Les représentations de la femme dans "Candide" de Voltaire

Support de Cours

La femme et ses représentations

dans Candide

Stéréotypes et Sexisme

Introduction

Traduit dans le monde entier, Candide est unanimement reconnu comme le « chef-d’œuvre » voltairien, et plus largement comme un monument emblématique de la critique de la société entreprise par le siècle des Lumières. Impertinent, subversif, généreux, ce conte philosophique est donc l’un de ces classiques de la littérature universelle dont nul n’oserait récuser le décisif ascendant qu’il a pris depuis sa parution en 1759 pour imposer la grande idée des droits de l’homme. Nous avons vu dans une étude précédente combien, s’il fallait relativiser la portée purement « philosophique » de ce roman d’apprentissage, il convenait néanmoins de saluer l’intention idéologique de Voltaire d’avoir opposé aux absolus spéculatifs un nouvel ordre de vie et de valeurs par l’action et le travail : c’est en effet le sens qu’il convient de donner à la fameuse métaphore du jardin au chapitre trente.

Cela étant dit, faut-il pour autant se priver d’une relecture critique du texte voltairien ? Certains auteurs, et non des moindres ont par exemple montré combien Voltaire n’avait pas échappé à de nombreux stéréotypes liés à son combat contre la morale judéo-chrétienne. J’en veux pour preuve l’ouvrage de Léon Poliakov qui dans son Histoire de l’antisémitisme n’hésite pas à ranger Voltaire parmi d’autres écrivains judéophobes. Il semblerait donc que l’auteur de Candide, tout en rejetant explicitement les ethnocentrismes, n’ait pas moins été victime des idées reçues et parfois des graves dérives d’une pensée qui se voulait pourtant  progressiste et n’avait d’autre but que de combattre les préjugés. Plus particulièrement dans le cadre de la Journée Internationale de la Femme, je vous invite à une réinterprétation plus sociologique de certains passages de Candide, au regard de la condition féminine.

La difficulté quand on lit ce conte philosophique, c’est de se défaire d’une certaine lecture d’impulsion, caractéristique du registre burlesque : reconnaissons-le, les femmes dans Candide font l’objet de toutes les railleries. L’auteur impose avant tout une certaine image identificatrice qui, constituant tout à la fois le paradoxe et la réussite de ce livre, n’en conforte pas moins les lecteurs dans des rôles assez stéréotypés : on a envie de rire plus que de réfléchir quand on lit par exemple ce passage bien connu du chapitre un :

« Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. »

L’ironie, arme favorite de Voltaire, joue ici à plein régime : la présentation très tendancieuse de Cunégonde (qui n’a que dix-sept ans), ridicule plutôt que noble, en fait d’emblée une sorte d’objet de consommation, à la limite de la « denrée » humaine, de la pâtisserie « copieuse », lourde à digérer de surcroît ! Toute cette mise en scène est également, si j’ose dire, une « mise en bouche » pour le lecteur : ici, la déformation fictionnelle du corps de la femme, sa plasticité physique exagérée provoque un effet de sens très ambigu : l’aspect « alimentaire » de Cunégonde annonce son appétence « sensuelle » évoquée très explicitement quelques lignes plus loin à l’occasion de la fameuse « leçon de physique expérimentale » de Pangloss :

Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Le problème ici tient à ce que j’appellerai l’instrumentalisation du corps de la femme à des fins « philosophiques » : certes, on dira que le but de Voltaire est de s’attaquer au monde aristocratique, mais la difficulté vient des moyens employés : l’auteur ne tend-il pas à imposer ou à reproduire une image déviée et dégradante de la femme, utilisée surtout comme faire-valoir ? Certains commentateurs ont souligné à propos de ce passage l’importance accordée par Voltaire à la « complexité » de la sensualité féminine  (¹). Mais Cunégonde ne serait-elle pas davantage le type même de « l’objet consommable » ? Son attitude posturale très ridiculisée induit également une posture psychique infériorisante, dénuée précisément de « complexité » : sensualité, hypocrisie, sottise et passivité, autant de traits présumés de la femme qui en dessinent un portrait imaginaire, largement conditionné par les stéréotypes. Le chapitre huit de Candide est sur ce point très représentatif :

« J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au ciel d’envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh ; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mit à me violer ; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était une chose d’usage : le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. » – Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. – Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais continuons. – Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire : « Un capitaine bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer ; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce ; d’ailleurs peu d’esprit, peu de philosophie : on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent et s’étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issacar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare. Une personne d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. »

