La citation de la semaine… Tomas Tranströmer… Prix Nobel de Littérature 2011

« Vous avez bu de l’ombre pour vous rendre visibles. »

J’ouvre la première porte
C’est une grande chambre inondée de soleil
Une lourde voiture passe dans la rue
et fait trembler la porcelaine.
       
J’ouvre la porte numéro deux.
Amis ! Vous avez bu de l’ombre
pour vous rendre visibles.
        
Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroite.
Avec vue sur une ruelle.
Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte.
Belles scories de l’existence.

_

Tomas Tranströmer, « Élégie », Baltiques et autres poèmes, Le Castor astral éditeur (coll. Les Écrits des Forges), Paris 1985. Traduit du Suédois par Jacques Outin.

        

Tomas Tranströmer. Photo © Ulla Montan. Remerciements : Albert Bonniers Förlag

Il paraît à première vue difficile de pénétrer l’univers à la fois intimiste, austère et contemplatif de Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011 de Littérature. Peu connu du public français, cet immense poète suédois (né en 1931 à Stockholm), psychologue de formation, a travaillé plusieurs années auprès de jeunes délinquants avant de poursuivre une carrière de psychologue du travail. Ses observations, pressenties à partir de réactions subjectives sur le genre humain (et non d’un « engagement » politique) l’ont amené à une écriture profondément métaphysique sur le sens de la vie.

Claude-Michel Cluny qualifiait à ce titre ses textes « d’admirables visions, que leur simplicité fait évidentes, une fois le choc dissipé ». De fait, la poésie de Tomas Tranströmer est profondément ancrée dans l’expressionnisme scandinave, métamorphosant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité esthétique et expressive ; l’auteur de Baltiques propose ainsi une lecture à la fois réaliste et allégorique du monde qui tient tout autant des états d’âme (la mélancolie, l’angoisse, l’obsession de la solitude) que d’une réalité géographique et sociale typiquement nordiques :

Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroite.
Avec vue sur une ruelle.
Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte.
Belles scories de l’existence.
_

André Velter dans un article du Monde (« Visions au bord du réel », 21 avril 1995) notait très justement : « C’est avec une perception aiguë, méticuleuse, que Tomas Tranströmer parcourt la zone limitrophe des terres habitées, comme si cette étendue en marge s’apparentait à un réservoir de visions simples, de visions vastes, de visions suscitées au bord du réel. [Ses livres] suggèrent une quête obstinée, accomplie sans emphase et pas à pas, qui affronte l’opacité des signes, l’irréductibilité des choses, l’ombre des actes. […] Plus la déroute que le but ».

On pourrait en effet  remarquer combien la perception de l’espace, fragmentaire et restreinte, renvoie dans le texte à une impression de claustration : « porte », « chambre… étroite », « vue sur une ruelle ». Mais c’est ce qui rend aussi le poème si profondément intériorisé. Le jury du Nobel a d’ailleurs justifié son choix en affirmant que « par des images denses, limpides, [Tranströmer] nous donne un nouvel accès au réel ». C’est tout le sens de cette poésie, métaphorique et contingente à la fois ; presque diaphane et intemporelle dans sa volonté de représenter une réalité toujours insaisissable…

Bruno Rigolt

Méthodologie Lycée… Comment bien apprendre un cours…

Ce support de cours s’adresse en priorité aux lycéens de Seconde, mais il est évidemment utile, quel que soit le niveau, du Lycée aux classes Prépa, en passant par les sections de BTS…

Texte support : cours sur le Symbolisme.

Réaliser une fiche de synthèse…

Les dangers d’un cours appris « mot à mot »

Nombreux sont les étudiants qui estiment que « prendre un cours » relève de la simplicité : il suffirait selon eux de « recopier le tableau » et d’en apprendre tel quel le contenu. Une pareille conception est fréquemment source d’échecs. D’une part parce que beaucoup de professeurs (moi le premier) ne notent bien souvent au tableau que quelques points de détail qui ne correspondent pas forcément aux informations clés, ou à la structure du cours ; et d’autre part, parce qu’il est impossible de tout retenir. Prenons le cas d’un élève de Première qui présenterait à l’oral du Baccalauréat 25 textes. Chaque lecture analytique occupe une copie double environ, soit 100 pages rien que pour l’oral ! Il est évident que si le candidat ne constitue pas de fiches de synthèse il lui sera impossible d’affronter l’examen dans de bonnes conditions, pour la simple raison que personne ne peut apprendre correctement une centaine de feuilles : l’esprit se perd dans le détail des pages, on n’a pas de vision nette des notions, on commet des confusions nombreuses, on n’est pas capable de distinguer ce qui a de l’importance du détail inutile : vous devez donc veiller à discerner l’essentiel de l’accessoire afin de restituer avec exactitude une leçon

Exercez-vous à partir du cours que j’ai mis en ligne sur le Symbolisme, et qui est à apprendre : ce cours comporte près de 2000 mots… Le grand danger, en ne faisant pas de fiche de synthèse, tient principalement au fait qu’on retient souvent des détails parfaitement inutiles, au lieu de se concentrer sur l’essentiel.
← Dans l’exemple ci-contre, les informations surlignées en jaune sont très nombreuses, mais pourtant elles sont inutiles et n’amènent à retenir que des mots et pas du sens !

_

Privilégiez la pensée globale…

À l’opposé, si vous vous réappropriez le cours en le synthétisant, vous l’apprendrez beaucoup plus facilement et rapidement. Le but, c’est d’être capable de partir du sens global et de reconstituer mentalement les points de détail à partir des mots clés qu’on a notés. La pensée est ainsi plus synthétique : au lieu de se noyer dans les faits, elle privilégie l’abstraction et l’idée, c’est-à-dire le sens.  

Le principe d’une fiche de synthèse…

Étape 1 : la prise de notes

Tout d’abord, il faut lire attentivement le texte (en le prononçant à voix basse si vous le pouvez) en surlignant les mots ou groupes de mots qui correspondent aux informations principales, ou qui présentent un intérêt particulier, car le texte est inexploitable tel quel !

Attention : ne surlignez que l’essentiel, surtout pas de phrases ou de parties de phrases entières. Trop surligner revient en fait à ne rien noter du tout !

 

Étape 2 : l‘exploitation des notes

Il ne faut jamais apprendre à partir du texte surligné. Les notes doivent être retravaillées afin de mieux mémoriser le cours : vous devez donc les ordonner puis les compléter.

 ◊ Pensez en premier lieu à rechercher le sens des mots inconnus ou difficiles, ou ce que vous ne comprenez pas bien (au crayon de papier sur votre feuille de cours, pensez aussi à noter dans la marge les questions ou remarques qui vous viennent à l’esprit afin de les évoquer au début du cours suivant…).

 ◊ Il faut ensuite reporter les informations importantes (qui sont surlignées) en reformulant, en regroupant les idées et en évitant les inutiles présentations (« Le Symbolisme est un mouvement littéraire et culturel… »).

Le nouveau texte comporte 35 mots seulement (contre 170 pour le texte d’origine, soit 5 fois moins environ).

Alors que dans le cours écrit, la structure des phrases, volontairement « littéraire », permettait d’enrichir l’énoncé, dans les notes au contraire, il est impératif de reformuler et de supprimer les redondances (répétitions sous une autre forme), les adverbes, les propositions, certains exemples, etc.

◊ Au moment de reporter les informations importantes, il faut donc penser à :

  • Synthétiser. Posez-vous toujours ces questions évidentes, mais pourtant essentielles : de quoi est-il question dans le cours ? Quels en sont les axes directeurs ? Sur quoi faut-il que j’insiste avant tout ?
  • Hiérarchiser : dans l’exemple ci-dessus, le titre (« Symbolisme »), les repères historiques (« 1885-1895 ») ainsi que la définition (« Révolution spirituelle et idéaliste contre le Réalisme et le Naturalisme ») sont bien mis en évidence. Obligez-vous ensuite, à l’oral, à formuler des phrases rédigées à partir de vos notes afin de vous entraîner à la maîtrise du discours.
  • Regrouper les idées : dans le texte d’origine, certaines expressions ou mots importants étaient volontairement répétés afin d’aider le lecteur à cerner l’idée directrice (« réaction idéaliste » ligne 3 ; « nostalgie de l’idéal » ligne 8 ; « idéalisation du réel » dernière ligne) : dans votre fiche, il faut évidemment regrouper les informations : tout ce qui est redondant, mais aussi accessoire ou secondaire doit être supprimé.
Attention : s’il est important de reformuler avec son propre langage, il ne faut pas « traduire » les mots clés ou les notions : leur chercher à tout prix un synonyme ou recourir à des approximations de langage ne saurait aboutir qu’à un travail maladroit, voire incorrect : ici les mots « idéal », « Réalisme », « Naturalisme », « Romantisme », etc. doivent être appris tels quels. Mais rien ne vous empêche évidemment d’approfondir une notion en consultant un ouvrage ou un site spécialisé, en demandant conseil au professeur afin de vérifier que vous avez bien compris…

 

Etape 3 : l’apprentissage actif du cours

Apprenez toujours le cours à partir de vos fiches de synthèse (et jamais comme je le rappelais plus haut, à partir du cours lui-même). Pensez à relire régulièrement vos fiches en privilégiant à la fois la compréhension du sens global et le « par cœur » pour ce qui concerne la mémorisation des notions, du vocabulaire, des définitions, des citations…

Entraînez-vous par ailleurs aux évaluations en vous posant des « colles » : l’entraînement joue en effet un rôle essentiel afin de vérifier que les notions à étudier sont bien acquises. Le mieux est de vous imposer une « interro surprise » : posez-vous une question d’ensemble et donnez-vous 10 à 15 minutes pour y répondre, pas plus.

