Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Georges Rodenbach


UAEP 2014 accroche
Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
« Un été en poésie »

Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Georges Rodenbach ♂
Tournai (Belgique), 1855 — Paris, 1898… BELGIQUE

Hier, mercredi 30 juillet : Ingeborg Bachmann… AUTRICHE
Demain, vendredi 1er août : Monique Wittig… FRANCE

Douceur du soir !…

Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !
Le crépuscule est doux comme une bonne mort
Et l’ombre lentement qui s’insinue et rampe
Se déroule en fumée au plafond. Tout s’endort.

Comme une bonne mort sourit le crépuscule
Et dans le miroir terne, en un geste d’adieu,
Il semble doucement que soi-même on recule,
Qu’on s’en aille plus pâle et qu’on y meure un peu.

Sur les tableaux pendus aux murs, dans la mémoire
Où sont les souvenirs en leurs cadres déteints,
Paysages de l’âme et paysages peints,
On croit sentir tomber comme une neige noire.

Douceur du soir ! Douceur qui fait qu’on s’habitue
À la sourdine, aux sons de viole assoupis ;
L’amant entend songer l’amante qui s’est tue
Et leurs yeux sont ensemble aux dessins du tapis.

Et langoureusement la clarté se retire ;
Douceur ! Ne plus se voir distincts ! N’être plus qu’un !
Silence ! deux senteurs en un même parfum :
Penser la même chose et ne pas se le dire.

Georges Rodenbach (1855-1891)
Le Règne du silence, 1891
L’édition originale (Paris, Bibliothèque Charpentier) est consultable dans son intégralité  sur Gallica.

chambre au coucher du soleil_modifié-1 « Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !
Le crépuscule est doux comme une bonne mort…
 »

Illustration : © Bruno Rigolt, juillet 2014
Photomontage et peinture numérique
d’après photographie de la chambre de Van Gogh à Saint-Paul de Mausole (Saint-Rémy de Provence)

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Ingeborg Bachmann


UAEP 2014 accroche
Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
« Un été en poésie »

Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Ingeborg Bachmann ♀
1926, Klagenfurt (Autriche) — Rome (Italie), 1973… AUTRICHE

Hier, mardi 29 juillet : Pierre Reverdy…  FRANCE
Demain, jeudi 31 juillet : Georges Rodenbach…  BELGIQUE

Dunkles zu sagen

Wie Orpheus spiel ich
auf den Saiten des Lebens den Tod
und in die Schönheit der Erde
und deiner Augen, die den Himmel verwalten,
weiß ich nur Dunkles zu sagen.

Vergiß nicht, daß auch du, plötzlich,
an jenem Morgen, als dein Lager
noch naß war von Tau und die Nelke
an deinem Herzen schlief,
den dunklen Fluß sahst,
der an dir vorbeizog.

Die Saite des Schweigens
gespannt auf die Welle von Blut,
griff ich dein tönendes Herz.
Verwandelt ward deine Locke
ins Schattenhaar der Nacht,
der Finsternis schwarze Flocken
beschneiten dein Antlitz.

Und ich gehör dir nicht zu.
Beide klagen wir nun.

Aber wie Orpheus weiß ich
auf der Seite des Todes das Leben
und mir blaut
dein für immer geschlossenes Aug.

frise_1

 

Dire l’obscur

Comme Orphée je joue
sur les cordes de la vie la mort
et de la beauté de la terre
et de tes yeux qui règnent sur le ciel
je ne sais dire que l’obscur.

N’oublie pas que toi aussi, soudain,
ce matin-là, alors que ta couche
était encore tout humide de rosée et que l’œillet
était endormi sur ton cœur,
tu vis le fleuve obscur
qui passait près de toi.

La corde de silence
tendue sur la vague de sang,
je saisis ton cœur résonnant.
Transformée fut ta boucle
en cheveux d’ombre de la nuit,
des ténèbres les noirs flocons 
enneigèrent ton visage.

Et je ne t’appartiens pas.
Tous deux à présent nous nous plaignons.

Mais comme Orphée je sais
du côté de la mort la vie
et pour moi bleuit à l’horizon
ton œil à jamais fermé.

Ingeborg Bachmann (1926-1973)
Le Temps en sursis (Die gestundete Zeit), 1953
Poème traduit de l’allemand par Françoise Rétif¹.
Le Temps en sursis est paru chez Actes Sud en 1989 (traduction française : François-René Daillie).

→ Pour écouter Ingeborg Bachmann lire son poème en allemand, cliquez ici.

1. Poème cité dans : Françoise Rétif, « Le retour des enfers : Ingeborg Bachmann en quête d’une autre écriture » (page 141 et s.) in Austriaca n°43, décembre 1996 : numéro consacré à Ingeborg Bachmann, Publications de l’Université de Rouen, 1996, page 150.  Nous utilisons ici une traduction légèrement différente proposée par Françoise Rétif dans le dossier « Ingeborg Bachmann » de la revue Europe (n°892-893, août-septembre 2003). Voir aussi : Ingeborg Bachmann, Le Temps en sursis, Œuvres ouvertes, page 2.

Jean_Delville_Orphee_mort_1893« et pour moi bleuit à l’horizon
ton œil à jamais fermé
. »

Jean Delville (1867-1953), « Orphée mort », 1893
Huile sur toile. Acquis de Roland et Anne-Marie Gillion Crowet, Bruxelles, 2008
© SABAM, Belgique

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Pierre Reverdy


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Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
« Un été en poésie »

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Aujourd’hui… Pierre Reverdy ♂
Narbonne, 1889 — Solesmes, 1960… FRANCE

Hier, lundi 28 juillet : Marina Tsvétaïeva… RUSSIE
Demain, mercredi 30 juillet : Ingeborg Bachmann… AUTRICHE

Les murs des villes

La chaîne de feu entoure la tête
Les yeux au carré où joue le soleil
______________Les cheveux brûlés
______________le jour qui s’éveille
___Tout est installé
Le bruit rampe à travers le chemin qui s’enroule
Un oiseau retombe au milieu des échos
La feuille se retourne
La bête s’étonne
Rien n’est revenu
______________On parle
______________Dans le fond
______________Au pas qui résonne
______________Un autre répond
Et sur le bord du ciel
___________Au fil de la colline
La forêt qui remue
______Et bien plus bas
________________la ville
______________Tous les noms des rues
______________La pierre immobile
.

Pierre Reverdy (1887-1976)
Sources du vent, 1929
in Sources du vent, précédé de La Balle au bond, Paris NRF  Poésie/Gallimard 1971, page 70.

Caspar David Friedrich_An der Stadtmauer_modifié-2 « Et bien plus bas… la ville
Tous les noms des rues… La pierre immobile
 »

Illustration : Caspar David Friedrich (1774-1840)
« An der Stadtmauer »
(« Aux remparts », non daté : début du XIX e siècle) Coll. privée

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Marina Tsvétaïeva


UAEP 2014 accroche
Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
« Un été en poésie »

Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Marina Tsvétaïeva ♀
1892, Moscou — Ielabouga (République du Tatarstan, Russie), 1941… RUSSIE

Hier, dimanche 27 juillet : Pierre Jean Jouve…  FRANCE
Demain, mardi 29 juillet : Pierre Reverdy…  FRANCE

Le Poème de la montagne
Extrait

— 9 —

Passeront les années, la pierre sus-dite
En plate sera changée, ôtée.
Alors notre montagne sera construite
De pavillons, d’enclos — grignotée.

On dit qu’en bordure, sur de tels coteaux
L’air est plus pur et qu’il fait bon vivre.
Et l’on se mettra à tailler des lambeaux
À rayer de linteaux l’herbe vive,

À niveler mes cols et tous mes ravins —
À l’envers! Car il faut qu’un soupçon
De maison entre dans le bonheur d’au moins
Quelqu’un, — de bonheur — dans la maison !

De bonheur, — dans la maison, d’amour dénué
De fiction et de tension des veines !
C’est qu’il faut être femme et le supporter!
(Il fut bel et bien, quand tu venais,

Le bonheur — dans la maison !) D’amour tranquille,
Sans que rupture et couteau s’imposent.
Des ruines de notre bonheur une ville
Se lèvera — d’époux et d’épouses.

Et au bon air dans cette même nature
— Si tu peux — faute ! Tant qu’il est tôt ! —
Les boutiquiers pourront en villégiature
Mâcher et remâcher leur magot.

Et d’inventer des couloirs courbes ou droits
Pour que, brin à brin, la maison — fût
Car il faut bien qu’au moins quelqu’un ait un toit
Et un nid de cigogne au-dessus.

Marina Tsvétaïeva (1892-1941)
Le Poème de la montagne
Poème traduit du russe  par  Ève Malleret

Poème publié dans : Marina Tsvétaïeva, Le Poème de la montagne, Le Poème de la fin,
Texte bilingue établi par Ève Malleret.
Lausanne (Suisse), Éditions l’Âge d’Homme 1984, Coll. « Classiques slaves », page 18

Yang Yongliang_1« Et l’on se mettra à tailler des lambeaux
À rayer de linteaux l’herbe vive… »

Yang Yongliang, « Artificial Wonderland », 2010
© Copyright YangYongliang

_

Yang Yongliang_4Yang Yongliang, « Phantom landscape », 2007
© Copyright YangYongliang

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Pierre Jean Jouve


Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
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Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Pierre Jean Jouve ♂
Arras, 1887 — Paris, 1976… FRANCE

Hier, samedi 26 juillet : Nâzik al Malâïka…  IRAK
Demain, lundi 28 juillet : Marina Tsvétaïeva… RUSSIE

L’esprit jeune

Les arbres quand on les mesure sont bleus de joie
La terre quand on la suit est passionnément rousse
Le ciel quand on le dévisage est rose ou même lilas ;
Les graminées plongeant comme la mer
La force appuie sur nous
Les esprits du côté du vent font leur prière
Les cheminées fument dans l’adoration ;
La musique de la contemplation saisit les oiseaux
Parce que l’âme est étendue plus haut que l’espace
Et plus haut que les conceptions et que l’Amour.

Pierre Jean Jouve (1887-1976)
Les Noces, 1925-1931
© Mercure de France

Arbre_mort_2014_Bruno_Rigolt
« La terre quand on la suit est passionnément rousse
Le ciel quand on le dévisage est rose ou même lilas… »

Crédit iconographique : © Bruno Rigolt, juillet 2014
« Arbres morts au couchant »
Photographie et peinture numérique

Monde sensible

L’âme est seule au-dessus du monde bleu
De la terre belle et animale, sans espace.