Comme vous le voyez, un certain nombre de lieux communs traversent ce passage. La femme ici est non seulement animalisée mais elle est aussi « objetisée » : victime complaisante, elle semble accepter sa condition de femme passive. Voltaire n’hésite pas à en rajouter, raillant même l’attention que Cunégonde porte à son ravisseur durant le viol par un comportement où la sensualité rivalise avec l’honneur. L’arrière-plan nécrophile et sado-masochiste de cet extrait valorise par ailleurs une scénographie agressive d’autant plus tendancieuse qu’elle légitime un certain nombre d’images résiduelles du viol dans l’imaginaire masculin, et qui sont encore largement répandues dans la société contemporaine (²).

Derrière la dévalorisation de l’idéal amoureux, c’est surtout l’image de la femme qui semble ici discréditée : le tempérament outrancièrement « sensuel » et « insatiable » de Cunégonde présentée comme une « femme-potiche », joint à une existence avilissante de « femme boniche » amènent à questionner cette violence symbolique voulue par Voltaire : les mots d' »honneur » ou de « vertu » employés ici par antiphrase font de Cunégonde l’archétype de la femme « sans tête » : elle n’est qu’un corps dénué d’esprit, un bien échangeable selon une logique consumériste :

Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son palais ; je lui appris ma naissance ; il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour et homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un auto-da-fé. Enfin mon Juif, intimidé, conclut un marché, par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun : que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine.

Il est évident que l’image de Cunégonde dans ce chapitre se rattache aux rôles archétypiques que la société reconnaît à la femme soumise : elle n’est présentée qu’à travers l’espace domestique : salle de bain, salle à manger, cuisine, chambre à coucher (« Je blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer ; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce »). Séductrice, disponible, Cunégonde est aussi dispensatrice de fantasmes, au premier rang desquels figure sa condition de « présentoir » et d’objet consommable.

La question que l’on pourrait poser est donc la suivante : par quel mécanisme convenu nul n’oserait sourire au chapitre dix-neuf qui dénonce le caractère ignoble de l’esclavage, et pourquoi nous prend-il ici l’envie de rire alors qu’il est question de viol et d’asservissement ? Car la réalité décrite est bien celle de la femme violée, battue, menacée, enfermée et marchandisée par ceux-là même qui l’ont achetée ! Certains diront sans doute que Voltaire use du registre réaliste ou burlesque pour mieux dénoncer le mal et l’absurdité de la vie. Certes, on peut admettre en effet que dans les chapitres sur la guerre ou l’Inquisition, l’antiphrase et l’ironie servent clairement ce but.

Mais ici, la dégradation de Cunégonde n’aboutit pas à une réflexion sur la femme dans son statut et sa condition. Bien au contraire, loin d’inviter à une lecture réflexive, ce passage cantonne le lecteur de Candide dans une lecture impulsive (encourageant au passage les poncifs sur la figure du banquier juif ou la corruption des hommes d’Église) : les nombreuses critiques que Voltaire dirigera une grande partie de sa vie contre le sexe féminin ont d’ailleurs maintenu ses héroïnes dans un imaginaire social largement façonné par les stéréotypes masculins et les conventions sociales de son époque. Il est quand même navrant de constater que l’émancipation de Cunégonde, à la différence de celle de Candide ne peut s’exprimer uniquement que sur le terrain sentimental ou domestique. Il n’est dès lors pas étonnant que la fin du texte la présente comme vieillie et peu désirable :

Le tendre amant Candide, en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas saisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère ; on embrassa la vieille : Candide les racheta toutes deux. Il y avait une petite métairie dans le voisinage : la vieille proposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie, personne ne l’en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon Candide n’osa pas la refuser.

Alors que Candide, parvenu au terme de son apprentissage intellectuel, arrive à s’affranchir des enseignements factices de Pangloss, Cunégonde n’est même plus dans le « Sois belle et tais-toi » du chapitre huit. Elle perd ici son statut de femme pour se cantonner dans la fausseté de l’idéal sentimental. Dans le passage peut d’ailleurs se lire une peur anthropologique latente liée à la question de la reproduction : en faisant de Cunégonde une femme vieille, on comprend que lui sera parallèlement dénié son statut de mère : une récurrence remarquable est la présence du champ lexical de la laideur et de la vieillesse : « rembrunie, éraillés, sèche, écaillés » etc.