Stimuler la mémoire auditive : apprendre avec un MP3

Utilisez la mémoire auditive en enregistrant par exemple les points clés de vos cours sur MP3 (cliquez ici pour accéder à l’article dans lequel j’explique en détail la méthode).

L’intérêt de la mémoire auditive

Après une journée de travail, la mémoire visuelle est souvent défaillante, surtout si l’on veille tard le soir : fatigue oculaire, difficultés de concentration, troubles de la vision… De plus, votre cerveau est un peu comme un disque dur d’ordinateur : après plusieurs heures de cours sur des matières complètement différentes, une fois rentré chez vous, l’ordinateur, la télévision, les jeux vidéo sollicitent de nouveau votre cerveau. À un certain moment, il ne parvient plus à gérer cette multiplication de signes : le « disque dur » de votre cerveau est littéralement « fragmenté », impossible pour lui de restituer convenablement les connaissances, de là de nombreuses confusions, souvent très lourdes de conséquences en situation d’évaluation.

La « méthode MP3 »

  • Règle n°1 : faites préalablement une fiche de synthèse sur le cours que vous devez apprendre : c’est obligatoire.
  • Règle n°2 : enregistrez sur votre MP3 les notions clés (et non les points de détail) de votre cours.
  • Règle n°3 : parlez lentement, distinctement, en faisant des phrases courtes, nominales et centrées sur une information précise.
  • Règle n°4 : ménagez des « blancs », des silences : ils vous permettront de répéter les informations, étape importante de la mémorisation.
  • Règle n°5 : n’en faites pas trop ! 6 à 7 minutes d’enregistrement de notions clés correspondent à 2 pages de cours environ, soit une demi-page de fiche de synthèse : c’est beaucoup. Pour éviter la lassitude, coupez vos séquences d’enregistrement par quelques plages musicales selon ce schéma : 7 minutes de cours + 3 minutes de musique (soit 10 minutes) ; 7 minutes de cours + 3 minutes de musique ; etc. Faites-le 6 fois de suite pour une heure de bon apprentissage.

 ◊ Si vous êtes chez vous, faites absolument le vide : refusez toute sollicitation extérieure : éteignez la lumière, allongez-vous au lit, fermez les yeux, et détendez-vous. Écoutez votre cours le plus attentivement possible, en vous concentrant sur le son de votre voix et le sens des mots. Pendant les silences, répétez à voix haute ce que vous avez entendu.

 ◊ Si vous n’apprenez pas de chez vous (par exemple, lorsque vous êtes dans le bus, dans la rue, en voyage), cette méthode se révèlera très utile particulièrement avant les examens. Elle permet de réviser « sans en avoir l’air », sans être obligé de sortir son classeur, ou d’ouvrir ses cahiers. Si vous la pratiquez rigoureusement, vous verrez que la technique est infaillible, surtout quand on a un grand volume d’informations à mémoriser. Elle complète efficacement l’indispensable travail sur les fiches de synthèse.

© Bruno Rigolt (Lycée en Forêt, Montargis, France) dernière révision : 26 octobre 2011 à 09:26

NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom de l’auteur ainsi que la source : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/10/25/methodologie-lycee-comment-bien-apprendre-un-cours/

Lees sources utilisées pour préparer ce support de cours sont consultables dans l’Espace Pédagogique :

 

La citation de la semaine… Simone de Beauvoir…

« On ne naît pas femme : on le devient. »

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. […]. En vérité, l’influence de l’éducation et de l’entourage est ici immense. […]

Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme « féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société.

L’immense chance du garçon, c’est que sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi. Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d’indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose.

Certes, il s’éprouve aussi comme « pour autrui », il met en question sa virilité et il s’ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c’est qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonté de s’affirmer dans des projets concrets. C’est en faisant qu’il se fait être, d’un seul mouvement.

Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son « être-autre » ; on lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet […].

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (tome 2, L’expérience vécue), Paris, Gallimard 1949

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

Publié en 1949, le Deuxième Sexe s’est imposé d’emblée comme un texte fondateur du féminisme moderne. Pour bien comprendre la portée considérable de ce «livre événement», il faut tout d’abord le replacer dans un contexte intellectuel et social plus vaste : de fait, après la Seconde guerre mondiale (*), dans une société devenue plus permissive en matière de mœurs grâce aux jeunes générations, va s’épanouir une période de changements dans les comportements collectifs qui vont bouleverser les normes sociales et les valeurs traditionnelles. Sous l’influence de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir surtout, fleurissent un certain nombre de revues intellectuelles qui n’ont d’autre but que de stigmatiser le « prêt-à-penser ». De toutes parts, la critique « officielle » et le « grand public » semblent pris de court face à une contestation radicale qui exprime avec une force singulière les aspirations de toute une génération, celle du Jazz, de Boris Vian et de Saint-Germain-des-Prés, avide de « refaire le monde » (**). 

Ce qu’on appellera « les années Beauvoir » (***), est donc une intense période de maturation de la conscience politique féministe qui conduira plus tard au planning familial, au M.L.F. et à la légalisation de l’avortement. Le Deuxième Sexe comporte deux volumes : dans le tome un (Les Faits et les mythes, publié en juin 1949 et vendu à 22 000 exemplaires dès la première semaine), l’auteure se propose d’étudier la condition féminine, au regard de la biologie, de la psychanalyse et de l’histoire. Comme l’expliquera Beauvoir, son but est de montrer «comment la « réalité féminine » s’est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l’Autre et quelles en ont été les conséquences du point de vue des hommes». Quant au deuxième tome (L’Expérience vécue, paru en novembre 1949), il fit plus encore scandale. L’auteure en justifie ainsi l’écriture : «Comment la femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire. Alors seulement nous pourrons comprendre quels problèmes se posent aux femmes qui, héritant d’un lourd passé, s’efforcent de forger un avenir nouveau».

Simone de Beauvoir en 1972 lors d’un rassemblement pour la légalisation de l’avortement (détail). Michel Artault/APIS/Sygma/Corbis

Le passage présenté est célèbre entre tous : la petite phrase « On ne naît pas femme : on le devient » est en effet devenue le cri de ralliement de millions de femmes à travers le monde ! L’originalité du point de vue de Simone de Beauvoir a consisté à distinguer les données biologiques (le sexe) des données sociales (le genre) en montrant que le « féminin » est en fait le produit d’un conditionnement social, culturel et politique hérité d’une vision patriarcale. Comme elle l’affirme sévèrement : « Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». Réfutant toute idéalisation de la féminité, Simone de Beauvoir affirme au contraire que l’«éternel féminin» reflète avant tout l’aliénation de la femme au désir masculin, qui cloisonne le sujetféminin dans des rôles et des stéréotypes représentatifs du machisme et de l’hypocrisie sociale : pour l’auteure, la femme serait surtout considérée par la société comme un « objet social soucieux de paraître ». Seule une véritable « libération » par le travail et l’autonomie financière doit donc permettre aux femmes de « s’affirmer comme sujet ».

Depuis sa parution en 1949, l’essai de Simone de Beauvoir a suscité de très violentes controverses dans les cercles politiques et intellectuels, depuis la droite traditionnelle jusqu’à la gauche communiste en passant par les milieux féministes eux-mêmes (****). Si de nos jours l’ouvrage semble par certains aspects un peu daté, par exemple dans l’obsession de Beauvoir de nier l’identité féminine en montrant que les différences entre les femmes et les hommes sont uniquement d’ordre culturel, ou en soutenant que la « féminité » de la femme résulte uniquement de déterminismes et de conditionnements idéologiques que seule l’égalité entre sexes peut remettre en cause, la grande force néanmoins de cet essai a été de marquer d’une profonde empreinte la société dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Comme le dira Benoîte Groult en 1990 dans sa préface de l’ouvrage, si le Deuxième Sexe est devenu « le texte fondateur dont en tout lieu […] le féminisme se réclame », c’est qu’il a ouvert un débat majeur sur l’identité et sur le statut social des femmes. Un ouvrage incontournable.