Un jour la terre en mouvement
Avec les troncs, les brises […] et les saisons
Et les rires qui comme les paroles ne reviennent plus

Et les arbres dont le bord est majestueux
Et sous la chaleur immense les efforts
Du passager ou voyageur,

Ne sont rien à l’âme obscure et qui se meut
Vers un autre pouvoir et vers une autre touche
D’adoration

À l’intérieur de son aveugle ressort ;
_________________________mais d’autres jours
Tout est un, et un en un, et tout en un
Et un en Dieu
Et Dieu présent dans le tronc d’arbre mort.

Pierre Jean Jouve (1887-1976)
Les Noces, 1925-1931
© Mercure de France

frise fleurs

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Nâzik al Malâïka


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Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Nâzik al Malâïka ♀
1923, Bagdad (Irak) — Le Caire (Égypte), 2007… IRAK

Hier, vendredi 25 juillet : Léopold Sédar Senghor… SÉNÉGAL
Demain, dimanche 27 juillet : Pierre Jean Jouve…  FRANCE

Invitation au rêve
Extraits

Viens, nous allons rêver, le soir propice descend,
La volupté de l’ombre, les joues des étoiles nous appellent.
Viens, nous allons tendre nos filets aux merveilles, compter les fils de la lumière,
Et les pentes des collines seront témoins de notre amour.

Nous marcherons ensemble sur le flanc de notre île sans sommeil
Nous laisserons dans le sable les empreintes de nos pas vagabonds,
Quand viendra le matin répandre sa fraîche rosée,
Sur le lieu de nos rêves poussera, pour le moins, une rose.

Nous rêverons que nous escaladons les montagnes de la lune.
Nous folâtrerons dans une solitude sans limites, sans humains,
Loin, loin, jusqu’où le souvenir ne pourra pas
Nous rejoindre, car nous serons par delà le champ de la pensée.

[…]

Nous rêverons que nos pas nous portent vers hier, non vers demain
Et que nous parvenons à Babel par une aube perlée ;
Amoureux, nous ferons au temple le serment de nous aimer ;
Un prêtre de Babel nous bénira de ses mains pures.

Nâzik al Malâïka (1923-2007)
28 septembre 1948.
Poème traduit de l’arabe  par  Odette Petit et Wansa Voisin

Poème publié dans : Nâzik al Malâïka, Invitation au rêve,
Texte bilingue établi par Odette Petit et Wansa Voisin.
Paris Publisud 1995, Coll. « Littératures arabes », page 105. 

Abdullah Saadi« Viens, nous allons tendre nos filets aux merveilles, compter les fils de la lumière… »

Abdoullah, « Les Amoureux », détail
Manuscrit d’après l’œuvre de Saadi (1575-1576)
Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale russe

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Léopold Sédar Senghor


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« Un été en poésie »

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Aujourd’hui… Léopold Sédar Senghor ♂
1906, Joal (Sénégal) — Verson (France), 2001… SÉNÉGAL

Hier, jeudi 24 juillet : Emily Dickinson… ÉTATS-UNIS
Demain, samedi 26 juillet : Nâzik al Malâïka…  IRAK

Congo
(guimm pour trois kôras et un balafong)

Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand sur les eaux sur les fleuves sur toute __mémoire
Que j’émeuve la voix des kôras Koyaté ! L’encre du scribe est sans mémoire.

Oho ! Congo couchée dans ton lit de forêts, reine sur l’Afrique domptée
Que les phallus des monts portent haut ton pavillon
Car tu es femme par ma tête par ma langue, car tu es femme par mon ventre
Mère de toutes choses qui ont narines, des crocodiles des hippopotames
Lamantins iguanes poissons oiseaux, mère des crues nourrice des moissons.
Femme grande ! eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues
Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras de nénuphars calmes
Femme précieuse d’ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine.

Toi calme Déesse au sourire étale sur l’élan vertigineux de ton sang
Ô toi l’Impaludée de ton lignage, délivre-moi de la surrection de mon sang.
Tamtam toi toi tamtam des bonds de la panthère, de la stratégie des fourmis
Des haines visqueuses au jour troisième surgies du potopoto des marais
Hâ ! sur toute chose, du sol spongieux et des chants savonneux de l’Homme-blanc
Mais délivre-moi de la nuit sans joie, et guette le silence des forêts.
[…]

Mon amante à mon flanc, dont l’huile fait docile mes mains mon âme
Ma force s’érige dans l’abandon, mon honneur dans la soumission
Et ma science dans l’instinct de ton rythme. Noue son élan le coryphée
À la proue de son sexe, comme le fier chasseur de lamantins.
Rythmez clochettes rythmez langues rythmez rames la danse du Maître des rames.
Ah ! elle est digne, sa pirogue, des chœurs triomphants de Fadyoutt
Et je clame deux fois deux mains de tam-tams, quarante vierges à chanter ses gestes.
Rythmez la flèche rutilante, la griffe à midi du Soleil
Rythmez, crécelles des cauris, les bruissements des Grandes Eaux
Et la mort sur la crête de l’exultation, à l’appel irrécusable du gouffre.

Mais la pirogue renaîtra par les nénuphars de l’écume
Surnagera la douceur des bambous au matin transparent du monde.

Léopold Sédar Senghor (1906-2001)
Éthiopiques, 1956
Œ
uvre poétique, Paris éd. du Seuil, 2006, pages 101-103

Congo_Bruno Rigolt_pastel numérique_2014« … eau tant ouverte à la rame et à l’étrave des pirogues… »

Crédit iconographique : © Bruno Rigolt, juillet 2014
Photomontage et peinture numérique

Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Emily Dickinson…


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En été, hydratez votre cerveau au maximum !

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Aujourd’hui… Emily Dickinson ♀
(Amherst, Massachusetts, 1830 — 1886)… ÉTATS-UNIS

Hier, mercredi 23 juillet : Renée Vivien… FRANCE
Demain, vendredi 25 juillet : Léopold Sédar Senghor… SÉNÉGAL

Will there really be a « Morning »?

Will there really be a « Morning »?
Is there such a thing as « Day »?
Could I see it from the mountains
If I were as tall as they?

Has it feet like Water lilies?
Has it feathers like a Bird?
Is it brought from famous countries
Of which I have never heard?

Oh some Scholar! Oh some Sailor!
Oh some Wise Men from the skies!
Please to tell a little Pilgrim
Where the place called « Morning » lies!

Emily Dickinson, 1860
Poems, vol. 2, edited by Thomas Johnson, Hayes Barton Press,
Cambridge 1955, p. 101

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Y aura-t-il vraiment un « Matin » ?

Y aura-t-il vraiment un « Matin » ?
Y a-t-il quelque chose appelé « Jour » ?
Pourrais-je le voir du haut des montagnes
Si j’étais aussi grande qu’elles ?

Ses pieds sont-ils pareils à ceux des Lys d’eau ?
A-t-il des plumes comme celles d’un Oiseau ?
Vient-il de ces pays lointains
Dont j’ignore jusqu’au nom ?

Ô Savant ! Ô Marin !
Ô vous Mages descendus des cieux !
Puissiez-vous dire à l’humble Pèlerin
Où se trouve le lieu appelé « Matin » !

Emily Dickinson, 1860
Traduction française : Bruno Rigolt

Friedrich_Femme_devant_le_soleil_du_matin_1_modifié-1« Y aura-t-il vraiment un « Matin » ? Y a-t-il quelque chose appelé « Jour » ? »

Caspar David Friedrich, « Frau in der Morgensonne »
« Femme dans le soleil du matin » (c. 1818)
Essen, Museum Volkwang

frise_fleur

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Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Renée Vivien…


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Aujourd’hui… Renée Vivien ♀
(Pauline Mary Tarn, 1877, Londres — Paris, 1909)… FRANCE

Hier, mardi 22 juillet : François Mauriac… FRANCE
Demain, jeudi 24 juillet : Emily Dickinson… ÉTATS-UNIS

La Rançon

Viens, nous pénétrerons le secret du flot clair,
Et je t’adorerai, comme un noyé la mer.

Les crabes dont la faim se repaît de chair morte
Nous feront avec joie une amicale escorte.

Reine, je t’élevai ce palais qui reluit,
Du débris d’un vaisseau naufragé dans la nuit…

Les jardins de coraux, d’algues et d’anémones,
N’y défleurissent point au souffle des automnes.

Burlesquement, avec des rires d’arlequins,
Nous irons à cheval sur le dos des requins.

Tes yeux ressembleront aux torches de phosphore
À travers la pénombre où ne rit point l’aurore.

Je suis l’être qu’hier ton sein nu vint charmer,
Qui ne sut point assez te haïr ni t’aimer,

Que tu mangeas, ainsi que mange ton escorte,
Les crabes dont la faim se repaît de chair morte…

Viens, je t’entraînerai vers l’océan amer
Et j’aimerai ta mort dans la nuit de la mer.

Renée Vivien (1877-1909)
Évocations, Paris Lib. Alphonse Lemerre, 1923

UEEP2014_Bruno_Rigolt_Vivien« Viens, nous pénétrerons le secret du flot clair… »

Crédit iconographique : © Bruno Rigolt, juillet 2014
d’après Elihu Vedder (1836-1923), « Head of a Young Woman » (1900)

Un été en Poésie (Saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd'hui : François Mauriac


UAEP 2014 accroche
Illustration : © Bruno Rigolt, août 2013-juillet 2014 (Peinture numérique et photomontage)
Sources : Gustave Le Gray, « La grande vague » (1857) ; Aivazovsky, « Calme sur la mer Méditerranée » (1892) ; Modigliani, « Jeanne Hébuterne au chapeau » (1917)

En été, hydratez votre cerveau au maximum !

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Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 
Aujourd’hui… François Mauriac ♂
(1885, Bordeaux — 1970, Paris) FRANCE

Demain, mercredi 23 juillet : Renée Vivien… France

Plaintes de Cybèle

Ton rire jaillissait, vif entre les eaux vives.
Mes branches déchiraient lentement le brouillard
Et ta face brillait sur Cybèle attentive
Mieux que les astres morts qui n’ont pas de regard
Ton reflet s’endormait dans mes sources cachées
Dont le souffle ridait l’eau froide au goût terreux.
De la chair fourmillante à ma chair attachée
Je ne sentais plus rien que les mains écorchées
D’Atys qui caressait l’herbe de mes cheveux.
Ma douleur sur la mer poussant un cri farouche,
Eût réveillé le peuple assis aux sombres bords :
Atys, tu me brûlais de ta petite bouche,
Je n’avais pas de bras pour enserrer ton corps.

