La citation de la semaine… Gabriela Mistral…

Dans leur quiétude, les hommes ne sentent pas cette amertume, cette eau triste venue d’en haut…

Dentro del hogar, los hombres no sienten esta amargura, este envío de agua triste de la altura…

 

La lluvia lenta
 
Esta agua medrosa y triste,
como un niño que padece,
antes de tocar la tierra
desfallece.
 
Quieto el árbol, quieto el viento,
¡ y en el silencio estupendo,
este fino llanto amargo
cayendo !
 
El cielo es como un inmenso
corazón que se abre, amargo.
No llueve : es un sangrar lento
y largo.
 
Dentro del hogar, los hombres
no sienten esta amargura,
este envío de agua triste
de la altura.
 
Este largo y fatigante
descender de aguas vencidas,
¡ hacia la Tierra yacente
y transida !
 
Llueve y como un chacal trágico
la noche acecha en la sierra.
¿ Qué va a surgir, en la sombra,
de la Tierra ?
 
¿ Dormiréis, mientras afuera
cae, sufriendo, esta agua inerte,
esta agua letal,
hermana de la Muerte ?
Pluie lente
 
Cette eau craintive et triste
comme un enfant qui souffre,
avant de toucher la terre
défaille.
 
Calme est l’arbre, calme est le vent,
et dans le silence splendide
ces fines larmes amères
tombent !
 
Le ciel est comme un immense
cœur qui s’ouvre, amer.
Pas de pluie : juste un saignement lent
et long.
 
Dans leur quiétude, les hommes
ne sentent pas cette amertume,
cette eau triste venue
d’en haut.
 
Cette longue et lassante
descente d’eaux vaincues,
vers la Terre gisante
et transie !
 
Il pleut et comme un chacal tragique,
la nuit se cache dans les montagnes.
Que va-t-il surgir, dans l’ombre,
de la Terre ?
 
Dormirez-vous, tandis que dehors
tombe et souffre, cette eau inerte,
cette eau létale,
sœur de la Mort ?
 

Gabriela Mistral, « La lluvia lenta », Desolación, Première édition, Institut hispanique, New York 1922.

Traduction française : Bruno Rigolt.
Ce poème figure dans le recueil D’Amour et de désolation. Choix de textes présentés et traduits par Claude Couffon. Orphée/La Différence, Paris 1989. Néanmoins, la traduction proposée par Claude Couffon me semblant parfois trop éloignée du texte d’origine, j’ai préféré proposer une nouvelle traduction.

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C’est à vingt-cinq ans en 1914, au moment où elle remporte à Santiago le concours littéraire des Jeux floraux de poésie pour ses Sonnets de la Mort (Sonetos de la Muerte) que Lucila de Maria del Perpetuo Socorro Godoy Alcayaga se fait connaître sous le pseudonyme de Gabriela Mistral, double hommage au poète italien Gabriele d’Annunzio (1863-1938) et surtout au Français Frédéric Mistral (1830-1914). Rien pourtant ne prédestinait cette petite provinciale du fin fond du Chili à devenir en 1945 le premier prix Nobel de Littérature décerné à un écrivain latino-américain (pour voir la vidéo de la cérémonie de remise du prix, cliquez ici).

La région de Vicuña au Chili

Gabriela Mistral voit le jour le 7 avril 1889 à Vicuña, petit bourg rural et montagneux sur le Rio Elqui, aux confins de la Cordillère des Andes et de l’Argentine. Abandonnée par son père à l’âge de trois ans, Gabriela est élevée par sa mère institutrice dans le hameau de Monte Grande. Elle y mène, à l’affût des valeurs spirituelles, une enfance de privations, humble et rude, qui décidera de sa vocation poétique et de son engagement humain. Nommée institutrice à 17 ans, elle n’aura de cesse de dénoncer l’exploitation des enfants et « la douloureuse condition de la femme en Amérique latine, aliénée par la tradition et les structures sociales » (*).

C’est dans cet esprit qu’il faut lire les poèmes, tous empreints de gravité, de lyrisme et d’émotion, du recueil Desolación, édité à New York en 1922 grâce à l’admiration et au soutien d’universitaires nord-américains. Volodia Teitelboim faisait remarquer à cet égard le point suivant : « En vérité Desolación c’est l’histoire d’une passion qui déborde de prières et de malédictions, d’interrogations et d’agonies » (**). De fait, le motif de l’amour impossible pour un homme (Romeo Ueta, le seul homme qu’elle ait jamais aimé s’était suicidé en 1909), s’élargit en une vaste méditation sur la vie et la mort ; s’y entrecroisent dans une inflexion quasi religieuse et mystique les thèmes de l’enfance bafouée, de la nature détruite par la faute des hommes, et de la femme humiliée, intimement mêlée à la figure de la mère originelle, gardienne de la Terre, créatrice et matrice de l’homme. Ce dernier aspect est essentiel.