(*) À la veille de la Libération, les femmes obtiennent d’être « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes » (Ordonnance du 21 avril 1944, article 17). En 1946, le préambule de la Constitution pose le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes dans tous les domaines.
(**) Voir à ce sujet le support de cours « Antithéâtre et absurde« .
(***) J’emprunte l’expression à Sylvie Chaperon : Les Années Beauvoir (1945-1970), Paris, Fayard 2000.
(****) Voyez l’approche très différente du féminisme proposée par Annie Leclerc.
_
 
Les internautes intéressé(e)s par l’article peuvent également consulter ces « citations de la semaine »… rubrique « Féminisme » :
 
Olympe de Gouges George Sand Colette  Benoîte Groult  Annie Leclerc  Monique Wittig
 
 

Entraînement BTS… Sport et discriminations de genre…

Entraînement BTS Sessions 2012>13

Entraînement BTS

Sports et discriminations de genre

_

Présentation du corpus et aide méthodologique

Dans ce nouvel entraînement sur le thème du « Sport, miroir de notre société ?« , je propose à mes étudiant(e)s de Seconde année de BTS un exercice relativement ardu… Tout d’abord, le dossier de documents est plus complexe que les corpus habituellement présentés à l’examen : il comporte en effet cinq textes, ce qui obligera l’étudiant(e) à savoir manipuler un certain nombre de documents dans un temps limité : la culture générale s’avère ici essentielle afin de traiter plus efficacement les questions abordées, et consacrer davantage de temps à l’organisation de la synthèse en confontant plusieurs textes : c’est la raison pour laquelle les candidat(e)s les plus motivé(e)s gagneront à mieux cerner le sujet par une lecture préalable des documents complémentaires, particulièrement pour préparer l’écriture personnelle.

Mais la difficulté de cet entraînement tient à la composition du dossier elle-même : le document 1 est une pétition, et nécessitera donc une interprétation particulière, prenant en compte l’origine des points de vue exprimés. Le document 2 extrait d’un rapport sur l’homophobie met l’accent sur l’image des femmes dans le sport. Le document 3 émanant du Conseil de l’Europe, comporte un assez grand nombre d’informations à visée sociologique, posant à la fois le problème de la représentation des femmes dans les sports et suggérant des solutions. Le document 4, issu de la presse spécialisée, est un article de recherche, avec son « jargon » et ses outils méthodologiques particuliers. Quant au dernier document, rédigé en Anglais, il apportera une difficulté, mais aussi un intérêt supplémentaires. Enfin, il conviendra de prêter attention à la nature des documents (on ne traite pas de la même façon par exemple une pétition et un rapport du Parlement européen).

La période de publication des documents (de 2004 à 2011) est également essentielle puisqu’elle enracine le thème du sport dans la problématique, malheureusement toujours d’actualité, de la discrimination sexuelle et des grands débats de notre temps sur la hiérarchie des genres. Comme le remarquait avec pertinence en 2010 Catherine Louveau, « contrairement à ce qu’énoncent nombre de discours sur ses «vertus» (un «pouvoir rassembleur», «socialisant», «intégrateur») ou encore son «universalité», le sport est une pratique sociale et culturelle, et, à ce titre, porteur de différences, de distinction et d’inégalités » (*). Mais au-delà des inégalités de genre, le corpus soulève aussi l’image et le statut de la femme, le sexisme, le problème de l’intégrité corporelle et de l’homophobie dans le sport, et de façon plus générale, la question des valeurs et des représentations collectives dont il est porteur (voyez à ce sujet l’entraînement que j’ai proposé sur les valeurs du sport, ainsi que le corrigé).

(*) Catherine Louveau (Université Paris-Sud 11), « Introduction », Sport et discrimination en Europe (sous la direction de William Gasparini et Clotilde Talleu), Conseil de l’Europe, septembre 2010, page 39.

Corpus

  • Document 1 : « À la télé, pas de filles hors-jeu », 2011
  • Document 2 : SOS Homophobie, Rapport sur l’homophobie (collectif), 2006
  • Document 3 : Dominique Bodin, Luc Robène, Stéphane Héas, Sports et violences en Europe, 2004.
  • Document 4 : Christine Mennesson, « Être une femme dans un sport « masculin », Modes de Socialisation et construction des dispositions sexuées », 2004.
  • Document 5 : Tess Kay, Ruth Jeanes, « Women, Sport and Gender Inequity », in Sport and Society : A Student Introduction  (sous la direction de Barrie Houlihan), 2008.

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

Écriture personnelle :

  • Sujet A : Selon vous, le sport devrait-il, au nom de l’égalité, effacer les différences de genre ?
  • Sujet B : À moins qu’il existe une raison légitime de l’interdire, les femmes peuvent-elles, selon vous, jouer au sein d’équipes masculines ? 

Documents complémentaires

  1. Rosarita Cuccoli, « Sport, racisme et discriminations« , LeMonde.fr « Sport », 14 décembre 2009
  2. Ministère de la Santé et des Sports, Secrétariat d’État aux Sports, « Charte contre l’homophobie dans le sport« 
  3. Laboratoire d’Anthropologie et de Sociologie Université de Rennes 2 (Département STAPS), « Discriminations dans les sports contemporains : entre inégalités, médisances et exclusions« . Journal International De Victimologie, 2008.
  4. LA DÉCLARATION DE BRIGHTON SUR LES FEMMES ET LE SPORT, « Les femmes, le sport et le défi du changement » (1994).
  5. Christine Mennesson, ÊTRE UNE FEMME DANS UN SPORT « MASCULIN », Modes de Socialisation et construction des dispositions sexuées, Sociétés Contemporaines n° 55, pages 69-90, 2004.

Dossier de documents

[…] Une ancienne joueuse de rugby féminin tient les propos suivants dans une interview dans un journal régional (Var Matin – 8 mars 2005) : « il existe un vrai problème d’homosexualité qui colle aux sports collectifs féminins et plus sensiblement encore au rugby. Il y a aussi le manque de féminité de certaines. C’est pourquoi j’insiste auprès des filles pour qu’elles soignent leur image et leur tenue en dehors du terrain ». On imagine sans peine les conséquences de tels propos sur des lesbiennes pratiquant ou désirant pratiquer du rugby ou tout autre sport collectif…

De plus, le climat homophobe peut être entretenu par les supporters. Ainsi, la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) a dénoncé dans une enquête en juin 2005 le racisme et l’homophobie dans les stades. Le football est le sport le plus concerné : près de 70 actes racistes, antisémites ou homophobes ont été observés durant douze mois dans le football professionnel. Les incidents peuvent prendre des formes très variées : insultes, banderoles, ratonnades…

Cette situation encore majoritairement hostile aux homosexuel(le)s peut expliquer notamment pourquoi, hormis Amélie Mauresmo, aucun sportif français de haut niveau n’est ouvertement homosexuel, et en particulier dans les sports collectifs (football, rugby). De même, on peut parfaitement comprendre les raisons qui poussent de nombreux sportifs homosexuels ayant vécu des discriminations et des rejets dans les clubs sportifs traditionnels à quitter ces structures pour se réunir dans des clubs gays et lesbiens (et leur nombre est important), afin de pouvoir pratiquer le sport qu’ils aiment en toute liberté sans avoir à cacher leur identité ou à se justifier.

  • Document 3 : Dominique Bodin, Luc Robène, Stéphane Héas, Sports et violences en Europe, Editions du Conseil de l’Europe, © Conseil de l’Europe, août 2004 (page 213 et suivantes).

Les statistiques sont éloquentes : les femmes sont très largement sous-représentées dans les sports. Elles le sont directement parce qu’elles sont, le plus souvent, moins nombreuses dans les clubs, les fédérations dominantes, les listes de sportifs/sportives de haut niveau, et dans les participants à ce qui est considéré comme les grands événements sportifs. Elles le sont, ainsi, en ce qui concerne la médiatisation. En dehors des jeux Olympiques où certaines rencontres ou manifestations sportives féminines apparaissent plus souvent qu’à l’accoutumée, les femmes sont, le plus souvent, absentes, hormis des exceptions notoires comme le patinage artistique ou la gymnastique, par exemple. Cette invisibilité constitue à proprement parler une violence symbolique essentielle et supplémentaire. Les sportives et leurs exploits, plus simplement leurs actions, ne sont pas connues. Dans ce cadre masculin dominant des sports et des médias sportifs, il est difficile alors pour elles d’être reconnues comme athlètes ou joueuses (Bodin, Héas, 2002 ; Brocard, 2000). Certains pays ont adopté des mesures compensatoires et légales visant à augmenter la place octroyée aux femmes dans le monde général du sport au niveau de la pratique, de l’encadrement ou de la formation. Ce processus, qui peut être appréhendé comme relevant du phénomène plus général dénommé «discrimination positive» en France, et ailleurs plutôt «action/mobilisation positive» (affirmative action), englobe nombre d’initiatives locales ou nationales. Outre-Atlantique, les résultats semblent mitigés pour le moins, alors qu’un tel processus a été mis en place dès les années 1970 (Leonard II, 1998, 263). Aujourd’hui, pour l’homme comme pour la femme, un facteur de pratique sportive (ou culturelle en général d’ailleurs) clivant est le temps que l’on peut (ou non) organiser à sa guise. Or, il existe toujours une charge quasi exclusive du travail domestique et familial pour les femmes. Les données sont implacables : le noyau dur des tâches domestiques repose toujours à 80 % sur la gent féminine en France (CNRS, 1991). En outre, «sachant que la charge parentale représente à peu près 39 heures par semaine, la femme prend en charge les deux tiers et l’homme un tiers» (Méda, 2001). Le phénomène des «nouveaux pères», des «nouveaux hommes», est souvent annoncé. Pourtant, les différences sont toujours présentes, avec quelques différences significatives entre certains pays du nord de l’Europe (hors Irlande) où les échanges entre conjoints et/ou parents semblent moins cristallisés que dans d’autres pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie.