Une ligne de sable, un renflement de dune,
Une frange d’écume et de varech : la mer…
Le doux trait des sourcils sur ta paupière brune
Et l’obscure forêt au bord du front désert :
Ton visage éclairé du feu de deux prunelles.
Étoiles de ma nuit dont les flammes jumelles
Quand tu dors, vont brûler sur un autre univers,
Atys, je confonds tout dans un unique songe :
Enfant qui me dévaste, océan qui me ronge.

Les ruisseaux dont je sens partout la vive fuite.
Les gaves dont les eaux par les cailloux brisées
Agitent les cheveux des nymphes enlisées.
Longues mousses flottant sur le sommeil des truites.
Que sont-ils pour mon cœur, ô toi qui m’as perdue.
Visage dur, souillé de mûres et de boue,
Au prix de cette larme à tes cils suspendue
Et qui creuse soudain l’argile de ta joue !

François Mauriac (1885-1970)
Le Sang d’Atys, Paris Bernard Grasset 1940

Bruno Rigolt_Paysage de dunes« Une ligne de sable, un renflement de dune, Une frange d’écume et de varech : la mer… »

Crédit photographique : © Bruno Rigolt, « Paysage de dunes dans le Finistère » (2013)

frise_fleur

Un été en Poésie (Saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : François Mauriac


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Illustration : © Bruno Rigolt, août 2013-juillet 2014 (Peinture numérique et photomontage)
Sources : Gustave Le Gray, « La grande vague » (1857) ; Aivazovsky, « Calme sur la mer Méditerranée » (1892) ; Modigliani, « Jeanne Hébuterne au chapeau » (1917)

En été, hydratez votre cerveau au maximum !

Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite : « Un été en poésie« …
Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… François Mauriac ♂
(1885, Bordeaux — 1970, Paris) FRANCE

Demain, mercredi 23 juillet : Renée Vivien… France

Plaintes de Cybèle

Ton rire jaillissait, vif entre les eaux vives.
Mes branches déchiraient lentement le brouillard
Et ta face brillait sur Cybèle attentive
Mieux que les astres morts qui n’ont pas de regard
Ton reflet s’endormait dans mes sources cachées
Dont le souffle ridait l’eau froide au goût terreux.
De la chair fourmillante à ma chair attachée
Je ne sentais plus rien que les mains écorchées
D’Atys qui caressait l’herbe de mes cheveux.
Ma douleur sur la mer poussant un cri farouche,
Eût réveillé le peuple assis aux sombres bords :
Atys, tu me brûlais de ta petite bouche,
Je n’avais pas de bras pour enserrer ton corps.

Une ligne de sable, un renflement de dune,
Une frange d’écume et de varech : la mer…
Le doux trait des sourcils sur ta paupière brune
Et l’obscure forêt au bord du front désert :
Ton visage éclairé du feu de deux prunelles.
Étoiles de ma nuit dont les flammes jumelles
Quand tu dors, vont brûler sur un autre univers,
Atys, je confonds tout dans un unique songe :
Enfant qui me dévaste, océan qui me ronge.

Les ruisseaux dont je sens partout la vive fuite.
Les gaves dont les eaux par les cailloux brisées
Agitent les cheveux des nymphes enlisées.
Longues mousses flottant sur le sommeil des truites.
Que sont-ils pour mon cœur, ô toi qui m’as perdue.
Visage dur, souillé de mûres et de boue,
Au prix de cette larme à tes cils suspendue
Et qui creuse soudain l’argile de ta joue !

François Mauriac (1885-1970)
Le Sang d’Atys, Paris Bernard Grasset 1940

Bruno Rigolt_Paysage de dunes« Une ligne de sable, un renflement de dune, Une frange d’écume et de varech : la mer… »

Crédit photographique : © Bruno Rigolt, « Paysage de dunes dans le Finistère » (2013)

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Corrigé de dissertation : Boris Pasternak… "Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n'a le pouvoir de conduire personne…"

Dissertation littéraire sujet corrigé
Méthodologie de la dissertation

Rappel du sujet :

Il y a quelques mois, j’avais proposé à mes élèves de Seconde de plancher sur le sujet de dissertation suivant :

À un ouvrier qui lui avait demandé : « Conduis-nous vers la vérité », l’écrivain russe Boris Pasternak répondit : « Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne ».

Vous discuterez cette affirmation en élargissant votre réflexion à la littérature sous toutes ses formes.

Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire en Seconde 3 et en Seconde 11 (promotion 2013-2014), j’en ai distingué quelques-uns, particulièrement approfondis, et c’est à ces travaux que j’ai songé en élaborant le présent corrigé : merci entre autres à Maud, Marianne, Héloïse, Juliette, Bastien (Seconde 11, promotion 2013-2014) pour leur implication très probante. BR 


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_____Plus les sociétés ont été historiquement bouleversées, et plus le rôle spirituel et social des intellectuels a été sollicité. Le marxisme particulièrement en URSS a ainsi placé au premier rang de ses préoccupations la nécessité de faire sortir l’intellectuel de son solipsisme et de lui assigner auprès des masses un véritable statut idéologique. Le poète Evgueni Evtouchenko relate à cet égard dans Autobiographie précoce l’anecdote suivante : à un ouvrier qui lui avait demandé « Conduis-nous vers la vérité », l’écrivain russe Boris Pasternak répondit de façon quelque peu paradoxale : « Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne ».
_____Ces propos, pour déroutants qu’ils soient, nous amènent à nous interroger : quel est le rôle de l’écrivain ? Doit-il endosser le statut de pédagogue ou au contraire se soustraire aux contingences de l’Histoire ? De façon plus générale, Pasternak nous invite à questionner le statut et la fonction de la littérature dans notre société.
_____Nous étudierons cette problématique selon une triple perspective. Après avoir montré la validité de la thèse de Pasternak qui semble éloigner l’écrivain de tout militantisme, nous discuterons cette non-insertion dans le réel : l’intellectuel n’est-il pas, par définition, engagé dans l’Histoire ? Pour autant, cette interférence dans l’action politique trouve aussi ses limites : c’est ainsi que nous achèverons notre réflexion en essayant de montrer combien, plutôt que d’apporter des réponses, l’écrivain doit par son œuvre amener autant à un questionnement qu’à une quête du sens.

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_____Tout d’abord, comme le rappelle Boris Pasternak, l’écrivain « n’a le pouvoir de conduire personne » : si chemin vers la vérité il y a, n’est-il pas d’abord un appel à la liberté intérieure ? Et si l’écrivain est à l’écoute du monde tel « un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent », son écriture, par définition individualisante, lui est propre. Sa vision est donc subjective et n’appartient qu’à lui. De fait, il ne faut pas se méprendre sur le sens profond de l’art poétique : avant d’être engagement pour les autres, la poésie est engagement pour soi-même. C’est l’être entier qu’elle engage ; c’est son univers intérieur et son intimité que le poète traduit en mots sur la page blanche. L’écriture n’est-elle pas en effet, comme l’ont si bien suggéré les romantiques, la peinture d’un paysage intérieur, reflétant, tel un miroir, les idéaux et les états d’âmes ? Caspar David Friedrich, peintre emblématique du mouvement, déclarait à ce propos qu’il faut [res]sentir ce que l’on crée au lieu de l’inventer ; la simple peinture d’un paysage n’étant qu’un prétexte pour se décrire soi-même et pour guider vers la vérité de l’être. L’œuvre est ainsi l’autoportrait de celui qui l’a créée. Comme nous le voyons, il n’y a pas une vérité possible vers laquelle le lecteur tendrait en lisant un texte, mais une multitude de vérités possibles, chacun ayant la sienne. De même, c’est bien une vision personnelle de voir les choses que l’écrivain expose dans son œuvre. Nous pourrions évoquer ici le lyrisme élégiaque de Charlotte Brontë dans « Apaisement du soir« . L’auteure nous dévoile les tourments de son âme sans prétendre « guider » qui que ce soit :

Le cœur humain renferme des trésors cachés
Gardés en silence, scellés en secret ;
Des pensées, des espoirs, des rêves, des plaisirs,
Dont les charmes seraient brisés s’ils étaient révélés.

Impliquée dans un processus d’intériorisation intimement lié à la fonction émotive du langage, l’auteure ne peut être que subjective, car il s’agit d’émotions personnelles qui, substituant à la perception réaliste du monde la vision intérieure de celui qui écrit, ne sauraient être considérées comme modèle ou vérité. D’ailleurs, comme nous le verrons particulièrement par la suite, tout l’intérêt des propos de Boris Pasternak est de montrer que l’appropriation de la vérité est subjective, et qu’il n’y a sans doute pas de vérité objective. Loin de guider quiconque, nombreux sont donc les poètes dont les vers n’ont d’autre but que de conduire, à travers l’expression des émois et des épanchements du moi, vers une vérité qui leur est propre.