Autant de termes qui la condamnent : d’objet consommable, Cunégonde devient objet jetable. Sur le plan symbolique et moral, on pourrait voir dans cet enlaidissement la conséquence de son égoïsme et de sa lâcheté. À la fin du conte, Cunégonde n’a plus rien à espérer de la vie : elle n’est sauvée que par le comportement « vertueux » d’un Candide militant et « citoyen » qui semble presque la « racheter » de ses fautes passées, et lui éviter ainsi de finir dans le malheur et la solitude.

Nous apprendrons un peu plus loin dans le texte qu’elle devient « une excellente pâtissière », remarque pleine d’humour s’il en est, et qui n’est pas sans évoquer le premier chapitre. Certains commentateurs ont cru déceler ici une certaine tendresse de l’auteur pour son héroïne. Je serai personnellement plus réservé : en fait, même à la fin du conte, Cunégonde est maintenue dans la sphère privée, dans une posture de dominée et de dépendance, et sans doute ne serait-il pas faux de parler d’attitude discriminatoire.

De fait, alors que Candide s’est libéré, les autres personnages du livre semblent condamnés par un déterminisme héréditaire, social ou sexuel qui n’est pas sans évoquer la question de l’ambiguïté de l’écrivain à l’égard de ses créatures : tantôt Voltaire semble s’identifier à ses protagonistes comme pour la dernière réplique de Candide (c’est bien Voltaire qui parle), tantôt il les abandonne à la trivialité de leur condition…

Conclusion

La question est donc de savoir si la fin justifie toujours les moyens ? De fait, si Voltaire a été le grand écrivain de la raison et du refus des préjugés, il n’a pas pour autant renoncé à exploiter inconsciemment ou à dessein certains clichés ou stéréotypes, et Jacqueline Feldman a bien raison d’affirmer à propos des Lumières que « la rationalité est avant tout le privilège de ceux qui détiennent le pouvoir » (³). C’est précisément le sens du cri de révolte lancé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne« . Deux ans plus tard, elle sera guillotinée…

© Bruno Rigolt
Lycée en Forêt (Montargis, France) / Espace Pédagogique Contributif

NOTES

(1) D. J. Adams La Femme dans les contes et les romans de Voltaire, Nizet Paris 1974.
(2) On a presque envie de dire de Cunégonde « qu’elle l’a bien cherché ». J’ose à peine ici faire référence à ces sketchs bien connus intitulés « Le viol de Monique » (Coluche) ou « Le lâcher de s… » (Bigard) et qui semblent s’inscrire dans le droit fil de ce registre burlesque. En fait, il faut noter que dans cette insistance des stéréotypes les plus éculés réside une profonde discrimination qui paraît aller à l’encontre de tout humanisme et de toute modernité sociale.
(3) Jacqueline Feldman « Le savant et la sage-femme », Impact, Unesco (volume 25, n°1, 1975).

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Les représentations de la femme dans « Candide » de Voltaire

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La femme et ses représentations

dans Candide

Stéréotypes et Sexisme

Introduction

Traduit dans le monde entier, Candide est unanimement reconnu comme le « chef-d’œuvre » voltairien, et plus largement comme un monument emblématique de la critique de la société entreprise par le siècle des Lumières. Impertinent, subversif, généreux, ce conte philosophique est donc l’un de ces classiques de la littérature universelle dont nul n’oserait récuser le décisif ascendant qu’il a pris depuis sa parution en 1759 pour imposer la grande idée des droits de l’homme. Nous avons vu dans une étude précédente combien, s’il fallait relativiser la portée purement « philosophique » de ce roman d’apprentissage, il convenait néanmoins de saluer l’intention idéologique de Voltaire d’avoir opposé aux absolus spéculatifs un nouvel ordre de vie et de valeurs par l’action et le travail : c’est en effet le sens qu’il convient de donner à la fameuse métaphore du jardin au chapitre trente.

Cela étant dit, faut-il pour autant se priver d’une relecture critique du texte voltairien ? Certains auteurs, et non des moindres ont par exemple montré combien Voltaire n’avait pas échappé à de nombreux stéréotypes liés à son combat contre la morale judéo-chrétienne. J’en veux pour preuve l’ouvrage de Léon Poliakov qui dans son Histoire de l’antisémitisme n’hésite pas à ranger Voltaire parmi d’autres écrivains judéophobes. Il semblerait donc que l’auteur de Candide, tout en rejetant explicitement les ethnocentrismes, n’ait pas moins été victime des idées reçues et parfois des graves dérives d’une pensée qui se voulait pourtant  progressiste et n’avait d’autre but que de combattre les préjugés. Plus particulièrement dans le cadre de la Journée Internationale de la Femme, je vous invite à une réinterprétation plus sociologique de certains passages de Candide, au regard de la condition féminine.