Une parité en marche

En Europe, la parité en général et la parité dans les domaines des APS (¹) devient un engagement des différents acteurs en présence. Dès le milieu des années 1970, les institutions européennes ont mis en place des directives ou des comités chargés de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Respectivement, la Directive 76/207 CEE de 1976 et le Comité directeur pour l’égalité entre les femmes et les hommes (CDEG) pour le Conseil de l’Europe, en 1979, renforcé en 1992. L’égalité est l’objectif ultime, la parité étant un moyen d’y parvenir dans des domaines clefs comme la politique, les administrations, les lieux de formations, mais aussi les APS. […]

Dans les fédérations non féminines, à «tradition masculine forte», comme la lutte, le football, la boxe, et le cyclisme dans une moindre mesure, le sport féminin, dans sa phase initiale qui a duré plusieurs dizaines d’années, ressemblait souvent à une parodie folklorique. A la fin des années 1970, il était possible d’entendre des propos du genre : «L’an dernier, on avait organisé un concours de vaches landaises, mais c’était beaucoup moins réussi !» (Héas, Bodin, 2001). Aujourd’hui encore, les femmes pratiquant un sport sont parfois utilisées comme «petit truc publicitaire pour attirer la foule» lors de matches d’ouverture, en «amuse-gueule» pour la compétition réelle, celle des hommes. À un degré de machisme supérieur, le divertissement, déjà douteux, devient «une pratique corporelle rose» : lutte de femmes, dans la boue, plus ou moins dénudées, boxe en monokini, etc. Cette déviation sexuelle concerne plus souvent encore les APS connotées socialement comme féminines : danse érotisée, gymnastique tonique «rafraîchissante pour l’oeil», «relaxation avec massage et plus si affinités», etc. (Héas, 2004).

(1) APS : Activités physiques et sportives.

Les travaux traitant de la construction historique de la virilité moderne insistent sur le rôle central du sport dans ce processus dès le XIXe siècle (Elias et Dunning, 1991 ; Mosse, 1997). Les apprentissages sportifs, organisés autour de la gestion de la puissance physique, de l’agressivité et de la violence, participent largement à la construction d’une masculinité « virile » hégémonique (Messner et Sabo, 1994). Ce modèle de socialisation et les valeurs qui le fondent, particulièrement exacerbés dans les sports collectifs et les sports de combat, ne facilitent pas l’engagement des femmes dans ces disciplines. La définition sexuée du sport implique en effet une certaine « conformité sexuée » pour les femmes en général et les sportives en particulier (Louveau et Davisse, 1991). Les sportives de haut-niveau sont ainsi d’autant plus médiatisées qu’elles correspondent aux canons de la définition dominante de la « féminité » et de la conformité sexuelle, et qu’elles s’investissent dans des pratiques qualifiées de « féminines » (Wright et Clarke, 1999). En ce sens, l’intérêt du football et des boxes poings-pieds pratiqués par les femmes réside essentiellement dans le fait que les pratiquantes transgressent les représentations dominantes de la femme sportive en s’engageant dans l’apprentissage de techniques corporelles historiquement et symboliquement « masculines » (Theberge, 1995). De ce fait, ces sportives sont confrontées à une « double contrainte » : maîtriser une gestualité sportive « masculine », tout en démontrant leur appartenance à la catégorie « femme », pour échapper aux processus de stigmatisation (Laberge, 1994). […]

Le cas du football […]

Au moment où les filles atteignent l’âge limite autorisé pour le jeu en mixité (13 ans à leur époque, 14 ans aujourd’hui), elles doivent rejoindre une équipe féminine pour poursuivre leur carrière. Persuadées que les filles ne savent pas jouer au football, elles s’estiment dévalorisées par ce changement. Pour ces joueuses, intégrer une équipe féminine revient à rétrograder dans la hiérarchie des sexes et si la possibilité d’intégrer une équipe féminine de bon, voire de haut niveau, ne se présente pas, elles abandonnent le football. Quand elles parviennent à s’intégrer dans une équipe féminine, elles sont confrontées au mépris des hommes, qui critiquent vertement le caractère « masculin » de leur hexis (¹) corporelle :

«Le gros problème que l’on a avec les filles, c’est leur dégaine, elles se trimbalent comme des garçons. Regardez-les marcher ! De dos, on dirait des mecs, quand ce n’est pas de face pour certaines… » (Roger, responsable d’une équipe féminine de la région parisienne).

Ces propos mettent en évidence la force du processus de stigmatisation dans l’expérience des footballeuses. Les filles évoluent alors dans un monde à part, entre femmes, coupées du milieu du football masculin largement hostile à leur pratique. Cette socialisation homosexuée dans un monde « diminué » (au sens de Goffman) facilite la définition de normes inversées en matière d’identité sexuée, renforçant ainsi les dispositions sexuées «masculines» constituées pendant l’enfance. Les joueuses s’investissent en effet fortement dans un mode de sociabilité communautaire qui tend à devenir un lieu de socialisation relativement exclusif. Dans ce contexte, le refus de se soumettre au travail de l’apparence corporelle ou encore les pratiques homosexuelles peuvent apparaître comme des moyens de signifier son appartenance à l’équipe (Mennesson et Clément, 2003). Bien sûr, toutes les footballeuses ne se construisent pas sur le même modèle. Si les trajectoires scolaires et sociales des joueuses ne permettent pas de distinguer les footballeuses les plus critiques à l’égard des normes sexuées dominantes des autres, l’âge d’entrée dans l’activité influence leur positionnement. Ainsi, les footballeuses entrées plus tardivement dans la pratique du football adoptent souvent des positions moins tranchées et acceptent plus facilement d’adopter des pratiques destinées à donner plus de visibilité à leur genre. Les tentatives de nombreux dirigeants pour « féminiser » les joueuses trouvent ainsi quelques ambassadrices du côté des sportives. Cependant, si ces événements, journées « filles » avec tenue « féminine » obligatoire, ne sont pas rejetés par toutes, la majorité des joueuses éprouvent beaucoup de difficultés, et de souffrance parfois, à se conformer. La « politique du tailleur », qui impose comme son nom l’indique le port du tailleur aux joueuses de l’équipe de France pendant leurs déplacements, suscite ainsi des réactions révélant un manque d’incorporation des manières d’être féminines et des pratiques corporelles qu’elles impliquent (marcher avec des talons, monter un escalier avec des jupes serrées…). De nombreuses joueuses déclarent être « mal à l’aise », certaines se sentant « travesties » ou « déguisées », sans compter leur peur de tomber ou de paraître ridicule du fait de leur incapacité à ajuster leur motricité (« masculine ») au costume (« féminin »). Leur manque d’aisance et leur gêne dans ces situations traduisent l’inadaptation de leurs dispositions sexuées au rôle qu’on leur demande d’assurer.

Pour résumer, la plupart des joueuses sont en difficulté face à des situations exigeant une présentation de soi conforme aux normes sexuées dominantes. De ce fait, elles peinent aussi à faire reconnaître leur pratique au sein d’une institution très attachée à une représentation stéréotypée du « féminin ».

(1) hexis : ensemble de dispositions corporelles, manière d’être, de se tenir, etc.

Document 5 : Tess Kay, Ruth Jeanes, « Women, Sport and Gender Inequity« , in Sport and Society : A Student Introduction (sous la direction de Barrie Houlihan), SAGE Publications Ltd ; 2nd edition (2008). Depuis la page 131 (« The female experience of sport : a history of exclusion » jusqu’à la page 133 (fin de la section « the female in sport is still considered a woman in man’s territory« ).

Bientôt… Un automne en poésie saison 3

Pour fêter comme il se doit la rentrée littéraire, la classe de Seconde 1 et la classe de Seconde 12 du Lycée en Forêt préparent la saison 3 d’Un Automne en Poésie, événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne.

Puisant leur inspiration dans le message poétique du Romantisme et du Symbolisme, les élèves ont souhaité travailler sur le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot : poésie abstraite, anti-réaliste, imaginaire… Les manuscrits sont en cours de finalisation, et le lancement de l’exposition est prévu sur Internet le samedi  5 novembre 2011.

