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Bac blanc Janvier 2010
Dissertation
sujet corrigé
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Rappel du sujet :
Est-il juste de penser, comme le dit Éluard, que les poètes “parlent pour tous” ? Vous construirez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus, ainsi que sur vos connaissances et lectures personnelles.
NB Afin de faciliter la compréhension du parcours démonstratif, le plan est rappelé entre crochets, mais bien entendu IL NE DOIT EN AUCUN CAS figurer sur votre copie. Vous devez toujours problématiser sous forme de phrases (et non de titres comme c’est le cas par exemple dans une dissertation économique).
[Introduction]
[Entrée en matière + contextualisation (annonce du sujet) + problématisation]
La figuralité [ce qui renvoie à l’imaginaire] de la poésie a souvent été mise en débat. C’est ainsi que Paul Éluard revendique au contraire sa littéralité [ce qui est conforme à la vérité], seule apte d’après lui à rendre compte de la réalité concrète du monde. Dans une conférence prononcée à Londres le 24 juin 1936 à l’occasion de l’exposition internationale du Surréalisme, l’auteur n’hésite pas à prendre ses distances avec nombre de ses contemporains en stigmatisant, au nom de l’« évidence poétique », toute représentation par trop élitiste ou individualisante de la poésie : « les poètes, écrit-il, sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux ». Cette conception particulière de l’engagement que défend Éluard passe donc par la volonté de toucher le lecteur dans son expérience la plus concrète et la plus universelle : comme il l’affirme plus loin, les poètes « ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse […], ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous ».
[Annonce du plan]
Prononcé dans un contexte de crise internationale grave marqué par la Guerre d’Espagne, le Front populaire, la montée des fascismes, le discours de Paul Éluard se justifie d’abord par la nécessité de confronter la poésie aux réalités concrètes [Thèse]. Cependant, les poètes ne parlent-ils que pour tous ? Si nul n’oserait récuser la pertinence d’un tel jugement, il convient cependant de le nuancer au nom d’une autre « évidence poétique » qui a toute sa légitimité : l’énonciation lyrique, par définition individualisante, n’est-elle pas à la base même de la poésie ? On ne saurait négliger l’état affectif que provoque l’écriture d’un poème, et qui s’inscrit dans le moi le plus intime de chacune et chacun d’entre nous. [antithèse]. Cela dit, faut-il s’en tenir à ce dualisme quelque peu réducteur ? Le but ultime de la poésie n’est-il pas d’ouvrir au monde des signes et du déchiffrement ? N’est-ce pas dans sa singularité même que le langage poétique est le plus universel ? [synthèse]
[Première partie. Thèse. Les poètes parlent pour tous : confrontation entre la poésie et les réalités concrètes]
[1-1 : la poésie n’est pas un but en soi mais un moyen]
Dans la perspective éluardienne de l’engagement, il y a en premier lieu la quête de l’existant : de fait, le poète appartient à l’histoire, à la société, aux idéologies. Son chant est par définition universel : il « parle pour tous ». Comme l’écrivait Juan Carlos Baeza Soto à propos du poète espagnol Emilio Prados, « l’essentiel de la poésie engagée réside alors dans l’action avec la réalité et dans la relégation au second plan de la voix individuelle, sinon, le poète se séparerait de la réalité ». Ce contact avec la réalité physique et matérielle rend le poète infiniment présent au monde qui l’entoure. On pourrait citer ici ces vers célèbres d’Hugo dans « Fonction du poète » qui condamnent explicitement le retranchement dans l’individualisme :
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
Ce réquisitoire sans appel contre l’art pour l’art est à la base même de toute poésie engagée. En libérant les hommes de la fiction, les poètes engagés les forcent ainsi à s’interroger sur la légitimité de la parole poétique. S’il fut reproché aux Romantiques, à juste titre souvent, de se couper du réel en privilégiant le moi, c’est que pour eux, la poésie n’était pas un vecteur à l’action collective. Par opposition, le propre du poète engagé est de transformer sa révolte individuelle en révolte collective et en lutte politique. Comment ne pas citer ici « Les dernières paroles du poète » de René Daumal :
Aux armes ! À vos fourches, à vos couteaux,
à vos cailloux, à vos marteaux
vous êtes mille, vous êtes forts,
délivrez-vous, délivrez-moi !
je veux vivre, vivez avec moi !
tuez à coups de faux, tuez à coups de pierre !
Faites que je vive et moi, je vous ferai retrouver la parole !