La difficulté quand on lit ce conte philosophique, c’est de se défaire d’une certaine lecture d’impulsion, caractéristique du registre burlesque : reconnaissons-le, les femmes dans Candide font l’objet de toutes les railleries. L’auteur impose avant tout une certaine image identificatrice qui, constituant tout à la fois le paradoxe et la réussite de ce livre, n’en conforte pas moins les lecteurs dans des rôles assez stéréotypés : on a envie de rire plus que de réfléchir quand on lit par exemple ce passage bien connu du chapitre un :

« Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. »

L’ironie, arme favorite de Voltaire, joue ici à plein régime : la présentation très tendancieuse de Cunégonde (qui n’a que dix-sept ans), ridicule plutôt que noble, en fait d’emblée une sorte d’objet de consommation, à la limite de la « denrée » humaine, de la pâtisserie « copieuse », lourde à digérer de surcroît ! Toute cette mise en scène est également, si j’ose dire, une « mise en bouche » pour le lecteur : ici, la déformation fictionnelle du corps de la femme, sa plasticité physique exagérée provoque un effet de sens très ambigu : l’aspect « alimentaire » de Cunégonde annonce son appétence « sensuelle » évoquée très explicitement quelques lignes plus loin à l’occasion de la fameuse « leçon de physique expérimentale » de Pangloss :

Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s’en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Le problème ici tient à ce que j’appellerai l’instrumentalisation du corps de la femme à des fins « philosophiques » : certes, on dira que le but de Voltaire est de s’attaquer au monde aristocratique, mais la difficulté vient des moyens employés : l’auteur ne tend-il pas à imposer ou à reproduire une image déviée et dégradante de la femme, utilisée surtout comme faire-valoir ? Certains commentateurs ont souligné à propos de ce passage l’importance accordée par Voltaire à la « complexité » de la sensualité féminine  (¹). Mais Cunégonde ne serait-elle pas davantage le type même de « l’objet consommable » ? Son attitude posturale très ridiculisée induit également une posture psychique infériorisante, dénuée précisément de « complexité » : sensualité, hypocrisie, sottise et passivité, autant de traits présumés de la femme qui en dessinent un portrait imaginaire, largement conditionné par les stéréotypes. Le chapitre huit de Candide est sur ce point très représentatif :

« J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au ciel d’envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh ; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mit à me violer ; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis, j’égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était une chose d’usage : le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. » – Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. – Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais continuons. – Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire : « Un capitaine bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer ; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce ; d’ailleurs peu d’esprit, peu de philosophie : on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent et s’étant dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issacar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare. Une personne d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. »

Comme vous le voyez, un certain nombre de lieux communs traversent ce passage. La femme ici est non seulement animalisée mais elle est aussi « objetisée » : victime complaisante, elle semble accepter sa condition de femme passive. Voltaire n’hésite pas à en rajouter, raillant même l’attention que Cunégonde porte à son ravisseur durant le viol par un comportement où la sensualité rivalise avec l’honneur. L’arrière-plan nécrophile et sado-masochiste de cet extrait valorise par ailleurs une scénographie agressive d’autant plus tendancieuse qu’elle légitime un certain nombre d’images résiduelles du viol dans l’imaginaire masculin, et qui sont encore largement répandues dans la société contemporaine (²).

Derrière la dévalorisation de l’idéal amoureux, c’est surtout l’image de la femme qui semble ici discréditée : le tempérament outrancièrement « sensuel » et « insatiable » de Cunégonde présentée comme une « femme-potiche », joint à une existence avilissante de « femme boniche » amènent à questionner cette violence symbolique voulue par Voltaire : les mots d' »honneur » ou de « vertu » employés ici par antiphrase font de Cunégonde l’archétype de la femme « sans tête » : elle n’est qu’un corps dénué d’esprit, un bien échangeable selon une logique consumériste :

Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son palais ; je lui appris ma naissance ; il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour et homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un auto-da-fé. Enfin mon Juif, intimidé, conclut un marché, par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun : que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine.

