se répand en Allemagne un discours romantique qui ménage au paysage « national » une place centrale, contre le classique paysage historique d’inspiration française ou italienne. Ce phénomène est évidemment renforcé, vers 1813, au moment des guerres de libération contre les armées napoléoniennes. Le terroir se charge alors de connotations patriotiques et le sentiment de la nature d’une dimension idéologique ».
6. Bruno Rigolt, Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages ».
7. Voir cette page.
8. Propos cités par Jean Moncelon dans le site qu’il a consacré au peintre.
9. Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 72.
10. Pierre Rosenberg, Dictionnaire amoureux du Louvre, Paris Plon 2007.
11. Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 10.
Sources utilisées dans cet article :
- Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 94 et s.
- Robert Dumas, « La peinture de l’arbre à l’épreuve de la politique allemande », in Jean Mottet (dir.), L’Arbre dans le paysage, Éditions Champ Vallon, Seyssel 2002, page 29.
- Bruno Rigolt, « La révolution romantique : une nouvelle vision de l’homme et du monde« , Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages », Espace Pédagogique Contributif.
D’autres analyses d’image de tableaux de Friedrich sont consultables sur ce site :
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