Comme nous le voyons, l’engagement n’est pas inconciliable avec l’émotion la plus profonde. Mais c’est une émotion plus proche du cri que du chant lyrique qui transparaît ici : nul gémissement déploratif, nul épanchement pathétique, mais la force de l’Appel, dépouillé de toute emphase. Si René Daumal a parfois pris ses distances avec la poésie, c’est qu’elle lui semblait trop souvent subordonner la quête collective à l’illusion et au leurre de l’introspection. Faire du lyrisme, n’est-ce pas en quelque sorte s’écouter parler ? Dès lors, comment pourrait-il constituer le mode privilégié d’action pour revendiquer la liberté ou plaider pour une cause collective ?
[1-2 : la nécessité d’un langage accessible à tous]
A l’opposé du lyrisme qui se réfugierait souvent dans l’artifice, la poésie doit donc exprimer les sentiments humains par un langage compris de tous. Car c’est bien là que réside son enjeu : comment les masses pourraient-elles percevoir le message s’il ne lui est pas donné d’être accessible ? Prenons pour exemple la poésie symboliste : avant tout élitiste, elle aboutira immanquablement au culte du moi, comme le suggère très bien cette sentence sans appel de Mallarmé : « Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter » : placé au-dessus de tout, l’art ne semble réservé qu’à quelques initiés, seuls capables d’en saisir le sens. C’est justement cet hermétisme que condamne Paul Éluard : si la poésie est trop lyrique ou trop personnelle, elle risque de se couper du monde réel. La conscience poétique, par essence individuelle, ne peut conséquemment être qu’action collective : le poète est un éveilleur de conscience. Il parle pour que le peuple se mette en question. Ce n’est pas un hasard si la conférence de Paul Éluard, tout comme le poème de René Daumal, datent de 1936. Ancrés dans l’actualité la plus brûlante, ils traduisent cette capacité du peuple à être sujet de l’histoire. C’est bien là tout le sens de la poésie engagée : on sent nettement à la lecture des textes leur enracinement dans les idéaux d’universalité des Lumières et dans la capacité de la poésie de se faire l’expression du peuple. De là son exigence primordiale d’universalité et d’égalité entre les hommes, permise par l’accessibilité du langage. Cette poésie réaliste, ancrée dans la contingence de son époque, nul mieux que Jacques Prévert s’en est servi pour transcrire la vie quotidienne. « Les mots, disait-il, sont les enfants du vocabulaire, il n’y a qu’à les voir sortir des cours de création. Là, ils se réinventent et se travestissent, ils éclatent de rire… » On reconnaît dans cette citation toute la tendresse de celui qui sut, par sa prose instinctive, traduire les imageries populaires les plus universelles. On pourrait évoquer aussi la poésie naturaliste d’un Aristide Bruant qui entend faire du peuple assimilé au prolétariat, la matière de ses poèmes : « Le beau ayant pour fonction de servir le vrai, nous sommes de ceux qui pensent que la poésie a une mission sociale […]. Affirmer qu’elle sera socialiste, c’est affirmer qu’elle sera populaire ; car il y a nécessairement une espèce de solidarité grandiose entre le peuple et le poète… ».
[1-3 : la poésie comme moteur de changements collectifs]
Comme nous le voyons, dans sa prétention de parler « pour tous », le poète milite plus encore en faveur du changement idéologique. L’engagement est par définition une mise en question du statisme et de l’immobilisme. C’est donc du fait historique que la poésie engagée tire sa légitimité ; c’est par l’Histoire qu’elle entre dans l’Histoire. « Les dernières paroles du poète » s’apparentent d’assez loin d’ailleurs à une poésie, telle qu’elle est reconnue par la tradition : tantôt manifeste, discours, art dramatique, plaidoyer, réquisitoire, elle débouche sur l’allégorie très politique du poète porte-parole du peuple. Particulièrement au vingtième siècle, les poètes ont en effet revendiqué l’ancrage de la poésie dans une historicité cosmopolite. Les bouleversements socio-historiques les ont amenés à remettre en cause nombre de fondements jugés incompatibles avec la société de leur temps. La poésie vers-libriste par exemple a exploité avec brio le rythme pour revendiquer son nécessaire rapport à la contemporanéité. Mais outre le style, c’est bien le statut de l’intellectuel qui s’est trouvé transformé par l’engagement : il est devenu en quelque sorte un juge à l’égard de ceux qui ne se sont pas engagés. Dans sa volonté de parler « pour tous », il décrédibilise ceux qui, n’engageant que leur « conscience personnelle », n’ont pas la prétention de se révolter comme lui. On pourrait rappeler à ce titre combien l’engagement d’Aragon des années Trente aux années soixante-dix dans le journal communiste L’Humanité fut l’occasion, pour nombre d’intellectuels, de poser la question de la responsabilité politique de l’écrivain. C’est bien là qu’est la question : le poète doit-il rendre compte de son art ? Faut-il dès lors, comme le suggère l’affirmation d’Éluard, déclarer le non-politique comme le champ de l’arbitraire et conséquemment la poésie individualiste comme sclérosante ?