_____Comme nous le pressentions, rien n’est plus individuel que l’écriture, et ce serait risquer peut-être d’en pervertir l’usage que d’assigner à l’engagement individuel la mission de servir une lutte collective. Cette quête vers une vérité intérieure est d’autant plus exigeante qu’elle invite en outre à une perception synesthésique du monde en ajoutant ce bruit subtil des « feuilles [qui] bruissent dans le vent » suggéré par Boris Pasternak. En éprouvant le monde par osmose, l’écrivain métamorphose ainsi le réel, il l’idéalise et amène le lecteur à « voir » le monde différemment : « Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler » écrivait Julien Gracq dans Lettrines pour faire comprendre combien l’écrivain, transcendant le texte, doit l’investir d’une quête poétique autant que métaphysique. Comment ne pas citer à cet égard l’exemple des Fleurs du mal de Baudelaire ? En transcendant la description du monde en un paysage intérieur et idéal, le poète montre combien l’art d’écrire relève bien plus de l’imagination que de l’observation. C’est d’ailleurs cet extraordinaire pouvoir d’imagination qui s’impose comme un impératif intime et souvent non formulé de l’art poétique. Qu’on ne se méprenne pas pour autant, l’écrivain non-engagé n’a pas un rôle mineur, bien au contraire : en procédant de la tension qui l’habite entre une conception individualisante de l’écriture et une conception fusionnelle, il peut alors guider ses lecteurs vers le rêve et l’imaginaire et non pas vers une réalité référentielle par trop matérialiste. Nous pourrions évoquer ici Le Grand Meaulnes imaginé par Alain-Fournier : sorte de fiction en trompe l’œil, le roman nous éloigne du fait historique pour nous plonger dans l’inconscient et le merveilleux. Si ce récit mythique né de l’imaginaire fourniérien fascine encore autant aujourd’hui, c’est qu’il répond à un impératif majeur de l’écriture qui est de nous évader. « Guide-nous vers le rêve » aurions-nous pu demander à Boris Pasternak… Comprenons que le rôle de l’écrivain n’est pas de conduire vers une certitude objective mais de faire apparaître, grâce à la magie des mots, le monde sous un jour nouveau : l’idéal intérieur d’un réel transcendé. Qu’il nous soit permis également d’évoquer l’exemple du Petit Prince. Publié le 6 avril 1943 à New York, et contrastant avec la pesante réalité de la guerre, ce conte poétique et philosophique est bien la projection des rêves d’Antoine de Saint Exupéry¹ lors de son exil aux États-Unis. Mêlant dans la même osmose le réel et l’irréel, il se rapproche de la perspective du songe éveillé en incarnant très poétiquement un imaginaire de transcendance de l’homme, à la fois comme être au monde et comme expérience de soi-même. De l’irréalité du rêve, Le Petit prince reprend à ce titre la dimension allégorique, invitant le lecteur à passer du récit autobiographique comme source d’inspiration à un voyage onirique autant qu’initiatique. Retenons de ces exemples qu’en s’affranchissant du réel grâce à l’imagination, l’écrivain est donc, par la magie de ses récits, un éveilleur de rêve.

_____Éveilleur de rêve, mais aussi éveilleur de conscience puisqu’il peut révéler en chacun de nous une vérité intérieure d’autant plus signifiante que sa valeur n’est pas sujette au consensus social. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Boris Pasternak publia en 1929 un texte à caractère autobiographique dédié au poète Rilke, Sauf-conduit, dans lequel, évoquant son propre parcours artistique et délaissant les pressions de l’actualité, l’auteur défend l’existence autonome de l’art. Tel est peut-être le sens même de l’acte d’écrire, c’est-à-dire l’identité du mot avec sa beauté formelle. Il serait intéressant à ce titre de mentionner le mouvement parnassien. S’il lui a été beaucoup reproché de puiser sa matière dans le rejet de tout engagement social et politique, et de sacrifier l’idée à la perfection de la forme, force est de reconnaître que l’art pour l’art peut s’apparenter à une quête de la vérité intérieure. Dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier écrit qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid ». Pour excessifs qu’ils puissent paraître, ces propos nous amènent à comprendre combien, plus que d’être un guide politique, l’écrivain peut s’imposer comme un magicien des mots, un « enchanteur », pour reprendre une expression célèbre de Nabokov, c’est-à-dire celui qui donnant à voir la réalité à travers le prisme de l’art, est apte à faire jaillir « quelque lumière même pour les yeux qui ne veulent pas encore voir », selon Julien Gracq dans Au château d’Argol. Tel un sculpteur qui façonne la matière, l’écrivain doit transformer cette matière difficile qu’est le langage par un long et patient travail sur la forme. Comme nous le comprenons, la quête de la perfection littéraire, loin d’imposer aux hommes une quelconque vérité, leur permet d’être sensible à la présence de l’invisible, c’est-à-dire d’entendre le chant des matelots, pour paraphraser Mallarmé, ou de se baigner avec Rimbaud « dans le poème de la mer ». S’il garde certes conscience du réel puisque tel un arbre ses feuilles bruissent aux murmures du monde, l’écrivain lui donne une signification nouvelle issue de l’imaginaire et selon laquelle le monde devient un univers de signes. Ainsi peut-il guider vers la seule connaissance qui vaille et que l’auteur de la fameuse Lettre du Voyant comparait à un « dérèglement de tous les sens ».

_____Mais en transcrivant les « voix intérieures » qui l’animent, l’écrivain va bien au-delà de la simple confidence, il implique son lecteur. Victor Hugo ne s’y était pas trompé : dans la préface des Contemplations (1856), répondant à ceux qui se plaignent des écrivains qui se replient sur soi, il affirme : « Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Cet appel nous amène à réinterpréter les propos de Boris Pasternak : l’écrivain n’est-il pas « l’écho sonore » de son siècle ? Tel serait le sens qu’il faudrait sans doute attribuer à cet « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent » qu’évoque Pasternak. Dans ces conditions, l’écrivain, puisqu’il est à l’écoute du monde, n’a-t-il pas également pour tâche d’agir, de s’engager dans le réel, de guider vers la vérité documentaire, la vérité des faits, la vérité historique ? Et au risque d’apparaître comme un « chanteur inutile » selon la condamnation sans appel de Victor Hugo dans « Fonction du poète », ne doit-il pas assumer une mission militante vis-à-vis de l’humanité ?

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_____Si l’œuvre littéraire doit « servir » à quelque chose, nombreux sont les écrivains qui ont fait figurer l’engagement au premier rang de leurs préoccupations. Certes, comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas d’engagement que politique et social ; d’ailleurs, l’écriture littéraire, fût-elle tournée sur elle-même parfois, reflète toujours à contre-courant les bouleversements culturels d’une époque. Cela dit, force est d’admettre que les propos de Boris Pasternak, parce qu’ils privilégient à un code de règles prescriptives (« Guide-nous vers la vérité ») une éthique personnelle, sont quelque peu paradoxaux : comme l’a affirmé Jean-Paul Sartre en 1948 dans un texte célèbre, « l’écrivain est en situation dans son époque » : chacun de ses gestes et de ses mots, de ses silences même, a une portée. Dans ces conditions, ne doit-il pas assumer cette portée ?

_____En premier lieu, reconnaissons qu’il y a dans l’acte d’écrire la quête de l’existant : de fait, l’intellectuel appartient à l’histoire, à la société, aux idéologies. Témoin attentif et lucide de son temps, le poète, tout comme l’écrivain engagé, est donc celui qui, se révélant soucieux d’infléchir par la plume et par le poids des mots, le cours de l’histoire, aspire à mettre son art au service d’une cause. Fût-elle très suggestive par la perception artistique du monde qu’elle fait prévaloir, la comparaison du poète avec un « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent », s’apparenterait donc davantage à une formule de refus ou de défi qu’à un acte d’engagement et d’adhésion politique, comme le fut par exemple l’ambition qui a présidé au développement du courant réaliste : en revendiquant l’inscription de la fiction dans la vérité historique, des écrivains comme Zola ou Maupassant ont ainsi rationalisé le romanesque, en en faisant une entreprise explicative apte à participer à « l’enquête universelle, l’esprit de vérité transformant les sociétés » pour reprendre une formule d’Émile Zola dans sa « Lettre à la jeunesse » (1879). De même, lorsque l’auteur de Bel-Ami affirme que le but du romancier « n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements », il cherche à orienter les lecteurs « vers la vérité ». Cette participation de la littérature au politique défend en effet l’idée d’un engagement valant comme un « impératif absolu » et amenant les hommes à prendre en main leur destinée à travers les conditions politiques et sociales dans lesquelles ils se trouvent. Pour Jean-Paul Sartre, que nous évoquions précédemment, « si l’engagement est omniprésent dans le moindre de nos actes, c’est qu’il est constitutif de notre liberté exercée ‘en situation’. Condamné à être libre, je suis donc condamné à m’engager »². Dans ces conditions, l’écrivain joue bien plus qu’un rôle de guide : en servant une cause au service des autres, il devient à ce titre un activiste du Verbe.

_____Parallèlement à ce militantisme revendiqué, l’engagement est la voie d’accès non seulement vers la réalité, mais aussi vers la liberté, puisqu’il sert à affranchir l’individu de la plus cruelle des sujétions : celle du déterminisme. Cette question centrale, qui est au cœur du débat sur la légitimité de l’intellectuel, a été particulièrement bien abordée par le siècle des Lumières qui marque l’émergence d’une nouvelle conception de l’homme et du monde : plutôt que de sacrifier le bonheur aux chimères d’un avenir utopique ou d’une quelconque providence théologique, les Philosophes invitent davantage à une réflexion sur le rôle de l’intellectuel dans l’Histoire. Ainsi, le fameux article de Dumarsais dans l’Encyclopédie fait de l’intellectuel le parangon de la vertu et de la liberté de penser, puisqu’il lui assigne une fonction de questionnement éthique : celui qui a l’esprit critique, qui est libre et qui, doté d’une curiosité intellectuelle, d’un flambeau, réfléchit sur le sens de ses actions, est donc apte à intervenir dans les affaires publiques pour combattre les injustices. Si les Lumières n’ont certes pas vraiment renouvelé le contenu conceptuel de la philosophie, elles en ont cependant redéfini les enjeux politiques par une littérature du vécu et de l’engagement qui trouve son inspiration dans le changement social, la pression sur les opinions publiques et le refus des ethnocentrismes, chemin privilégié pour la quête de soi. Comme nous le voyons à travers cet exemple, l’intellectuel a pour fonction de dépasser l’esthétique des idées par une éthique des idées, seule capable de conduire vers la vérité. L’écrivain engagé est donc un guide, voire même un porte-parole dont les écrits ont non seulement un statut de témoignage mais plus encore de revendication, puisqu’ils engagent la responsabilité de l’écrivain et lui donnent son sens. Nous aurions pu évoquer ici  le fameux cri de révolte lancé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » ou même le magnifique Cahier d’un retour au pays natal, point de départ de la négritude… Autant de textes dont l’impact idéologique fait de l’écriture une arme au service de la liberté et de l’intellectuel la conscience de tous.