Avec beaucoup de pertinence, Eliana Ortega (***) faisait remarquer :

« On doit lire le discours féminin de Mistral comme une création construite par un je féminin, se référant et s’attachant à la relation avec l’Autre Originelle : la mère. Ainsi s’expliquerait la prépondérance des mères dans le discours mistralien, et la capacité complexe de ce sujet féminin à se dédoubler, à refléter, et à réfléchir l’image de la mère dans son propre moi. Un tel dédoublement du sujet peut également se lire dans ces rencontres mistraliennes avec la Déesse, la Vierge, la mère indigène et surtout avec la Terre mère. Pour révéler la multiplicité des significations de l’image de la femme dans le discours de Mistral, il est nécessaire de déconstruire et de démystifier les paradigmes culturels masculins qui ont été adoptés, jusqu’à récemment […].
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« Déconstruire », « démystifier » pour mieux reconstruire cette part fondamentalement transgressive et féministe de la poésie de Gabriela Mistral et qui passe comme le suggère Eliana Ortega par « la relación primigenio, la relación con la Otra mujer, con la madre, con la Diosa, con la Tierra » […]

« la relation primordiale, la relation avec l’Autre femme : la mère, la déesse, la Terre ».

Comme nous le comprenons maintenant, cette « pluie lente » dont parle avec intensité et ampleur Gabriela Mistral, c’est précisément la « mère indigène », la « terre mère ». Plus que son aspect esthétisant, c’est la valeur symbolique de cette eau baptismale qui est intéressante à étudier : entre réminiscences bibliques et visions spleenétiques chères à Verlaine, l’évocation de la pluie se confond plus fondamentalement avec la souffrance de la femme, expression de la douleur, de l’angoisse humaine, et d’une profonde quête mystique sur le sens de la vie :

Pas de pluie : juste un saignement lent
et long.
Dans leur quiétude, les hommes
ne sentent pas cette amertume,
cette eau triste venue
d’en haut.
 

Il y a en effet dans ce poème, très représentatif des autres textes du recueil, une interrogation fondamentale sur notre humaine condition, une quête, une aspiration à autre chose venu « d’en haut ». En ce sens, la création littéraire chez Gabriela Mistral se confond avec la nécessité de transformer l’être en destin dans une quête absolue de lui-même grâce à l’expérience poétique, proprement transgressive. L’acte d’écrire devient ainsi une « parole dans la cour des hommes »(****), un appel, dont le but est de sauver de la mort les hommes eux-mêmes, aveugles à la souffrance et au désir des femmes, à l’ivresse mystérieuse de la maternité symbolisée par cette « pluie lente » :

Il pleut et comme un chacal tragique,
la nuit se cache dans les montagnes.
Que va-t-il surgir, dans l’ombre,
de la Terre ?
 
Dormirez-vous, tandis que dehors
tombe et souffre, cette eau inerte,
cette eau létale,
sœur de la Mort ?
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Entre transmission et transgression, entre déchirements, drame et révélation, la poésie de Gabriela Mistral exprime bien plus que la gratuité d’un quelconque spleen, elle passe par un engagement, une prise de responsabilité, une réflexion féministe sur la littérature ; et si elle célèbre d’abord une communion, grandiose et rustique avec la Terre, elle lui confère par là même, la mission de renouveler l’idéal sacro-saint de la femme latino-américaine, dans une société androcentrée, réfractaire à l’émancipation des femmes.

Car « cette eau craintive et triste » qui, « avant de toucher la terre défaille », c’est bien la femme dans son élan de liberté, prête à défaillir ; mais c’est aussi « cette eau létale, sœur de la Mort », autrement dit la voix du silence : le silence des femmes, tant il est vrai qu’écrire pour Gabriela Mistral, c’est être le porte-parole de ces femmes qui ne pouvaient pas parler, qui ne savaient pas s’exprimer…

Loin de se limiter à sa fonction poétique, le texte littéraire, tel que le conçoit Mistral doit donc parvenir à l’affirmation d’une vérité plus intime, ouvertement dissidente…

© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif, août 2011.

Découvrez d’autres poèmes de Gabriela Mistral dans cette édition, richement nourrie :

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(*) Claude Couffon, D’Amour et de Désolation, Choix de poèmes traduits de l’espagnol (Chili) et présentés par Claude Couffon. Orphée/Editions de la différence, Paris 1989.
(**) Volodia Teitelboim, Mistral publique et secrète : biographie du premier prix Nobel latino-américain, L’Harmattan « Horizons Amériques Latines », Paris 2004, page 125.
(***) Eliana Ortega : Amada Umunte : discurso femenil de Gabriela Mistral, Universidad de Chile. « Hay que leer el discurso femenil de Mistral como una creación construida por un yo femenino, referido y afianzado desde la relación con la Otra Original, la madre. Se explicaría así la preponderancia de madres en el discurso mistraliano, y la compleja dimensionalidad de ese sujeto femenino al desdoblarse, reflejar, refractar la imagen de la madre en su propio yo. Tal desdoble del sujeto también puede leerse en esos encuentros mistralianos con la Diosa, con la Virgen, con la madre indígena y sobre todo con la madre-tierra. Para revelar esta multiplicidad de sentidos de la imagen de la mujer en el discurso mistraliano, se hace necesario desconstruir y desmitificar los paradigmas culturales masculinos con que se ha leído hasta hace muy poco […].
Voyez aussi le site (en Espagnol) de l’Université du Chili consacré à Gabriela Mistral en cliquant ici.
(****) « palabra en corral ajeno ». L’expression est d’Adriana Valdés, Composición de lugar, Escritos sobre cultura, Santiago de Chile, Editorial Universitaria, 1995

 
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