Crédit iconographique : Bruno Rigolt

Au fil des pages… Indiana…

I n d i a n a

Publiée en 1832, Indiana de George Sand est bien plus qu’une captivante histoire romantique, c’est un chef-d’œuvre féministe qui a bravé en son temps les conventions sociales, à commencer par le malheur des femmes dans le mariage :

« J’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la société » (George Sand, Indiana, préface de 1842).
_
Tony Johannot, illustration pour Indiana, éd. Hetzel, Paris 1861

Le roman commence de la façon la plus tristement banale : Indiana, jeune et belle Créole de dix-neuf ans, a été mariée en France au colonel Delmare, homme brutal, tyrannique, et plus vieux qu’elle de quarante ans. En proie à l’ennui et à la solitude dans un sombre manoir de province où elle dépérit, la jeune femme oubliera pour quelque temps son désespoir lors d’une idylle  sans lendemain. C’est alors que le récit connaît un revirement brutal : ruiné, le colonel Delmare doit s’exiler dans l’île Bourbon (la Réunion) où il finira par mourir. C’est là que dans l’île de son enfance, après plusieurs mésaventures et péripéties, et après avoir frôlé de peu le suicide, la jeune femme connaîtra enfin le grand Amour…

_______

Indiana plaira d’abord à toutes celles et ceux qui aspirent à lire de grandes et belles histoires sentimentales. Vous pourrez d’ailleurs réinvestir utilement vos connaissances sur le Romantisme : elles vous aideront à mieux contextualiser le roman, et caractériser les personnages. Mais Indiana est surtout un vibrant réquisitoire : George Sand y dénonce l’hypocrisie sociale quant à l’union conjugale et propose l’idéal du mariage d’amour. Le roman a d’ailleurs valeur de témoignage autobiographique : même si elle s’en est toujours défendue, l’auteure évoque en fait son union malheureuse avec le baron Dudevant. Plus fondamentalement, c’est l’injustice des lois de l’époque qui est le grand sujet d’Indiana :

— Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ? Cela vous sied bien, femmelette !
— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, monsieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur moi ! c’est comme si vous vouliez manier l’air et saisir le vide.
— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.
— Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.
_

Ce passage pathétique qui dépeint avec force la tyranie du colonel Delmare est également très représentatif des thèses de George Sand (dans le roman Valentine, elle n’hésitait pas à apparenter le mariage à un « viol légal » !). Si par certains aspects (les descriptions qui ralentissent beaucoup le schéma narratif, les longues considérations morales, etc.), Indiana est surtout destiné aux « bons lecteurs » qui ne seront pas rebutés par la longueur de l’œuvre, je conseillerai néanmoins à tous les étudiant(e)s d’en feuilleter les pages. Vous serez étonné(e) de la modernité des propos de George Sand.

Vous pouvez aussi consulter la « citation de la semaine » que j’avais consacrée à l’écrivaine.

Pour télécharger le roman :
 

Publication des supports de cours en ligne. Calendrier prévisionnel [octobre 2011]

Voici le calendrier prévisionnel de publication des supports de cours pour les trois semaines à venir :

  1. BTS deuxième année
    • Support de cours : Éthique et morale du rire ; existe-t-il un « rire juste » ? Mise en ligne : vendredi 28 octobre 2011.
    • Entraînement BTS (synthèse + écriture personnelle) : Sport et discrimination de genre. Mise en ligne : samedi 15 octobre 2011. Mis en ligne.
    • Entraînement BTS (synthèse + écriture personnelle) : L’esthétique du rire. Ironie et grotesque : dimanche 23 octobre 2011.
  2. Classes de Seconde
    • Support de cours : le Romantisme européen entre quête de l’idéal et tentation de l’absolu : du poète prophète au mythe du surhomme. Mise en ligne : lundi 1er novembre 2011.

NetÉtiquette : Les articles de ce blog sont protégés par copyright.

BTS Corrigé de l'entraînement Sport et Sacralisation


Corrigé de l’entraînement BTS Sessions 2012>13
 
Les valeurs du sport : Excellence ou sacralisation ?
Pour accéder au corpus, cliquez ici.
Corpus :

  1. Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’olympisme moderne », 1935
  2. Vidéo de l’INA « Nuit de fête sur les Champs-Élysées », 1998
  3. Michel Caillat, Sport et civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse, 1996
  4. Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

 


[Introduction]

Particulièrement depuis le vingtième siècle, le sport s’est imposé comme une activité sociale et une pratique de masse qui amène à en questionner les valeurs. Tel est l’objet de ce corpus. Le premier document présente un extrait du message radiodiffusé le 4 août 1935 depuis Berlin par Pierre de Coubertin. Selon lui, le sport doit être investi d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales fortes. Mais cette conception idéalisée de l’Olympisme peut à l’inverse alimenter un certain nombre de dérives populistes : issu des archives de l’INA, le deuxième document qui présente un extrait du journal télévisé après la victoire de la France lors du Mondial de football en 1998 est caractéristique de cette ambiguïté. Enfin, la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm met définitivement à mal l’idéologie sportive : pour les auteurs, elle constituerait davantage un vecteur d’aliénation sociale qu’un outil d’émancipation. Nous nous proposons d’aborder ces questionnements selon une triple perspective : si tous les documents amènent à réfléchir sur l’importance du sport dans la construction des identités collectives, ils divergent sensiblement dans l’interprétation des valeurs associées au sport, ainsi que dans les principes et les finalités idéologiques dont il est porteur.

__________

[Première partie : l’importance du sport dans la construction des identités collectives]

Le corpus fait tout d’abord apparaître combien le sport est un élément clé de la construction de l’identité collective. Prononcé au début de la rénovation des Jeux olympiques en 1935, le discours de Pierre de Coubertin est ainsi l’occasion de rappeler d’abord les origines profondément sacrées du sport dans l’Antiquité et de les rattacher à l’idéal de pureté et d’équité qui sous-tend l’Olympisme moderne. Ainsi, l’auteur considère-t-il le sport comme une dimension significative de la culture, apte à fédérer les peuples : selon lui, le sport de haut niveau peut et doit faire la promotion de la compréhension mutuelle entre les nations, de la paix et de la démocratie universelles. N’est-ce pas sensiblement le même ordre d’idée que le reportage télévisé proposé par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) met en valeur ? En insistant en effet sur le patriotisme si particulier « black blanc beur » qui s’est forgé le 12 juillet 1998 au terme d’une épopée devenue mythique, le journaliste rappelle combien le football peut constituer un vecteur essentiel de la diversité culturelle et de l’intégration sociale.

De fait, il y a une forte dimension collective dans le sport, à tel point qu’il peut être considéré à plein titre comme partie constituante de la culture et de l’identité des nations : espace de principes éthiques et de valeurs morales comme la compréhension mutuelle entre les peuples et les liens pacifiques pour Coubertin, échappatoire aux pesanteurs sociales et métissage par le football comme on le voit sur la vidéo. Quant à Michel Caillat, dans son essai Sport et Civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse (1996), il montre très bien que le sport peut être inclus dans une approche sociologique rapprochant l’identité collective et la socialisation. Jean-Marie Brohm, dans La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple (2006), insiste en outre sur le fait que le sport, particulièrement de compétition, peut devenir un instrument de fabrication du consensus national et de renforcement de l’ordre social existant. Dans le même ordre d’idée, Michel Caillat montre que le sport est devenu un enjeu majeur des politiques nationales.

__________

[Deuxième partie : les interprétations divergentes des valeurs du sport]

On perçoit ici nettement une approche très contrastée du phénomène sportif et de son mythe selon les auteurs et les époques. Pour le baron de Coubertin, le sportif est celui qui par son engagement et son exemplarité honore « sa patrie, sa race, son drapeau ». Cette approche culturelle et symbolique, si elle s’enracine dans l’idéal chevaleresque, véhicule néanmoins une dérive nationaliste qui n’a pas échappé à Jean-Marie Brohm. Dans cette perspective, le spectacle sportif est en effet moins une occasion d’ouverture que de repli et de manipulation des masses ; l’essayiste n’hésite pas à parler d’ « unanimisme » pour stigmatiser les spectacles sportifs, investis dangereusement comme instruments de « canalisation émotionnelle ». Quant à Michel Caillat, il s’en prend très sévèrement aux dérives actuelles des pratiques d’entraînement, qui ont eu selon lui pour conséquence d’encourager les effets pervers de l’élitisme sportif : la performance, la compétition, le risque excessif au détriment des valeurs traditionnelles du sport.

De fait, tout le problème tient dans la conception même de ces valeurs : pour Pierre de Coubertin, l’olympisme est le lieu d’un rapport étroit entre l’art et le sport. L’auteur va même plus loin en rattachant les valeurs sportives à l’ascétisme religieux. Mais cette sacralisation des pratiques sportives pose en soi un problème éthique : Michel Caillat n’hésite pas à parler de « sacralisation mortifère du dépassement et du risque ». Quant à Jean-Marie Brohm, commentant des propos d’Umberto Eco, il rappelle combien nos spectacles sportifs ne sont pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L‘articulation du sport autour d’un véritable culte dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Les démocraties modernes utiliseraient ainsi le sport comme instrument de contrôle social. La vidéo proposée par l’INA est à ce titre porteuse d’une profonde ambiguïté : cette « communion de tout un peuple » autour des Bleus présentés comme de véritables idoles, et apparentés aux Libérateurs de la France en 1945 ne fait-elle pas prévaloir un certain nombre de dérives identitaires au détriment de l’idéal sportif ?

__________

[Les principes et finalités idéologiques dont le sport est porteur]

Comme nous le comprenons, ces visions et approches très différentes recouvrent plusieurs sens selon les finalités sociales que chacun attribue au sport. Pierre de Coubertin milite à ce titre pour une reconnaissance du sport comme support des politiques éducatives. Sa vision de la pédagogie sportive est celle du dépassement de soi : « toujours plus vite, plus haut, plus fort ». Selon cette conception, la pédagogie olympique repose sur le culte de l’effort, qui n’est autre qu’un modèle de perfection humaine. L’approche coubertinienne s’insère en fait dans une vision révélatrice d’un idéal altruiste et humaniste : selon lui, la participation sportive peut être vue  comme le moyen le plus sûr d’éviter la violence en s’y adonnant symboliquement. La nuit de fête sur les Champs Elysées après la victoire des Bleus semblerait donner raison à cette approche : le commentateur n’hésite d’ailleurs pas à parler du « même drapeau pour tous ». Mais cet aspect collectif et festif fondé sur l’homogénéisation des masses n’est-il pas quelque peu trompeur ?