_____Enfin, les écrivains, contrairement à ce que laisserait entendre Pasternak peuvent constituer des repères, des avant-gardes dont le but est de conduire les masses vers la vérité, la prise de conscience. Ils assument ainsi une mission d’éducation morale contribuant à « dire l’Histoire » au même titre que les historiens. Qu’il soit progressiste, comme Voltaire, Nazim Hikmet, Simone de Beauvoir ou inscrit dans une tradition intellectuelle marquée par la lucidité et l’esprit de révolte comme François Rabelais, Georges Bernanos, Marguerite Duras ou Assia Djebar, l’écrivain est un garant de la liberté : au-delà d’une critique de l’ordre culturel et social en place, il essaie selon les mots d’Édouard Glissant « d’avancer l’histoire, de mettre en ordre les événements »³, il façonne ainsi l’imaginaire collectif, intervient au milieu de la foule et en façonne les idéaux. Dans une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936 à l’occasion de l’exposition internationale du Surréalisme, Paul Éluard n’hésitant pas à prendre ses distances avec nombre de ses contemporains et stigmatisant, au nom de l’évidence poétique, toute représentation par trop élitiste ou individualisante de la poésie, déclare que les poètes « ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse […], ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous ». Comme nous le voyons, dans sa prétention de parler « pour tous », le poète milite plus encore en faveur du changement idéologique. L’engagement est par définition une mise en question du statisme et de l’immobilisme. C’est donc du  fait historique que l’écriture engagée tire sa légitimité ; c’est par l’Histoire qu’elle entre dans l’Histoire. Particulièrement au vingtième siècle, les poètes ont en effet revendiqué l’ancrage de l’écriture dans une historicité cosmopolite. Les bouleversements socio-historiques les ont amenés à remettre en cause nombre de fondements jugés incompatibles avec la société de leur temps. Ainsi, c’est bien le statut de l’intellectuel qui s’est trouvé transformé par l’engagement : il est devenu en quelque sorte un juge à l’égard de ceux qui ne se sont pas engagés. Dans sa volonté de parler « pour tous » ou de conduire vers la vérité, il a ainsi décrédibilisé ceux qui, n’engageant que leur « conscience personnelle », n’avaient pas la prétention de se révolter comme lui. Faut-il dès lors, comme le suggèrent implicitement les propos que l’ouvrier tient à Pasternak, déclarer le non-politique comme le champ de l’arbitraire et conséquemment une écriture plus individualiste comme sclérosante ?

_____Comme nous le comprenons, le refus d’une identité différentielle des intellectuels, qui est au cœur de notre débat, trahit un difficile rapport entre l’écriture et le réel : quelles sont les limites et les finalités du langage ? Qu’attend-on vraiment d’un livre ? Certes l’écrivain doit apporter des réponses, mais une telle conception n’est-elle pas toutefois réductrice, voire dogmatique ? Et la demande, somme toute assez naïve que l’ouvrier formule à Pasternak, n’amène-t-elle pas à douter des réponses toutes faites, surtout en matière de vérité ?

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_____Si la recherche de la vérité détermine nos actions, au sens le plus fort du mot le vrai est ce qui est. Ainsi, lorsque Boris Pasternak dit que « le poète est un arbre »,  il nous donne sa vérité ; or comme nous l’avons suggéré dans notre première partie, toute vérité n’est-elle pas un trait de l’être lui-même ? Dès lors, vouloir guider vers la vérité, ne relèverait-il pas d’une erreur fondamentale qu’ont commise nombre d’intellectuels qui ont joui d’un crédit politique illimité ? N’est-ce pas au nom de cette même vérité dont ils se réclamaient que Robespierre fera guillotiner Olympe de Gouges ? Que Louis-Ferdinand Céline prendra le parti de la collaboration à outrance ? Ou que Sartre écrira que la liberté de critique était totale en URSS ? Que les dissidents étaient des menteurs ? Que le terrorisme et toutes ses violence étaient justifiables au nom d’une juste cause ? Comme nous le voyons, l’articulation de la littérature et de l’éthique est difficile : en ce sens, guider vers la vérité relèverait davantage d’un cheminement intérieur, d’un travail de réflexion et de questionnement, que de l’imposition d’une parole aussi unique qu’imperturbable.

_____Pour commencer, reconnaissons que tout le mérite de Pasternak est de nous donner, par son expérience interprétative du monde, une vision très personnelle du statut et du rôle de l’écrivain. Ce faisant, l’auteur nous amène à nous questionner nous-même : qu’attendons-nous d’un livre ? Pour certains la lecture est une échappatoire, elle peut mêler bouleversement et divertissement, nous amener à un enseignement, nous faire réfléchir à la vie en général ou nous apprendre quelque chose sur nous-même. Lire un livre c’est donc se chercher pour mieux se comprendre soi-même et ainsi mieux comprendre le monde qui nous entoure. Tel sera l’enjeu des Rêveries du promeneur solitaire, dont la première page annonce : « Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher ». Cette quête que Jean-Jacques Rousseau entend faire partager à son lecteur est le fruit d’un cogito herméneutique qui amène conséquemment le lecteur à se chercher devant le texte et peut-être à essayer de se comprendre dans l’acte de lecture : il ressort de ces remarques que lire amène davantage à des questionnements qu’a des réponses toutes faites, simplificatrices et dogmatiques. L’exemple de l’autobiographie est d’autant plus intéressant qu’il nous permet de comprendre l’auteur à travers son histoire, de l’envisager dans cette succession d’instants qui ont constitué sa vie. Ainsi, quand nous lisons Si c’est un homme de Primo Levi, œuvre testimoniale majeure sur l’enfer concentrationnaire et l’horreur de la Shoah, nous sommes amenés à nous poser des tas de questions : « Comment aurions nous supporté ces horreurs ? Aurions-nous survécu ? Aurions-nous essayé de trouver la force de nous sauver ? Aurions-nous supporté le manque de nourriture, la fatigue, la maladie, le fait d’être en permanence rabaissé ? » Plus que de guider vers une responsabilisation de l’écrivain, ce témoignage bouleversant répond donc d’abord à une nécessité vitale pour l’auteur. Comme il l’écrira dans la préface à l’édition italienne, « le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous […] la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre, c’est avant tout en vue d’une libération intérieure ». Comme nous le comprenons, le rôle de l’écrivain n’est ni de s’enfermer dans sa tour d’ivoire, ni d’être un quelconque prophète, mais d’apparaître, loin de toute héroïsation, comme un questionneur de la condition humaine.

_____C’est sous l’angle de ce questionnement identitaire qu’il convient donc désormais d’orienter notre traitement du sujet. Si l’œuvre littéraire est une réalité éminemment sociale, définie par sa relation objective aux hommes et au monde, il n’en demeure pas moins qu’au delà de sa fonction politique ou sociale, l’acte d’écrire, comme l’acte de lire, relève davantage d’un questionnement subjectif, d’un déchiffrement : tel serait peut-être le sens caché de cet « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent » qu’évoque Pasternak. Dès lors, plus que de nous conduire vers la vérité, l’intellectuel peut apprendre aux hommes à se conduire. Cette exaltation de la valeur de l’homme, nul mieux que l’auteur de Gargantua ne l’a mise en pratique : à ce titre, l’abbaye de Thélème, telle que la dessinent les rêves utopiques de Rabelais, enseigne à l’homme à se gouverner lui-même en vertu des préceptes du « Connais-toi toi-même » socratique, à faire retour sur soi, à être capable de se critiquer avant d’entamer la critique d’autrui. En fait, le livre recèle souvent un sens plus profond qu’il faut savoir découvrir ; il invite le lecteur à approfondir le sens du récit, « à rompre l’os et sucer la substantifique moelle ». Cette belle métaphore rabelaisienne fait ici allusion à quelque chose d’essentiel, qui désigne ce que le lecteur actif doit extraire ou comprendre dans le texte qu’il lit, ce qu’il peut découvrir entre les lignes, le sens souvent caché du texte. L’écriture mais aussi la lecture rend donc possible un authentique retour sur soi-même. C’est ce que suggère le contenu latent du Petit prince : n’est-ce pas un secret d’enfance qui se dévoile dans le rêve éveillé de Saint Exupéry¹ ? « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux »… En somme, lire un livre, c’est apprendre à se conduire, à « se faire voyant » tel que l’affirmait Rimbaud, et cela amène aussi à se chercher : dès lors, toute lecture n’est-elle pas un questionnement du livre de soi-même dont nous tournons chaque jour les pages ? Comme nous le comprenons, l’écriture ne conduit pas, elle apprend en fait à se conduire, à « cultiver notre jardin ». Si cette fameuse phrase qui conclut l’odyssée de Candide est l’occasion pour Voltaire de refuser tout ce qui détourne l’homme de ses finalités concrètes, elle ébauche également un principe de sagesse et de modération.

_____Ainsi, la lecture est à la fois une quête métaphysique et un chemin initiatique : celui d’une élévation intérieure, et d’une poétique de l’invisible. Pour paraphraser Louis Lavelle qui disait que « le rôle de la parole, c’est de témoigner de l’invisible », nous pourrions affirmer que la parole de l’écrivain consiste précisément à conduire vers l’ineffable. L’écriture en effet s’affirme comme un art de la suggestion. Elle médiatise le réel : c’est par le détour des mots que la parole la plus vraie se met en place et que le lecteur peut percevoir, à l’écart des bruits du monde, parfois tristement révélateurs d’une parole vide, d’une parole sans « dire », sans substance, sans vérité, les feuilles qui bruissent dans le vent. À cet égard, la littérature n’est-elle pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ? La littérature acquiert ainsi un sens profond, qui va interpeller le lecteur : il s’agit de parler en se taisant. Qu’il nous soit permis pour terminer de citer ces si beaux propos de Marguerite Duras : « Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit ». Ce silence de l’écriture est un lieu presque irréel, utopique, qui oblige le sujet pensant à signifier à travers les mots : c’est donc avant tout se taire mais pour mieux parler dans le silence afin de mieux écouter le bruissement des feuilles dans le vent qu’évoque si poétiquement Pasternak. Ainsi le livre oblige les lecteurs à écouter les mots, et les pousse à la réflexion ou à la méditation, pour finalement les amener vers un questionnement essentiel, loin des discours stéréotypés, corrompus et intéressés : il s’agit, en donnant de l’importance au silence, à rendre à la parole son sens, sa profondeur et sa valeur ultime : l’écriture est un non-dit qui dit tout… Comme l’a si bien suggéré le poète Yves Bonnefoy, la poésie retirée du bruit du monde essaie dans le secret de l’abstraction de retrouver une vérité sans cesse dérobée. Finalement, écrire, c’est « écouter le silence », selon les mots d’Edmond Jabès… Avant de nous apprendre à parler, l’acte d’écrire nous apprend à faire silence afin d’écouter l’autre : « Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent », écrivait Annie Leclerc dans Parole de femme, avant d’ajouter : « La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues. » Il s’agit donc d’un véritable langage du silence, langage de l’écoute de l’autre, devenu l’unique façon de sauver la parole du monde…