[Deuxième partie. Antithèse. L’énonciation lyrique, par définition individualisante, n’est-elle pas à la base même de la poésie ?]
Comme nous l’avons vu, la question d’une poésie qui parlerait pour tous se conjugue avec une présence totale et immédiate de ce que les philosophes appelleraient « l’être au monde » : le poète est de son temps. Mais s’il parle au présent actuel, il prétend en même temps à une sorte de vérité générale qui place le peuple au centre de ses revendications. Une telle conception n’est-elle pas toutefois réductrice ?
[2-1 : la poésie est l’expression du moi]
Tout d’abord, il ne faut pas se méprendre sur le sens profond de l’art poétique : avant d’être engagement pour les autres, la poésie est engagement pour soi-même. C’est l’être entier qu’elle engage ; c’est son univers intérieur et son intimité que le poète traduit en mots sur la page blanche. D’ailleurs, la réalité extérieure importe peu dans de nombreuses poésies, qui s’en distancient même volontairement pour privilégier davantage l’expression de l’émotion et des sentiments. Évoquant en 1924 la poétique de Baudelaire, Paul Valéry notait d’ailleurs que « les Fleurs du mal ne contiennent ni poèmes historiques ni légendes ; rien qui repose sur un récit. On n’y voit point de tirades historiques. La politique n’y paraît point. […] Mais tout y est charme, musique, sensualité puissante et abstraite… Luxe, forme et volupté ». Transcendant par exemple le naturalisme, nombre de poésies s’accompagnent donc d’une indéniable sensibilité individualiste. Si le poète parle pour tous, son art exprime d’abord sa propre personnalité. C’est d’ailleurs cet extraordinaire pouvoir d’imagination qui s’impose comme un impératif intime et souvent non formulé de l’art poétique. Comment le poète pourrait-il « parler pour tous » de ce qui relève d’abord du « pour soi » et de la subjectivité ? On peut y voir un exemple frappant dans « Brise marine » de Mallarmé qui prend souvent les aspects d’un poignant monologue intérieur :
La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Cet irrépressible appel du voyage et d’un introuvable ailleurs que célèbre ici le chef de file des Symbolistes est exprimé par une poésie de la douleur la plus subjective et la plus intime, dégagée de toute mission sociale.
[2-2 : la poésie comme art autonome, dégagé de toute mission sociale]
Aussi, l’expression de ce lyrisme personnel ne prend-elle pas les mots selon l’acception que leur attribue le sens commun : elle les enrichit de connotations plus rares qui privilégient cet épanchement du moi, cette effusion de l’intime que le modèle expressif individualiste romantique puis symboliste ont si bien rendus. Il s’agit ainsi pour le poète de ressusciter le sens profond du mot qui semble parler pour lui-même. N’est-il pas dès lors possible d’envisager la poésie comme un art autonome, qui n’aurait d’autre fin que cette part formelle du langage qu’ont parfois à tort si souvent dénigrée nombres d’auteurs « engagés » ? On pourrait à ce titre rappeler utilement la définition qu’a proposée Roman Jakobson de la fonction poétique du langage : s’il mentionne que toute poésie est au départ contextuelle et référentielle, c’est pour souligner combien les parallélismes sonores et les effets rythmiques sont des éléments essentiels à la structure poétique. Dans leur mépris de ce qu’ils nommaient « le monde des apparences », les Symbolistes par exemple ont assigné d’abord à la poésie la recherche de l’émotion intellectuelle, loin du monde réel. Culte du moi, égoïsme, diront certains, auxquels nous objecterons que c’est précisément par son refus des contingences et de l’Histoire que la poésie peut faire naître, dans leur plus intime singularité, l’émotion et les sentiments. Cherchons-en une preuve dans cet autre vers célèbre du « Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé : la poésie selon lui doit « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Les « mots de la tribu », c’est le langage ordinaire, la prose commune qui en aurait galvaudé le sens poétique profond en le réduisant au code commun, irréductible à la plénitude de l’être.