C’est ce que tend à démontrer la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Selon eux, les situations nouvelles générées par l’environnement économique, politique et social ont perverti les finalités du sport. Loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, ils montrent au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique : il n’y a pas de sport sans questionnement épistémologique de la société et de ses valeurs. Cette approche d’inspiration marxiste les amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien de ce que Jean-Marie Brohm appelle une « mercantilisation généralisée ». Quant à Michel Caillat, il dénonce les similitudes entre les dures lois des entraînements ou des championnats sportifs, faites de concurrence, et celles du processus capitaliste, qui repose sur la méritocratie et l’objectivation à tout prix des résultats.

__________

[Conclusion]

Au terme de ce travail, il convient de s’interroger. Entre l’idéal d’excellence prôné par Pierre de Coubertin et le sacre des Bleus en 1998, que de chemin parcouru ! Que de dérives aussi. S’il est convenu d’admettre que l’idéal olympique est le symbole du sport moderne, il faut également questionner la capacité des politiques nationales à préserver dans le sport des valeurs qui ne sont plus celles des systèmes actuels. Tel est le paradoxe fondamental posé par Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Fondé sur l’évaluation quantitative, la méritocratie et la manipulation des masses, le sport moderne n’a-t-il pas perdu ce qui faisait tout l’enjeu de ses fondements humanistes ? C’est précisément dans sa capacité à promouvoir un impératif éthique visant à rassembler les femmes et les hommes dans leurs différences et leur diversité, que le sport peut aider à mieux appréhender l’idéal démocratique dans un monde de plus en plus fragmenté…

© Bruno Rigolt, octobre 2011 (Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif)

Sauf mention contraire, cet article, tout comme le contenu de ce site est sous contrat Creative Commons.

Creative Commons License

BTS Corrigé de l’entraînement Sport et Sacralisation

Corrigé de l’entraînement BTS Sessions 2012>13

 

Les valeurs du sport : Excellence ou sacralisation ?

Pour accéder au corpus, cliquez ici.

Corpus :

  1. Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’olympisme moderne », 1935
  2. Vidéo de l’INA « Nuit de fête sur les Champs-Élysées », 1998
  3. Michel Caillat, Sport et civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse, 1996
  4. Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

 


[Introduction]

Particulièrement depuis le vingtième siècle, le sport s’est imposé comme une activité sociale et une pratique de masse qui amène à en questionner les valeurs. Tel est l’objet de ce corpus. Le premier document présente un extrait du message radiodiffusé le 4 août 1935 depuis Berlin par Pierre de Coubertin. Selon lui, le sport doit être investi d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales fortes. Mais cette conception idéalisée de l’Olympisme peut à l’inverse alimenter un certain nombre de dérives populistes : issu des archives de l’INA, le deuxième document qui présente un extrait du journal télévisé après la victoire de la France lors du Mondial de football en 1998 est caractéristique de cette ambiguïté. Enfin, la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm met définitivement à mal l’idéologie sportive : pour les auteurs, elle constituerait davantage un vecteur d’aliénation sociale qu’un outil d’émancipation. Nous nous proposons d’aborder ces questionnements selon une triple perspective : si tous les documents amènent à réfléchir sur l’importance du sport dans la construction des identités collectives, ils divergent sensiblement dans l’interprétation des valeurs associées au sport, ainsi que dans les principes et les finalités idéologiques dont il est porteur.

__________

[Première partie : l’importance du sport dans la construction des identités collectives]

Le corpus fait tout d’abord apparaître combien le sport est un élément clé de la construction de l’identité collective. Prononcé au début de la rénovation des Jeux olympiques en 1935, le discours de Pierre de Coubertin est ainsi l’occasion de rappeler d’abord les origines profondément sacrées du sport dans l’Antiquité et de les rattacher à l’idéal de pureté et d’équité qui sous-tend l’Olympisme moderne. Ainsi, l’auteur considère-t-il le sport comme une dimension significative de la culture, apte à fédérer les peuples : selon lui, le sport de haut niveau peut et doit faire la promotion de la compréhension mutuelle entre les nations, de la paix et de la démocratie universelles. N’est-ce pas sensiblement le même ordre d’idée que le reportage télévisé proposé par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) met en valeur ? En insistant en effet sur le patriotisme si particulier « black blanc beur » qui s’est forgé le 12 juillet 1998 au terme d’une épopée devenue mythique, le journaliste rappelle combien le football peut constituer un vecteur essentiel de la diversité culturelle et de l’intégration sociale.

De fait, il y a une forte dimension collective dans le sport, à tel point qu’il peut être considéré à plein titre comme partie constituante de la culture et de l’identité des nations : espace de principes éthiques et de valeurs morales comme la compréhension mutuelle entre les peuples et les liens pacifiques pour Coubertin, échappatoire aux pesanteurs sociales et métissage par le football comme on le voit sur la vidéo. Quant à Michel Caillat, dans son essai Sport et Civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse (1996), il montre très bien que le sport peut être inclus dans une approche sociologique rapprochant l’identité collective et la socialisation. Jean-Marie Brohm, dans La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple (2006), insiste en outre sur le fait que le sport, particulièrement de compétition, peut devenir un instrument de fabrication du consensus national et de renforcement de l’ordre social existant. Dans le même ordre d’idée, Michel Caillat montre que le sport est devenu un enjeu majeur des politiques nationales.

__________

[Deuxième partie : les interprétations divergentes des valeurs du sport]

On perçoit ici nettement une approche très contrastée du phénomène sportif et de son mythe selon les auteurs et les époques. Pour le baron de Coubertin, le sportif est celui qui par son engagement et son exemplarité honore « sa patrie, sa race, son drapeau ». Cette approche culturelle et symbolique, si elle s’enracine dans l’idéal chevaleresque, véhicule néanmoins une dérive nationaliste qui n’a pas échappé à Jean-Marie Brohm. Dans cette perspective, le spectacle sportif est en effet moins une occasion d’ouverture que de repli et de manipulation des masses ; l’essayiste n’hésite pas à parler d’ « unanimisme » pour stigmatiser les spectacles sportifs, investis dangereusement comme instruments de « canalisation émotionnelle ». Quant à Michel Caillat, il s’en prend très sévèrement aux dérives actuelles des pratiques d’entraînement, qui ont eu selon lui pour conséquence d’encourager les effets pervers de l’élitisme sportif : la performance, la compétition, le risque excessif au détriment des valeurs traditionnelles du sport.

De fait, tout le problème tient dans la conception même de ces valeurs : pour Pierre de Coubertin, l’olympisme est le lieu d’un rapport étroit entre l’art et le sport. L’auteur va même plus loin en rattachant les valeurs sportives à l’ascétisme religieux. Mais cette sacralisation des pratiques sportives pose en soi un problème éthique : Michel Caillat n’hésite pas à parler de « sacralisation mortifère du dépassement et du risque ». Quant à Jean-Marie Brohm, commentant des propos d’Umberto Eco, il rappelle combien nos spectacles sportifs ne sont pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L‘articulation du sport autour d’un véritable culte dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Les démocraties modernes utiliseraient ainsi le sport comme instrument de contrôle social. La vidéo proposée par l’INA est à ce titre porteuse d’une profonde ambiguïté : cette « communion de tout un peuple » autour des Bleus présentés comme de véritables idoles, et apparentés aux Libérateurs de la France en 1945 ne fait-elle pas prévaloir un certain nombre de dérives identitaires au détriment de l’idéal sportif ?

__________

[Les principes et finalités idéologiques dont le sport est porteur]

Comme nous le comprenons, ces visions et approches très différentes recouvrent plusieurs sens selon les finalités sociales que chacun attribue au sport. Pierre de Coubertin milite à ce titre pour une reconnaissance du sport comme support des politiques éducatives. Sa vision de la pédagogie sportive est celle du dépassement de soi : « toujours plus vite, plus haut, plus fort ». Selon cette conception, la pédagogie olympique repose sur le culte de l’effort, qui n’est autre qu’un modèle de perfection humaine. L’approche coubertinienne s’insère en fait dans une vision révélatrice d’un idéal altruiste et humaniste : selon lui, la participation sportive peut être vue  comme le moyen le plus sûr d’éviter la violence en s’y adonnant symboliquement. La nuit de fête sur les Champs Elysées après la victoire des Bleus semblerait donner raison à cette approche : le commentateur n’hésite d’ailleurs pas à parler du « même drapeau pour tous ». Mais cet aspect collectif et festif fondé sur l’homogénéisation des masses n’est-il pas quelque peu trompeur ?