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_____Au terme de ce travail, interrogeons-nous une dernière fois. Comme nous avons essayé de le montrer, l’acte d’écrire oscille entre le moi collectif et le moi le plus individuel. Mais si l’écriture est d’abord un acte intérieur qui nécessite un repli sur soi, c’est sans doute pour mieux se livrer. De fait, écrire, c’est toujours montrer une partie de soi, se révéler ou se dévoiler. À la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Anaïs Nin répond : « Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour raconter le voyage à travers le labyrinthe… » En ce sens, l’écriture est une rencontre avec l’autre, un partage, et nous aurions presque envie de demander à Pasternak de nous conduire, non point vers la vérité, mais vers l’altérité. Telle est peut-être la mission de l’écrivain : la littérature donne à voir. L’écrivain en effet se doit non seulement d’éclairer par ses écrits le monde qui nous entoure, mais de le mettre en forme verbalement. Ce pouvoir accordé au mot, au style, fait la valeur de l’art littéraire : s’il est l’observateur, le témoin particulier, le porte-parole de notre monde, l’écrivain est aussi selon l’expression d’Édouard Glissant un “bâtisseur de langage” capable de réinventer l’homme…

© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif (Lycée en Forêt/Montargis, France), juillet 2014

NOTES

1. Nous orthographions Saint Exupéry sans trait d’union, selon le souhait de l’écrivain.
2. Gilles Vannier, L’Existentialisme : Littérature et philosophie, Paris L’Harmattan 2001, page 75.
3. Édouard Glissant, Le Quatrième cercle, Paris Éd. du Seuil 1964, page 30.

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Corrigé de dissertation : Boris Pasternak… « Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne… »

Dissertation littéraire sujet corrigé
Méthodologie de la dissertation

Rappel du sujet :

Il y a quelques mois, j’avais proposé à mes élèves de Seconde de plancher sur le sujet de dissertation suivant :

À un ouvrier qui lui avait demandé : « Conduis-nous vers la vérité », l’écrivain russe Boris Pasternak répondit : « Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne ».

Vous discuterez cette affirmation en élargissant votre réflexion à la littérature sous toutes ses formes.

Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire en Seconde 3 et en Seconde 11 (promotion 2013-2014), j’en ai distingué quelques-uns, particulièrement approfondis, et c’est à ces travaux que j’ai songé en élaborant le présent corrigé : merci entre autres à Maud, Marianne, Héloïse, Juliette, Bastien (Seconde 11, promotion 2013-2014) pour leur implication très probante. BR 


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_____Plus les sociétés ont été historiquement bouleversées, et plus le rôle spirituel et social des intellectuels a été sollicité. Le marxisme particulièrement en URSS a ainsi placé au premier rang de ses préoccupations la nécessité de faire sortir l’intellectuel de son solipsisme et de lui assigner auprès des masses un véritable statut idéologique. Le poète Evgueni Evtouchenko relate à cet égard dans Autobiographie précoce l’anecdote suivante : à un ouvrier qui lui avait demandé « Conduis-nous vers la vérité », l’écrivain russe Boris Pasternak répondit de façon quelque peu paradoxale : « Quelle drôle d’idée ! Je n’ai jamais eu l’intention de conduire quiconque où que ce soit. Le poète est comme un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent, mais qui n’a le pouvoir de conduire personne ».
_____Ces propos, pour déroutants qu’ils soient, nous amènent à nous interroger : quel est le rôle de l’écrivain ? Doit-il endosser le statut de pédagogue ou au contraire se soustraire aux contingences de l’Histoire ? De façon plus générale, Pasternak nous invite à questionner le statut et la fonction de la littérature dans notre société.
_____Nous étudierons cette problématique selon une triple perspective. Après avoir montré la validité de la thèse de Pasternak qui semble éloigner l’écrivain de tout militantisme, nous discuterons cette non-insertion dans le réel : l’intellectuel n’est-il pas, par définition, engagé dans l’Histoire ? Pour autant, cette interférence dans l’action politique trouve aussi ses limites : c’est ainsi que nous achèverons notre réflexion en essayant de montrer combien, plutôt que d’apporter des réponses, l’écrivain doit par son œuvre amener autant à un questionnement qu’à une quête du sens.

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_____Tout d’abord, comme le rappelle Boris Pasternak, l’écrivain « n’a le pouvoir de conduire personne » : si chemin vers la vérité il y a, n’est-il pas d’abord un appel à la liberté intérieure ? Et si l’écrivain est à l’écoute du monde tel « un arbre dont les feuilles bruissent dans le vent », son écriture, par définition individualisante, lui est propre. Sa vision est donc subjective et n’appartient qu’à lui. De fait, il ne faut pas se méprendre sur le sens profond de l’art poétique : avant d’être engagement pour les autres, la poésie est engagement pour soi-même. C’est l’être entier qu’elle engage ; c’est son univers intérieur et son intimité que le poète traduit en mots sur la page blanche. L’écriture n’est-elle pas en effet, comme l’ont si bien suggéré les romantiques, la peinture d’un paysage intérieur, reflétant, tel un miroir, les idéaux et les états d’âmes ? Caspar David Friedrich, peintre emblématique du mouvement, déclarait à ce propos qu’il faut [res]sentir ce que l’on crée au lieu de l’inventer ; la simple peinture d’un paysage n’étant qu’un prétexte pour se décrire soi-même et pour guider vers la vérité de l’être. L’œuvre est ainsi l’autoportrait de celui qui l’a créée. Comme nous le voyons, il n’y a pas une vérité possible vers laquelle le lecteur tendrait en lisant un texte, mais une multitude de vérités possibles, chacun ayant la sienne. De même, c’est bien une vision personnelle de voir les choses que l’écrivain expose dans son œuvre. Nous pourrions évoquer ici le lyrisme élégiaque de Charlotte Brontë dans « Apaisement du soir« . L’auteure nous dévoile les tourments de son âme sans prétendre « guider » qui que ce soit :

Le cœur humain renferme des trésors cachés
Gardés en silence, scellés en secret ;
Des pensées, des espoirs, des rêves, des plaisirs,
Dont les charmes seraient brisés s’ils étaient révélés.

Impliquée dans un processus d’intériorisation intimement lié à la fonction émotive du langage, l’auteure ne peut être que subjective, car il s’agit d’émotions personnelles qui, substituant à la perception réaliste du monde la vision intérieure de celui qui écrit, ne sauraient être considérées comme modèle ou vérité. D’ailleurs, comme nous le verrons particulièrement par la suite, tout l’intérêt des propos de Boris Pasternak est de montrer que l’appropriation de la vérité est subjective, et qu’il n’y a sans doute pas de vérité objective. Loin de guider quiconque, nombreux sont donc les poètes dont les vers n’ont d’autre but que de conduire, à travers l’expression des émois et des épanchements du moi, vers une vérité qui leur est propre.

_____Comme nous le pressentions, rien n’est plus individuel que l’écriture, et ce serait risquer peut-être d’en pervertir l’usage que d’assigner à l’engagement individuel la mission de servir une lutte collective. Cette quête vers une vérité intérieure est d’autant plus exigeante qu’elle invite en outre à une perception synesthésique du monde en ajoutant ce bruit subtil des « feuilles [qui] bruissent dans le vent » suggéré par Boris Pasternak. En éprouvant le monde par osmose, l’écrivain métamorphose ainsi le réel, il l’idéalise et amène le lecteur à « voir » le monde différemment : « Tant de mains pour transformer le monde, et si peu de regards pour le contempler » écrivait Julien Gracq dans Lettrines pour faire comprendre combien l’écrivain, transcendant le texte, doit l’investir d’une quête poétique autant que métaphysique. Comment ne pas citer à cet égard l’exemple des Fleurs du mal de Baudelaire ? En transcendant la description du monde en un paysage intérieur et idéal, le poète montre combien l’art d’écrire relève bien plus de l’imagination que de l’observation. C’est d’ailleurs cet extraordinaire pouvoir d’imagination qui s’impose comme un impératif intime et souvent non formulé de l’art poétique. Qu’on ne se méprenne pas pour autant, l’écrivain non-engagé n’a pas un rôle mineur, bien au contraire : en procédant de la tension qui l’habite entre une conception individualisante de l’écriture et une conception fusionnelle, il peut alors guider ses lecteurs vers le rêve et l’imaginaire et non pas vers une réalité référentielle par trop matérialiste. Nous pourrions évoquer ici Le Grand Meaulnes imaginé par Alain-Fournier : sorte de fiction en trompe l’œil, le roman nous éloigne du fait historique pour nous plonger dans l’inconscient et le merveilleux. Si ce récit mythique né de l’imaginaire fourniérien fascine encore autant aujourd’hui, c’est qu’il répond à un impératif majeur de l’écriture qui est de nous évader. « Guide-nous vers le rêve » aurions-nous pu demander à Boris Pasternak… Comprenons que le rôle de l’écrivain n’est pas de conduire vers une certitude objective mais de faire apparaître, grâce à la magie des mots, le monde sous un jour nouveau : l’idéal intérieur d’un réel transcendé. Qu’il nous soit permis également d’évoquer l’exemple du Petit Prince. Publié le 6 avril 1943 à New York, et contrastant avec la pesante réalité de la guerre, ce conte poétique et philosophique est bien la projection des rêves d’Antoine de Saint Exupéry¹ lors de son exil aux États-Unis. Mêlant dans la même osmose le réel et l’irréel, il se rapproche de la perspective du songe éveillé en incarnant très poétiquement un imaginaire de transcendance de l’homme, à la fois comme être au monde et comme expérience de soi-même. De l’irréalité du rêve, Le Petit prince reprend à ce titre la dimension allégorique, invitant le lecteur à passer du récit autobiographique comme source d’inspiration à un voyage onirique autant qu’initiatique. Retenons de ces exemples qu’en s’affranchissant du réel grâce à l’imagination, l’écrivain est donc, par la magie de ses récits, un éveilleur de rêve.