[2-3 : l’engagement individuel ne saurait servir une lutte collective ]
Certes, on objectera qu’en parlant de lui, le poète parle pour tous : au-delà de son moi le plus intime, c’est l’âme humaine qu’il traduit tout entière. Même dans le lyrisme le plus individuel affirmeront certains, ses vers ont souvent une valeur générale. Cette dimension esthétique pourrait donc être placée au service d’une cause capable de restituer une émotion collective. Mais reconnaissons-le : sitôt qu’elle s’adresse au public, la poésie ne perd-elle pas un peu de son âme ? Ne risque-t-elle pas dès lors d’épouser les idées politiques et culturelles d’un système dominant ? L’exemple du Surréalisme est tout à fait signifiant : ainsi, dès les années Trente, s’était posée la question de son engagement politique et idéologique. À Éluard et surtout Aragon qui s’étaient engagés aux côtés des Communistes, André Breton, dans son refus absolu de tout contrôle exercé par la raison avait répondu par la négative en célébrant au contraire l’imagination et le rêve. Cette apologie de l’inconscient, le chef de file des Surréalistes l’a justifiée dans ses Entretiens, en insistant, non sans justesse, sur les dangers d’une poésie qui aurait fini par oublier l’expression du moi. « Parler pour tous » dès lors, n’est-ce pas parler pour personne ? N’est-ce pas privilégier au sentiment le plus intime une parole qui n’aurait d’autre fin que de « réglementer » les mots en leur assignant une fonction utilitaire, et oserons-nous dire, « collectiviste » ? Qu’il nous soit permis d’évoquer ici ces propos de Claude Cahun dans Les Paris sont ouverts : « L’exigence des conformismes idéologiques, écrivait-elle, serait la négation même de toute poésie. La vraie poésie ne peut pas accepter des commandements externes, elle est la libre expression des individus dans leur plus secrète intériorité ». Le mot est dit : « secrète intériorité ». Rien n’est plus individuel que la poésie, et ce serait risquer d’en pervertir l’usage que d’assigner à l’engagement individuel la mission de servir une lutte collective.
[Troisième partie. Synthèse. N’est-ce pas dans sa singularité même que le langage poétique est le plus universel ?]
Dès lors, il convient de s’interroger : faut-il opposer le poète qui « parle pour tous » à celui qui ne parlerait que « pour lui-même » ? De fait, particulièrement quand il est question de poésie engagée, on a souvent tendance à voir dans le style la contre-épreuve de la sincérité et de la mission du poète. Mais n’est-ce pas une conception quelque peu réductrice ? Ne serait-il pas plus légitime de célébrer dans la spécificité même du langage poétique la quête du sens ?
[3-1 : le pouvoir transfigurateur du langage poétique]
Le propre de l’art poétique est d’ouvrir au monde des signes et du déchiffrement : c’est la recherche du Verbe comme unité première et de l’indicible qui définit la spécificité du langage poétique et qui transcende ainsi sa fonction utilitaire. Le poète Pierre Emmanuel dans Qui est cet homme, ou le singulier universel raconte à ce titre l’anecdote suivante : « Un jour que je furetais chez mon libraire, je fis tomber un livre du rayon. C’était Sueur de Sang, de Pierre Jean Jouve… machinalement, je feuilletai le livre. Il était beau, aéré comme un temple… Je fus investi par les images […]. Je fus converti, c’est-à-dire mué en moi-même… La vérité que j’avais cherchée hors de moi, comme une donnée que je reconnaîtrais à certains signes, elle était en moi, maintenant, implicite mais entière : c’était le langage de l’être, langage d’autant plus universel qu’il est davantage singulier ». Comme nous le voyons, toute la question est moins d’opposer une poésie qui parlerait pour tous à une poésie intimiste, que d’évoquer plus fondamentalement ce pouvoir transfigurateur du langage poétique. Il n’est que d’évoquer l’exemple de la poésie romantique : à la fois épique et lyrique, intime et collective, elle a su magnifiquement exploiter le mystère allégorique des mots. Paradoxalement, les poètes sont là pour nous rappeler qu’ils sont peut-être parmi ceux qui ont la plus forte exigence référentielle et nous pourrions appliquer à la poésie ce que Jean Giraudoux disait du théâtre : « cela consiste à être réel dans l’irréel ». Dès lors, l’ambition du poète n’est-elle pas de nommer ce qui se dérobe le plus à la description ? « Se faire voyant » écrivait Rimbaud : c’est-à-dire trouver un langage unique qui, transcendant le matériel, s’ouvrirait à la réalité de l’infini.