C’est ce que tend à démontrer la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Selon eux, les situations nouvelles générées par l’environnement économique, politique et social ont perverti les finalités du sport. Loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, ils montrent au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique : il n’y a pas de sport sans questionnement épistémologique de la société et de ses valeurs. Cette approche d’inspiration marxiste les amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien de ce que Jean-Marie Brohm appelle une « mercantilisation généralisée ». Quant à Michel Caillat, il dénonce les similitudes entre les dures lois des entraînements ou des championnats sportifs, faites de concurrence, et celles du processus capitaliste, qui repose sur la méritocratie et l’objectivation à tout prix des résultats.

__________

[Conclusion]

Au terme de ce travail, il convient de s’interroger. Entre l’idéal d’excellence prôné par Pierre de Coubertin et le sacre des Bleus en 1998, que de chemin parcouru ! Que de dérives aussi. S’il est convenu d’admettre que l’idéal olympique est le symbole du sport moderne, il faut également questionner la capacité des politiques nationales à préserver dans le sport des valeurs qui ne sont plus celles des systèmes actuels. Tel est le paradoxe fondamental posé par Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Fondé sur l’évaluation quantitative, la méritocratie et la manipulation des masses, le sport moderne n’a-t-il pas perdu ce qui faisait tout l’enjeu de ses fondements humanistes ? C’est précisément dans sa capacité à promouvoir un impératif éthique visant à rassembler les femmes et les hommes dans leurs différences et leur diversité, que le sport peut aider à mieux appréhender l’idéal démocratique dans un monde de plus en plus fragmenté…

© Bruno Rigolt, octobre 2011 (Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif)

Sauf mention contraire, cet article, tout comme le contenu de ce site est sous contrat Creative Commons.

Creative Commons License

Analyse d'image : Charles-Édouard Crespy Le Prince… "Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman"…


Analyse de l’image…
 

 Charles-Édouard de Crespy-Le-Prince :

« Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman »

J’ai sélectionné pour ce premier travail contributif de l’année quelques devoirs de grande qualité proposés par la division de Seconde 1 du Lycée en Forêt. Je remercie particulièrement les élèves suivant(e)s : Clarisse Q. pour sa contribution remarquable, Cécile D-S, mais aussi Sarah B, Claudia F, Pauline H, Tarcisius J, Pauline L, Roman R, et beaucoup d’autres élèves de la classe.

Niveau : Lycée

 Charles-Édouard Crespy Le Prince (1784-1850),  © Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau, © Direction des musées de France, 2007 Crédit photographique © Robin Laurence  

Présentation

Peint en 1824, ce tableau de Charles Edouard Crespy Le Prince évoque un épisode célèbre du roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse (¹). Rédigée en 1761 par Jean-Jacques Rousseau, l’histoire participe déjà à la sensibilité romantique : Julie une jeune noble, et son précepteur Saint-Preux, roturier issu d’un milieu modeste, vont tomber amoureux mais la différence sociale empêche toute officialisation de leur amour. Au moment où se déroule cette scène, Saint-Preux revient d’un long voyage durant lequel il n’a cessé d’écrire à la vertueuse Julie, mariée depuis à monsieur de Wolmar. La jeune femme est  malheureuse car elle aime toujours Saint-Preux malgré la fidélité qu’elle porte à l’époux que son père lui a choisi ; « […] une sombre mélancolie s’empare bientôt de Saint-Preux, qui de Meillerie, sur le bord du lac Léman, fait part à Julie de son désespoir » (²) lors d’une promenade en barque, empreinte tout à la fois de lyrisme et de pathétique.

Les dénotations de l’image

Le premier plan est occupé en majeure partie par la petite embarcation dans laquelle, effleurant la rive et main dans la main, Julie et Saint-Preux glissent lentement sur le lac. Elle, vêtue d’une longue robe blanche et d’un châle négligemment jeté sur l’épaule ; lui d’un costume sombre ; ils semblent se regarder avec tendresse et gravité. Vers l’avant de la barque, le batelier se charge de diriger l’embarcation, qui progresse silencieusement : on aperçoit dans la clarté lunaire le sillage marqué d’une trainée de lumière. Derrière eux, remplissant presque la totalité du tableau, un paysage à la fois sublime et inquiétant arrête le regard : on ne peut qu’être saisi par une espèce de vertige devant la masse imposante du lac, qui semble s’étendre à perte de vue.

De part et d’autre, les coteaux abrupts plongent leurs pieds dans l’abîme, et les hautes montagnes apparaissent comme des masses sombres au caractère menaçant : on devine sur la rive sud les rochers de la Meillerie, aujourd’hui disparus. La lune, dernier refuge des amants malheureux, dévoile cette scène mystérieuse, solennelle et secrète, comme cachée du reste du monde. Admirez combien le scintillement de l’astre frémit à la surface argentée de l’eau, et contraste avec la profondeur sans fin du lac : pas une seule bâtisse à l’horizon qui viendrait troubler la quiétude de la scène. Sur la droite, aux pieds des coteaux, nous pouvons distinguer ce qui ressemble à des flammes jaillissant du sol, pareilles à une éruption. Elles atténuent quelque peu les tonalités froides du tableau. Enfin, à l’arrière-plan, nous apercevons la lune, se montrant seulement par endroits à travers le voile dense des nuages jaunes et gris, dont le déplacement confère à la scène son aspect dramatique et sauvage.

Les connotations de l’image

Ce qui apparaît au premier abord, c’est bien la dimension romantique de cette scène. Comme on le sait, le lac de Genève incarne chez Rousseau le bonheur, mais un bonheur tantôt euphorique, tantôt mélancolique. Dans un paragraphe bien connu des Confessions, il décrit avec émotion l’effet que produit en lui la contemplation de l’eau : « j’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé ». On comprend mieux pourquoi l’auteur des Rêveries a choisi que les deux amants se retrouvent sur le Léman : le fait que le lac semble interminable accentue l’idée que le temps s’est arrêté ; il s’agit en effet d’un moment unique où chacun revoit l’être cher dans un cadre propice à la rêverie et à l’épanchement lyrique.

"Meillerie" Photographie extraite de l'ouvrage de Guillaume Fatio et Frédéric Boissonnas, Autour du Lac Léman, Genève 1902

Cette expression des sentiments est magnifiquement exprimée par le peintre. De fait, l’immensité horizontale du lac évoque l’évasion et l’ailleurs. Sa contemplation, mêlée au murmure apaisant des rames glissant sur l’eau, plonge le spectateur dans la méditation et le recueillement. Cependant, ce spectacle grandiose connote aussi le pathétique tragique, car Julie et Saint-Preux ne peuvent vivre leur amour. Quant à la profondeur du lac, elle laisse présager un destin funeste, suggérant que le bonheur est à jamais perdu. Le paysage, typiquement romantique, symbolise donc à la fois le dépaysement, l’immensité, l’infini, mais par contraste le désordre des sentiments, les orages du cœur, les tempêtes de l’amour… Plus qu’un paysage qui fait rêver, on devine les déchirements de Julie et de Saint-Preux, on imagine combien nos deux amoureux seront voués à la souffrance !

N’oublions pas en effet ce contraste caractéristique du Romantisme, qui présente systématiquement des personnages déchirés, tourmentés, dont le bonheur pourtant à portée de main semble impossible à atteindre. Dans le tableau, on voit nettement ces antithèses. Les mouvements d’ombre et de lumière donnent à ce titre une dimension presque apocalyptique à la scène. On retrouve par ailleurs ce contraste avec les montagnes qui par leur verticalité, dirigent les regards vers le ciel et l’aspiration à la plénitude, à l’infini (trans-ascendance), mais créent pareillement un sentiment de vertige et de dangerosité (trans-descendance) : les flammes qui s’en échappent, outre qu’elles confèrent un côté irréel et fantastique à la scène, évoquent une longue descente vers la tentation et le mal.

Un aspect non moins essentiel concerne les symboles utilisés par l’artiste pour rendre compte de l’amour qui unit Julie à Saint-Preux : l’eau, la terre, l’air et le feu renforcent en effet la symbolique romantique de la scène. Occupant la moitié du tableau, l’eau est ambivalente ; à la fois refuge elle est le lieu (ou plutôt le « non-lieu ») de l’asile des deux amants. Force vitale donc, mais aussi élément de mort : on ne peut que songer ici au mythe de Charon, le nocher des enfers conduisant la barque, et passant les âmes de la vie à la mort. Ne pourrait-on également interpréter le feu, aux pieds de la montagne, comme la flamme de l’amour se consumant dans le cœur des deux amoureux ? Enfin, à travers la présence de la lune, nous retrouvons un symbole cosmique fondamental chez les Romantiques : par son pouvoir mystérieux de suggestion, la « reine des ombres » n’évoque-t-elle pas les clartés mouvantes du rêve ?

Ce cadre intimiste, favorable à l’exotisme primitiviste, invite aussi à la communion avec la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais aussi enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond. On comprend dès lors pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques et particulièrement dans ce tableau, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et un certain refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs sentimental une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi est particulièrement sensible dans l’œuvre :  le bateau dans lequel se trouvent Julie et Saint Preux est au premier plan et au centre du tableau.

Les deux amants sont donc mis en avant à travers une esthétique des sentiments et de l’amour, mais un amour exprimé sous une forme platonicienne, un amour idéal mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique et « où la passion amoureuse est dépassée pour céder la place à la renonciation sublimée » (³). Ainsi, cette ultime rencontre de « Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman » est-elle un témoignage de l’héroïsme sublime, tel que le conçoit la sensibilité romantique, partagée entre le désir, la loi morale, et le repentir comme forme d’abnégation la plus sublime…

_____________

(1) Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard :

« Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. »

(2) Marjorie Philibert, Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, Bréal Paris 2002, page 28.