_____Éveilleur de rêve, mais aussi éveilleur de conscience puisqu’il peut révéler en chacun de nous une vérité intérieure d’autant plus signifiante que sa valeur n’est pas sujette au consensus social. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Boris Pasternak publia en 1929 un texte à caractère autobiographique dédié au poète Rilke, Sauf-conduit, dans lequel, évoquant son propre parcours artistique et délaissant les pressions de l’actualité, l’auteur défend l’existence autonome de l’art. Tel est peut-être le sens même de l’acte d’écrire, c’est-à-dire l’identité du mot avec sa beauté formelle. Il serait intéressant à ce titre de mentionner le mouvement parnassien. S’il lui a été beaucoup reproché de puiser sa matière dans le rejet de tout engagement social et politique, et de sacrifier l’idée à la perfection de la forme, force est de reconnaître que l’art pour l’art peut s’apparenter à une quête de la vérité intérieure. Dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier écrit qu’« il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid ». Pour excessifs qu’ils puissent paraître, ces propos nous amènent à comprendre combien, plus que d’être un guide politique, l’écrivain peut s’imposer comme un magicien des mots, un « enchanteur », pour reprendre une expression célèbre de Nabokov, c’est-à-dire celui qui donnant à voir la réalité à travers le prisme de l’art, est apte à faire jaillir « quelque lumière même pour les yeux qui ne veulent pas encore voir », selon Julien Gracq dans Au château d’Argol. Tel un sculpteur qui façonne la matière, l’écrivain doit transformer cette matière difficile qu’est le langage par un long et patient travail sur la forme. Comme nous le comprenons, la quête de la perfection littéraire, loin d’imposer aux hommes une quelconque vérité, leur permet d’être sensible à la présence de l’invisible, c’est-à-dire d’entendre le chant des matelots, pour paraphraser Mallarmé, ou de se baigner avec Rimbaud « dans le poème de la mer ». S’il garde certes conscience du réel puisque tel un arbre ses feuilles bruissent aux murmures du monde, l’écrivain lui donne une signification nouvelle issue de l’imaginaire et selon laquelle le monde devient un univers de signes. Ainsi peut-il guider vers la seule connaissance qui vaille et que l’auteur de la fameuse Lettre du Voyant comparait à un « dérèglement de tous les sens ».

_____Mais en transcrivant les « voix intérieures » qui l’animent, l’écrivain va bien au-delà de la simple confidence, il implique son lecteur. Victor Hugo ne s’y était pas trompé : dans la préface des Contemplations (1856), répondant à ceux qui se plaignent des écrivains qui se replient sur soi, il affirme : « Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Cet appel nous amène à réinterpréter les propos de Boris Pasternak : l’écrivain n’est-il pas « l’écho sonore » de son siècle ? Tel serait le sens qu’il faudrait sans doute attribuer à cet « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent » qu’évoque Pasternak. Dans ces conditions, l’écrivain, puisqu’il est à l’écoute du monde, n’a-t-il pas également pour tâche d’agir, de s’engager dans le réel, de guider vers la vérité documentaire, la vérité des faits, la vérité historique ? Et au risque d’apparaître comme un « chanteur inutile » selon la condamnation sans appel de Victor Hugo dans « Fonction du poète », ne doit-il pas assumer une mission militante vis-à-vis de l’humanité ?

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_____Si l’œuvre littéraire doit « servir » à quelque chose, nombreux sont les écrivains qui ont fait figurer l’engagement au premier rang de leurs préoccupations. Certes, comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas d’engagement que politique et social ; d’ailleurs, l’écriture littéraire, fût-elle tournée sur elle-même parfois, reflète toujours à contre-courant les bouleversements culturels d’une époque. Cela dit, force est d’admettre que les propos de Boris Pasternak, parce qu’ils privilégient à un code de règles prescriptives (« Guide-nous vers la vérité ») une éthique personnelle, sont quelque peu paradoxaux : comme l’a affirmé Jean-Paul Sartre en 1948 dans un texte célèbre, « l’écrivain est en situation dans son époque » : chacun de ses gestes et de ses mots, de ses silences même, a une portée. Dans ces conditions, ne doit-il pas assumer cette portée ?

_____En premier lieu, reconnaissons qu’il y a dans l’acte d’écrire la quête de l’existant : de fait, l’intellectuel appartient à l’histoire, à la société, aux idéologies. Témoin attentif et lucide de son temps, le poète, tout comme l’écrivain engagé, est donc celui qui, se révélant soucieux d’infléchir par la plume et par le poids des mots, le cours de l’histoire, aspire à mettre son art au service d’une cause. Fût-elle très suggestive par la perception artistique du monde qu’elle fait prévaloir, la comparaison du poète avec un « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent », s’apparenterait donc davantage à une formule de refus ou de défi qu’à un acte d’engagement et d’adhésion politique, comme le fut par exemple l’ambition qui a présidé au développement du courant réaliste : en revendiquant l’inscription de la fiction dans la vérité historique, des écrivains comme Zola ou Maupassant ont ainsi rationalisé le romanesque, en en faisant une entreprise explicative apte à participer à « l’enquête universelle, l’esprit de vérité transformant les sociétés » pour reprendre une formule d’Émile Zola dans sa « Lettre à la jeunesse » (1879). De même, lorsque l’auteur de Bel-Ami affirme que le but du romancier « n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements », il cherche à orienter les lecteurs « vers la vérité ». Cette participation de la littérature au politique défend en effet l’idée d’un engagement valant comme un « impératif absolu » et amenant les hommes à prendre en main leur destinée à travers les conditions politiques et sociales dans lesquelles ils se trouvent. Pour Jean-Paul Sartre, que nous évoquions précédemment, « si l’engagement est omniprésent dans le moindre de nos actes, c’est qu’il est constitutif de notre liberté exercée ‘en situation’. Condamné à être libre, je suis donc condamné à m’engager »². Dans ces conditions, l’écrivain joue bien plus qu’un rôle de guide : en servant une cause au service des autres, il devient à ce titre un activiste du Verbe.

_____Parallèlement à ce militantisme revendiqué, l’engagement est la voie d’accès non seulement vers la réalité, mais aussi vers la liberté, puisqu’il sert à affranchir l’individu de la plus cruelle des sujétions : celle du déterminisme. Cette question centrale, qui est au cœur du débat sur la légitimité de l’intellectuel, a été particulièrement bien abordée par le siècle des Lumières qui marque l’émergence d’une nouvelle conception de l’homme et du monde : plutôt que de sacrifier le bonheur aux chimères d’un avenir utopique ou d’une quelconque providence théologique, les Philosophes invitent davantage à une réflexion sur le rôle de l’intellectuel dans l’Histoire. Ainsi, le fameux article de Dumarsais dans l’Encyclopédie fait de l’intellectuel le parangon de la vertu et de la liberté de penser, puisqu’il lui assigne une fonction de questionnement éthique : celui qui a l’esprit critique, qui est libre et qui, doté d’une curiosité intellectuelle, d’un flambeau, réfléchit sur le sens de ses actions, est donc apte à intervenir dans les affaires publiques pour combattre les injustices. Si les Lumières n’ont certes pas vraiment renouvelé le contenu conceptuel de la philosophie, elles en ont cependant redéfini les enjeux politiques par une littérature du vécu et de l’engagement qui trouve son inspiration dans le changement social, la pression sur les opinions publiques et le refus des ethnocentrismes, chemin privilégié pour la quête de soi. Comme nous le voyons à travers cet exemple, l’intellectuel a pour fonction de dépasser l’esthétique des idées par une éthique des idées, seule capable de conduire vers la vérité. L’écrivain engagé est donc un guide, voire même un porte-parole dont les écrits ont non seulement un statut de témoignage mais plus encore de revendication, puisqu’ils engagent la responsabilité de l’écrivain et lui donnent son sens. Nous aurions pu évoquer ici  le fameux cri de révolte lancé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » ou même le magnifique Cahier d’un retour au pays natal, point de départ de la négritude… Autant de textes dont l’impact idéologique fait de l’écriture une arme au service de la liberté et de l’intellectuel la conscience de tous.

_____Enfin, les écrivains, contrairement à ce que laisserait entendre Pasternak peuvent constituer des repères, des avant-gardes dont le but est de conduire les masses vers la vérité, la prise de conscience. Ils assument ainsi une mission d’éducation morale contribuant à « dire l’Histoire » au même titre que les historiens. Qu’il soit progressiste, comme Voltaire, Nazim Hikmet, Simone de Beauvoir ou inscrit dans une tradition intellectuelle marquée par la lucidité et l’esprit de révolte comme François Rabelais, Georges Bernanos, Marguerite Duras ou Assia Djebar, l’écrivain est un garant de la liberté : au-delà d’une critique de l’ordre culturel et social en place, il essaie selon les mots d’Édouard Glissant « d’avancer l’histoire, de mettre en ordre les événements »³, il façonne ainsi l’imaginaire collectif, intervient au milieu de la foule et en façonne les idéaux. Dans une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936 à l’occasion de l’exposition internationale du Surréalisme, Paul Éluard n’hésitant pas à prendre ses distances avec nombre de ses contemporains et stigmatisant, au nom de l’évidence poétique, toute représentation par trop élitiste ou individualisante de la poésie, déclare que les poètes « ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse […], ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous ». Comme nous le voyons, dans sa prétention de parler « pour tous », le poète milite plus encore en faveur du changement idéologique. L’engagement est par définition une mise en question du statisme et de l’immobilisme. C’est donc du  fait historique que l’écriture engagée tire sa légitimité ; c’est par l’Histoire qu’elle entre dans l’Histoire. Particulièrement au vingtième siècle, les poètes ont en effet revendiqué l’ancrage de l’écriture dans une historicité cosmopolite. Les bouleversements socio-historiques les ont amenés à remettre en cause nombre de fondements jugés incompatibles avec la société de leur temps. Ainsi, c’est bien le statut de l’intellectuel qui s’est trouvé transformé par l’engagement : il est devenu en quelque sorte un juge à l’égard de ceux qui ne se sont pas engagés. Dans sa volonté de parler « pour tous » ou de conduire vers la vérité, il a ainsi décrédibilisé ceux qui, n’engageant que leur « conscience personnelle », n’avaient pas la prétention de se révolter comme lui. Faut-il dès lors, comme le suggèrent implicitement les propos que l’ouvrier tient à Pasternak, déclarer le non-politique comme le champ de l’arbitraire et conséquemment une écriture plus individualiste comme sclérosante ?