[3-2 : la poésie parle à l’âme]
L’esthétique n’est donc pas l’ennemie du réel. Il importe au contraire de reconnaître dans la spécificité du langage poétique les fondements d’un questionnement de l’être. Récusant la problématique sartrienne de l’engagement, le romancier et critique Jean Ricardou n’hésitait pas à rappeler que « la littérature, c’est ce qui se trouve questionner le monde en le soumettant à l’épreuve du langage. C’est pourquoi, à nos yeux, ignorer le langage en le considérant comme outil […] ce n’est nullement questionner le monde -c’est, au contraire, se priver de la question » (Que peut la littérature ?). Ainsi, au poète qui parle pour tous et à celui qui ne parlerait que pour lui-même, il conviendrait d’évoquer le poète qui n’aurait d’autre mission que celle de célébrer par le Verbe l’indéchiffrable de l’homme. La poésie ne pourrait-elle pas alors s’apparenter à une recherche de l’unité ? Le poète est celui qui parle « pour tout », pour le tout. Considérer le tout, rechercher le tout, c’est pour le poète appréhender l’âme. Si la poésie peut avoir pour fonction de saisir ce qui fait l’universalité du peuple et l’intimité du moi, elle peut également rechercher l’harmonie du monde. À la discordance et à la colère de l’engagement qu’ont revendiquée des auteurs comme Lautréamont, Crevel ou Artaud par exemple, d’autres au contraire ont voulu voir dans le poème une expression harmonieuse et sublimée de ce qu’il y a de plus universel dans l’homme. À la dissonance, ils ont préféré ce qu’il y a de moins dissonant dans la pensée. Poésie de la concordance pourrait-on dire, poésie de l’âme ou “poésie pure” selon l’expression de Paul Valéry. Dans la revue Clarté de novembre 1925, Paul Éluard s’en prend violemment à cette conception de l’absolu poétique à travers un article au titre provocateur : « Des perles aux cochons… ». Pourtant, toute la question est de savoir si la poésie doit forcément « représenter », et donc s’assujettir au réel ? Plutôt que de parler de sa fonction, qui la rattacherait forcément à la question de la référentialité et donc du contexte social et politique, il convient davantage d’évoquer sa nature profonde, qui est d’être dans le monde pour se faire signe d’un autre monde.
[3-3 : la poésie est l’expression du mystère même du monde]
Sans revenir sur nos analyses précédentes où nous évoquions la fonction poétique du langage, il apparaît comme déterminant de dire que l’essentiel de la poésie ne se situe pas hors du langage mais dans le langage. Peu importe de savoir à qui elle parle puisqu’elle parle ; l’essentiel, c’est donc le mot, le langage même :
La poésie parle.
Fût-ce avec des mots fictifs. Et c’est paradoxalement dans la fiction qu’elle peut le mieux évoquer notre monde, puisqu’elle en dépasse les contradictions dans une démarche apte à métamorphoser, selon la belle expression de Francis Ponge, « la moindre nature morte [en] paysage métaphysique ». On pourrait citer ici ces si beaux vers de l’écrivaine Anna de Noailles :
C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.
Bien au-delà de l’esthétique et du lyrisme, les mots sont ici des essences invisibles du visible. Comment ne pas voir dans cette évocation tout à fait subjective du « Port de Palerme » un vaste mouvement d’intériorisation qui tente d’appréhender la conception primitive de toute existence : le retour à l’unité perdue. Il fut largement reproché à Moréas ou Gautier de cultiver le mot pour l’évocation de ses résonances. Mais, le dédain de l’utile, la recherche de l’absolu, si souvent décriés par les écrivains engagés, ne seraient-ils pas, pour échapper à une vie toujours en mouvement, une façon d’appréhender la concordance et le mystère même du monde en transgressant l’ordre logique et matériel qui prétend l’y soumettre au nom de l’engagement ? Nous avons tous en mémoire ces propos si célèbres de Mallarmé, affirmant en 1884 que « la poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence ; elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ». Comme nous le comprenons, si la poésie peut rendre le monde plus lisible, c’est en se constituant comme l’indicible point d’intersection où se nouent en elle le moi le plus intime et les exigences les plus universalistes.
[Conclusion]
Au terme de ce travail, interrogeons-nous : en peignant le quotidien universel des peuples, la poésie assume une fonction d’engagement qui invite les hommes à « entrer en résistance ». Mais cette fonction d’engagement, qui suppose le désir légitime de se tourner vers l’autre et d’accueillir l’altérité, ne saurait faire oublier une dimension non moins importante, centrée sur l’homme et le sens intime de son être. C’est dans cette apparente contradiction que s’éclaire justement la nature profonde du texte poétique : en participant à la création d’un monde par essence subjectif, la poésie « décrée » le réel pour mieux le reconstruire. Comme nous l’avons montré, peu importe pour qui elle parle : elle parle, donc elle est. C’est dans la séparation et la réconciliation des contraires qu’elle assume cette quête de savoir qui définit le mieux l’humain…
Copyright © février 2010, Bruno Rigolt
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