La citation de la semaine… Nazim Hikmet…

« Halil a peut-être un peu vieilli, mais ni le livre, ni les menottes, ni le cœur n’ont vieilli… »

Les gendarmes et les condamnés dans le premier wagon.
Le sergent n’a pas souri une seule fois
Les mausers* ont été posés dans le filet, mais les menottes entravent toujours.
Deux camps, deux mondes.
Halil lit un livre,
et pour tourner les pages sur ses genoux,
il use adroitement de ses mains liées.
C’est son cinquième voyage depuis treize ans,
un livre et toujours des menottes.
Au-dessus de ses yeux, des rides, sur les tempes des cheveux blancs.
Halil a peut-être un peu vieilli,
mais ni le livre, ni les menottes, ni le cœur n’ont vieilli, […] À la gare de Gebzé, le train s’arrête, puis repart,
il passe très haut sur le pont de fer.
À droite, la terre s’affaisse soudain de cent et même cent-cinquante brasses.
Et là, tout en bas, tout au fond, le village de la Vieille-Forteresse, sa tour,
et sur la route mince et longue, deux hommes à cheval,
les oliviers, et même la mer déserte…

Nazim Hikmet, « Wagon de troisième classe n°510 », Paysages humains, 1976.
Traduit du Turc par Munevver Andaç. Texte cité par Siobhan Dowd dans Écrivains en prison, Labor & Fides, 1997.

* Mausers : fusils fabriqués à l’origine pour l’armée allemande.

____________

C’est son courage et son engagement autant que la haute qualité de son œuvre poétique qui ont fait de Nazim Hikmet (1901-1963) l’une des figures les plus emblématiques de la littérature turque contemporaine. Condamné à de longues années de prison pour ses opinions politiques, Hikmet est un auteur engagé, critique et rebelle. Mais son écriture ne se borne pas à transmettre un message de révolte, elle est empreinte à la fois d’un lyrisme inspiré de la vieille tradition ottomane et d’un humanisme populaire qui permet de saisir dans le présent du récit et sa plus quotidienne banalité, l’intimité la plus poignante : « Halil lit un livre, et pour tourner les pages sur ses genoux, il use adroitement de ses mains liées »… Remarquez combien, dans son insignifiance même, ce simple détail des mains liées tenant le livre, accentue la vulnérabilité des prisonniers, livrés à leur silence et à leur détresse.

Le texte d’Hikmet parvient ainsi à greffer sur des notions abstraites —la notion d’engagement, d’emprisonnement— la réalité tangible d’un visage, d’un compartiment de train, d’un paysage qui défile : « le train s’arrête, puis repart, il passe très haut sur le pont de fer […] deux hommes à cheval, les oliviers, la mer… » En puisant dans les infinies possibilités du vers libre sa matière afin de faire mieux vivre la scène, l’écriture refuse tout cliché idéaliste : dépouillée de toute sentimentalité, elle s’attarde sur le monde qui nous entoure, cette vie qui s’écoule, et ces autres vies qui s’arrêtent : pas de pathétique ou de lyrisme. Une écriture de l’instant au contraire, biographique et contingente, qui introduit entre ces prisonniers et nous lecteurs, la médiation d’un sourire, d’une souffrance, d’une blessure. L’acte d’écrire devient ainsi un geste humanitaire, une vocation, un appel, pour atteindre, à travers le monde des images, la vérité morale la plus nue…

Lisez l’intégralité du texte d’Hikmet (p. 143 et suivantes) et d’autres témoignages d’auteurs illustres dans l’ouvrage de Siobhan Dowd, Écrivains en prison, que vous pouvez feuilleter ci-dessous (Pensez à utiliser l’outil zoom pour agrandir la taille des caractères).