_____Comme nous le comprenons, le refus d’une identité différentielle des intellectuels, qui est au cœur de notre débat, trahit un difficile rapport entre l’écriture et le réel : quelles sont les limites et les finalités du langage ? Qu’attend-on vraiment d’un livre ? Certes l’écrivain doit apporter des réponses, mais une telle conception n’est-elle pas toutefois réductrice, voire dogmatique ? Et la demande, somme toute assez naïve que l’ouvrier formule à Pasternak, n’amène-t-elle pas à douter des réponses toutes faites, surtout en matière de vérité ?

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_____Si la recherche de la vérité détermine nos actions, au sens le plus fort du mot le vrai est ce qui est. Ainsi, lorsque Boris Pasternak dit que « le poète est un arbre »,  il nous donne sa vérité ; or comme nous l’avons suggéré dans notre première partie, toute vérité n’est-elle pas un trait de l’être lui-même ? Dès lors, vouloir guider vers la vérité, ne relèverait-il pas d’une erreur fondamentale qu’ont commise nombre d’intellectuels qui ont joui d’un crédit politique illimité ? N’est-ce pas au nom de cette même vérité dont ils se réclamaient que Robespierre fera guillotiner Olympe de Gouges ? Que Louis-Ferdinand Céline prendra le parti de la collaboration à outrance ? Ou que Sartre écrira que la liberté de critique était totale en URSS ? Que les dissidents étaient des menteurs ? Que le terrorisme et toutes ses violence étaient justifiables au nom d’une juste cause ? Comme nous le voyons, l’articulation de la littérature et de l’éthique est difficile : en ce sens, guider vers la vérité relèverait davantage d’un cheminement intérieur, d’un travail de réflexion et de questionnement, que de l’imposition d’une parole aussi unique qu’imperturbable.

_____Pour commencer, reconnaissons que tout le mérite de Pasternak est de nous donner, par son expérience interprétative du monde, une vision très personnelle du statut et du rôle de l’écrivain. Ce faisant, l’auteur nous amène à nous questionner nous-même : qu’attendons-nous d’un livre ? Pour certains la lecture est une échappatoire, elle peut mêler bouleversement et divertissement, nous amener à un enseignement, nous faire réfléchir à la vie en général ou nous apprendre quelque chose sur nous-même. Lire un livre c’est donc se chercher pour mieux se comprendre soi-même et ainsi mieux comprendre le monde qui nous entoure. Tel sera l’enjeu des Rêveries du promeneur solitaire, dont la première page annonce : « Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher ». Cette quête que Jean-Jacques Rousseau entend faire partager à son lecteur est le fruit d’un cogito herméneutique qui amène conséquemment le lecteur à se chercher devant le texte et peut-être à essayer de se comprendre dans l’acte de lecture : il ressort de ces remarques que lire amène davantage à des questionnements qu’a des réponses toutes faites, simplificatrices et dogmatiques. L’exemple de l’autobiographie est d’autant plus intéressant qu’il nous permet de comprendre l’auteur à travers son histoire, de l’envisager dans cette succession d’instants qui ont constitué sa vie. Ainsi, quand nous lisons Si c’est un homme de Primo Levi, œuvre testimoniale majeure sur l’enfer concentrationnaire et l’horreur de la Shoah, nous sommes amenés à nous poser des tas de questions : « Comment aurions nous supporté ces horreurs ? Aurions-nous survécu ? Aurions-nous essayé de trouver la force de nous sauver ? Aurions-nous supporté le manque de nourriture, la fatigue, la maladie, le fait d’être en permanence rabaissé ? » Plus que de guider vers une responsabilisation de l’écrivain, ce témoignage bouleversant répond donc d’abord à une nécessité vitale pour l’auteur. Comme il l’écrira dans la préface à l’édition italienne, « le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous […] la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre, c’est avant tout en vue d’une libération intérieure ». Comme nous le comprenons, le rôle de l’écrivain n’est ni de s’enfermer dans sa tour d’ivoire, ni d’être un quelconque prophète, mais d’apparaître, loin de toute héroïsation, comme un questionneur de la condition humaine.

_____C’est sous l’angle de ce questionnement identitaire qu’il convient donc désormais d’orienter notre traitement du sujet. Si l’œuvre littéraire est une réalité éminemment sociale, définie par sa relation objective aux hommes et au monde, il n’en demeure pas moins qu’au delà de sa fonction politique ou sociale, l’acte d’écrire, comme l’acte de lire, relève davantage d’un questionnement subjectif, d’un déchiffrement : tel serait peut-être le sens caché de cet « arbre dont les feuilles bruissent dans le vent » qu’évoque Pasternak. Dès lors, plus que de nous conduire vers la vérité, l’intellectuel peut apprendre aux hommes à se conduire. Cette exaltation de la valeur de l’homme, nul mieux que l’auteur de Gargantua ne l’a mise en pratique : à ce titre, l’abbaye de Thélème, telle que la dessinent les rêves utopiques de Rabelais, enseigne à l’homme à se gouverner lui-même en vertu des préceptes du « Connais-toi toi-même » socratique, à faire retour sur soi, à être capable de se critiquer avant d’entamer la critique d’autrui. En fait, le livre recèle souvent un sens plus profond qu’il faut savoir découvrir ; il invite le lecteur à approfondir le sens du récit, « à rompre l’os et sucer la substantifique moelle ». Cette belle métaphore rabelaisienne fait ici allusion à quelque chose d’essentiel, qui désigne ce que le lecteur actif doit extraire ou comprendre dans le texte qu’il lit, ce qu’il peut découvrir entre les lignes, le sens souvent caché du texte. L’écriture mais aussi la lecture rend donc possible un authentique retour sur soi-même. C’est ce que suggère le contenu latent du Petit prince : n’est-ce pas un secret d’enfance qui se dévoile dans le rêve éveillé de Saint Exupéry¹ ? « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux »… En somme, lire un livre, c’est apprendre à se conduire, à « se faire voyant » tel que l’affirmait Rimbaud, et cela amène aussi à se chercher : dès lors, toute lecture n’est-elle pas un questionnement du livre de soi-même dont nous tournons chaque jour les pages ? Comme nous le comprenons, l’écriture ne conduit pas, elle apprend en fait à se conduire, à « cultiver notre jardin ». Si cette fameuse phrase qui conclut l’odyssée de Candide est l’occasion pour Voltaire de refuser tout ce qui détourne l’homme de ses finalités concrètes, elle ébauche également un principe de sagesse et de modération.

_____Ainsi, la lecture est à la fois une quête métaphysique et un chemin initiatique : celui d’une élévation intérieure, et d’une poétique de l’invisible. Pour paraphraser Louis Lavelle qui disait que « le rôle de la parole, c’est de témoigner de l’invisible », nous pourrions affirmer que la parole de l’écrivain consiste précisément à conduire vers l’ineffable. L’écriture en effet s’affirme comme un art de la suggestion. Elle médiatise le réel : c’est par le détour des mots que la parole la plus vraie se met en place et que le lecteur peut percevoir, à l’écart des bruits du monde, parfois tristement révélateurs d’une parole vide, d’une parole sans « dire », sans substance, sans vérité, les feuilles qui bruissent dans le vent. À cet égard, la littérature n’est-elle pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ? La littérature acquiert ainsi un sens profond, qui va interpeller le lecteur : il s’agit de parler en se taisant. Qu’il nous soit permis pour terminer de citer ces si beaux propos de Marguerite Duras : « Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit ». Ce silence de l’écriture est un lieu presque irréel, utopique, qui oblige le sujet pensant à signifier à travers les mots : c’est donc avant tout se taire mais pour mieux parler dans le silence afin de mieux écouter le bruissement des feuilles dans le vent qu’évoque si poétiquement Pasternak. Ainsi le livre oblige les lecteurs à écouter les mots, et les pousse à la réflexion ou à la méditation, pour finalement les amener vers un questionnement essentiel, loin des discours stéréotypés, corrompus et intéressés : il s’agit, en donnant de l’importance au silence, à rendre à la parole son sens, sa profondeur et sa valeur ultime : l’écriture est un non-dit qui dit tout… Comme l’a si bien suggéré le poète Yves Bonnefoy, la poésie retirée du bruit du monde essaie dans le secret de l’abstraction de retrouver une vérité sans cesse dérobée. Finalement, écrire, c’est « écouter le silence », selon les mots d’Edmond Jabès… Avant de nous apprendre à parler, l’acte d’écrire nous apprend à faire silence afin d’écouter l’autre : « Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent », écrivait Annie Leclerc dans Parole de femme, avant d’ajouter : « La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues. » Il s’agit donc d’un véritable langage du silence, langage de l’écoute de l’autre, devenu l’unique façon de sauver la parole du monde…

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_____Au terme de ce travail, interrogeons-nous une dernière fois. Comme nous avons essayé de le montrer, l’acte d’écrire oscille entre le moi collectif et le moi le plus individuel. Mais si l’écriture est d’abord un acte intérieur qui nécessite un repli sur soi, c’est sans doute pour mieux se livrer. De fait, écrire, c’est toujours montrer une partie de soi, se révéler ou se dévoiler. À la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Anaïs Nin répond : « Nous écrivons afin de pouvoir transcender notre vie, aller au-delà. Nous écrivons pour nous apprendre à parler avec les autres, pour raconter le voyage à travers le labyrinthe… » En ce sens, l’écriture est une rencontre avec l’autre, un partage, et nous aurions presque envie de demander à Pasternak de nous conduire, non point vers la vérité, mais vers l’altérité. Telle est peut-être la mission de l’écrivain : la littérature donne à voir. L’écrivain en effet se doit non seulement d’éclairer par ses écrits le monde qui nous entoure, mais de le mettre en forme verbalement. Ce pouvoir accordé au mot, au style, fait la valeur de l’art littéraire : s’il est l’observateur, le témoin particulier, le porte-parole de notre monde, l’écrivain est aussi selon l’expression d’Édouard Glissant un “bâtisseur de langage” capable de réinventer l’homme…

© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif (Lycée en Forêt/Montargis, France), juillet 2014

NOTES

1. Nous orthographions Saint Exupéry sans trait d’union, selon le souhait de l’écrivain.
2. Gilles Vannier, L’Existentialisme : Littérature et philosophie, Paris L’Harmattan 2001, page 75.
3. Édouard Glissant, Le Quatrième cercle, Paris Éd. du Seuil 1964, page 30.

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