(3) Wikipedia

 

Sauf mention contraire, cet article, tout comme le contenu de ce site est sous contrat Creative Commons.

Creative Commons License

NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom des auteurs (Collectif « Classe de Seconde 1 », sous la direction de Bruno Rigolt) ainsi que l’URL : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/10/03/analyse-dimage-charles-edouard-crespy-le-prince-julie-et-saint-preux-sur-le-lac-de-leman/

 

Analyse d’image : Charles-Édouard Crespy Le Prince… « Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman »…

Analyse de l’image…

 

 Charles-Édouard de Crespy-Le-Prince :

« Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman »

J’ai sélectionné pour ce premier travail contributif de l’année quelques devoirs de grande qualité proposés par la division de Seconde 1 du Lycée en Forêt. Je remercie particulièrement les élèves suivant(e)s : Clarisse Q. pour sa contribution remarquable, Cécile D-S, mais aussi Sarah B, Claudia F, Pauline H, Tarcisius J, Pauline L, Roman R, et beaucoup d’autres élèves de la classe.

Niveau : Lycée

 Charles-Édouard Crespy Le Prince (1784-1850),  © Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau, © Direction des musées de France, 2007 Crédit photographique © Robin Laurence  

Présentation

Peint en 1824, ce tableau de Charles Edouard Crespy Le Prince évoque un épisode célèbre du roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse (¹). Rédigée en 1761 par Jean-Jacques Rousseau, l’histoire participe déjà à la sensibilité romantique : Julie une jeune noble, et son précepteur Saint-Preux, roturier issu d’un milieu modeste, vont tomber amoureux mais la différence sociale empêche toute officialisation de leur amour. Au moment où se déroule cette scène, Saint-Preux revient d’un long voyage durant lequel il n’a cessé d’écrire à la vertueuse Julie, mariée depuis à monsieur de Wolmar. La jeune femme est  malheureuse car elle aime toujours Saint-Preux malgré la fidélité qu’elle porte à l’époux que son père lui a choisi ; « […] une sombre mélancolie s’empare bientôt de Saint-Preux, qui de Meillerie, sur le bord du lac Léman, fait part à Julie de son désespoir » (²) lors d’une promenade en barque, empreinte tout à la fois de lyrisme et de pathétique.

Les dénotations de l’image

Le premier plan est occupé en majeure partie par la petite embarcation dans laquelle, effleurant la rive et main dans la main, Julie et Saint-Preux glissent lentement sur le lac. Elle, vêtue d’une longue robe blanche et d’un châle négligemment jeté sur l’épaule ; lui d’un costume sombre ; ils semblent se regarder avec tendresse et gravité. Vers l’avant de la barque, le batelier se charge de diriger l’embarcation, qui progresse silencieusement : on aperçoit dans la clarté lunaire le sillage marqué d’une trainée de lumière. Derrière eux, remplissant presque la totalité du tableau, un paysage à la fois sublime et inquiétant arrête le regard : on ne peut qu’être saisi par une espèce de vertige devant la masse imposante du lac, qui semble s’étendre à perte de vue.

De part et d’autre, les coteaux abrupts plongent leurs pieds dans l’abîme, et les hautes montagnes apparaissent comme des masses sombres au caractère menaçant : on devine sur la rive sud les rochers de la Meillerie, aujourd’hui disparus. La lune, dernier refuge des amants malheureux, dévoile cette scène mystérieuse, solennelle et secrète, comme cachée du reste du monde. Admirez combien le scintillement de l’astre frémit à la surface argentée de l’eau, et contraste avec la profondeur sans fin du lac : pas une seule bâtisse à l’horizon qui viendrait troubler la quiétude de la scène. Sur la droite, aux pieds des coteaux, nous pouvons distinguer ce qui ressemble à des flammes jaillissant du sol, pareilles à une éruption. Elles atténuent quelque peu les tonalités froides du tableau. Enfin, à l’arrière-plan, nous apercevons la lune, se montrant seulement par endroits à travers le voile dense des nuages jaunes et gris, dont le déplacement confère à la scène son aspect dramatique et sauvage.

Les connotations de l’image

Ce qui apparaît au premier abord, c’est bien la dimension romantique de cette scène. Comme on le sait, le lac de Genève incarne chez Rousseau le bonheur, mais un bonheur tantôt euphorique, tantôt mélancolique. Dans un paragraphe bien connu des Confessions, il décrit avec émotion l’effet que produit en lui la contemplation de l’eau : « j’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé ». On comprend mieux pourquoi l’auteur des Rêveries a choisi que les deux amants se retrouvent sur le Léman : le fait que le lac semble interminable accentue l’idée que le temps s’est arrêté ; il s’agit en effet d’un moment unique où chacun revoit l’être cher dans un cadre propice à la rêverie et à l’épanchement lyrique.

"Meillerie" Photographie extraite de l'ouvrage de Guillaume Fatio et Frédéric Boissonnas, Autour du Lac Léman, Genève 1902

Cette expression des sentiments est magnifiquement exprimée par le peintre. De fait, l’immensité horizontale du lac évoque l’évasion et l’ailleurs. Sa contemplation, mêlée au murmure apaisant des rames glissant sur l’eau, plonge le spectateur dans la méditation et le recueillement. Cependant, ce spectacle grandiose connote aussi le pathétique tragique, car Julie et Saint-Preux ne peuvent vivre leur amour. Quant à la profondeur du lac, elle laisse présager un destin funeste, suggérant que le bonheur est à jamais perdu. Le paysage, typiquement romantique, symbolise donc à la fois le dépaysement, l’immensité, l’infini, mais par contraste le désordre des sentiments, les orages du cœur, les tempêtes de l’amour… Plus qu’un paysage qui fait rêver, on devine les déchirements de Julie et de Saint-Preux, on imagine combien nos deux amoureux seront voués à la souffrance !

N’oublions pas en effet ce contraste caractéristique du Romantisme, qui présente systématiquement des personnages déchirés, tourmentés, dont le bonheur pourtant à portée de main semble impossible à atteindre. Dans le tableau, on voit nettement ces antithèses. Les mouvements d’ombre et de lumière donnent à ce titre une dimension presque apocalyptique à la scène. On retrouve par ailleurs ce contraste avec les montagnes qui par leur verticalité, dirigent les regards vers le ciel et l’aspiration à la plénitude, à l’infini (trans-ascendance), mais créent pareillement un sentiment de vertige et de dangerosité (trans-descendance) : les flammes qui s’en échappent, outre qu’elles confèrent un côté irréel et fantastique à la scène, évoquent une longue descente vers la tentation et le mal.

Un aspect non moins essentiel concerne les symboles utilisés par l’artiste pour rendre compte de l’amour qui unit Julie à Saint-Preux : l’eau, la terre, l’air et le feu renforcent en effet la symbolique romantique de la scène. Occupant la moitié du tableau, l’eau est ambivalente ; à la fois refuge elle est le lieu (ou plutôt le « non-lieu ») de l’asile des deux amants. Force vitale donc, mais aussi élément de mort : on ne peut que songer ici au mythe de Charon, le nocher des enfers conduisant la barque, et passant les âmes de la vie à la mort. Ne pourrait-on également interpréter le feu, aux pieds de la montagne, comme la flamme de l’amour se consumant dans le cœur des deux amoureux ? Enfin, à travers la présence de la lune, nous retrouvons un symbole cosmique fondamental chez les Romantiques : par son pouvoir mystérieux de suggestion, la « reine des ombres » n’évoque-t-elle pas les clartés mouvantes du rêve ?

Ce cadre intimiste, favorable à l’exotisme primitiviste, invite aussi à la communion avec la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais aussi enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond. On comprend dès lors pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques et particulièrement dans ce tableau, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et un certain refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs sentimental une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi est particulièrement sensible dans l’œuvre :  le bateau dans lequel se trouvent Julie et Saint Preux est au premier plan et au centre du tableau.

Les deux amants sont donc mis en avant à travers une esthétique des sentiments et de l’amour, mais un amour exprimé sous une forme platonicienne, un amour idéal mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique et « où la passion amoureuse est dépassée pour céder la place à la renonciation sublimée » (³). Ainsi, cette ultime rencontre de « Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman » est-elle un témoignage de l’héroïsme sublime, tel que le conçoit la sensibilité romantique, partagée entre le désir, la loi morale, et le repentir comme forme d’abnégation la plus sublime…

_____________

(1) Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard :

« Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. »

(2) Marjorie Philibert, Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, Bréal Paris 2002, page 28.

(3) Wikipedia

 

Sauf mention contraire, cet article, tout comme le contenu de ce site est sous contrat Creative Commons.

Creative Commons License

NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom des auteurs (Collectif « Classe de Seconde 1 », sous la direction de Bruno Rigolt) ainsi que l’URL : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/10/03/analyse-dimage-charles-edouard-crespy-le-prince-julie-et-saint-preux-sur-le-lac-de-leman/