Il est évident que l’image de Cunégonde dans ce chapitre se rattache aux rôles archétypiques que la société reconnaît à la femme soumise : elle n’est présentée qu’à travers l’espace domestique : salle de bain, salle à manger, cuisine, chambre à coucher (« Je blanchissais le peu de chemises qu’il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer ; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce »). Séductrice, disponible, Cunégonde est aussi dispensatrice de fantasmes, au premier rang desquels figure sa condition de « présentoir » et d’objet consommable.

La question que l’on pourrait poser est donc la suivante : par quel mécanisme convenu nul n’oserait sourire au chapitre dix-neuf qui dénonce le caractère ignoble de l’esclavage, et pourquoi nous prend-il ici l’envie de rire alors qu’il est question de viol et d’asservissement ? Car la réalité décrite est bien celle de la femme violée, battue, menacée, enfermée et marchandisée par ceux-là même qui l’ont achetée ! Certains diront sans doute que Voltaire use du registre réaliste ou burlesque pour mieux dénoncer le mal et l’absurdité de la vie. Certes, on peut admettre en effet que dans les chapitres sur la guerre ou l’Inquisition, l’antiphrase et l’ironie servent clairement ce but.

Mais ici, la dégradation de Cunégonde n’aboutit pas à une réflexion sur la femme dans son statut et sa condition. Bien au contraire, loin d’inviter à une lecture réflexive, ce passage cantonne le lecteur de Candide dans une lecture impulsive (encourageant au passage les poncifs sur la figure du banquier juif ou la corruption des hommes d’Église) : les nombreuses critiques que Voltaire dirigera une grande partie de sa vie contre le sexe féminin ont d’ailleurs maintenu ses héroïnes dans un imaginaire social largement façonné par les stéréotypes masculins et les conventions sociales de son époque. Il est quand même navrant de constater que l’émancipation de Cunégonde, à la différence de celle de Candide ne peut s’exprimer uniquement que sur le terrain sentimental ou domestique. Il n’est dès lors pas étonnant que la fin du texte la présente comme vieillie et peu désirable :

Le tendre amant Candide, en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas saisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère ; on embrassa la vieille : Candide les racheta toutes deux. Il y avait une petite métairie dans le voisinage : la vieille proposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie, personne ne l’en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon Candide n’osa pas la refuser.

Alors que Candide, parvenu au terme de son apprentissage intellectuel, arrive à s’affranchir des enseignements factices de Pangloss, Cunégonde n’est même plus dans le « Sois belle et tais-toi » du chapitre huit. Elle perd ici son statut de femme pour se cantonner dans la fausseté de l’idéal sentimental. Dans le passage peut d’ailleurs se lire une peur anthropologique latente liée à la question de la reproduction : en faisant de Cunégonde une femme vieille, on comprend que lui sera parallèlement dénié son statut de mère : une récurrence remarquable est la présence du champ lexical de la laideur et de la vieillesse : « rembrunie, éraillés, sèche, écaillés » etc.

Autant de termes qui la condamnent : d’objet consommable, Cunégonde devient objet jetable. Sur le plan symbolique et moral, on pourrait voir dans cet enlaidissement la conséquence de son égoïsme et de sa lâcheté. À la fin du conte, Cunégonde n’a plus rien à espérer de la vie : elle n’est sauvée que par le comportement « vertueux » d’un Candide militant et « citoyen » qui semble presque la « racheter » de ses fautes passées, et lui éviter ainsi de finir dans le malheur et la solitude.

Nous apprendrons un peu plus loin dans le texte qu’elle devient « une excellente pâtissière », remarque pleine d’humour s’il en est, et qui n’est pas sans évoquer le premier chapitre. Certains commentateurs ont cru déceler ici une certaine tendresse de l’auteur pour son héroïne. Je serai personnellement plus réservé : en fait, même à la fin du conte, Cunégonde est maintenue dans la sphère privée, dans une posture de dominée et de dépendance, et sans doute ne serait-il pas faux de parler d’attitude discriminatoire.

De fait, alors que Candide s’est libéré, les autres personnages du livre semblent condamnés par un déterminisme héréditaire, social ou sexuel qui n’est pas sans évoquer la question de l’ambiguïté de l’écrivain à l’égard de ses créatures : tantôt Voltaire semble s’identifier à ses protagonistes comme pour la dernière réplique de Candide (c’est bien Voltaire qui parle), tantôt il les abandonne à la trivialité de leur condition…

Conclusion

La question est donc de savoir si la fin justifie toujours les moyens ? De fait, si Voltaire a été le grand écrivain de la raison et du refus des préjugés, il n’a pas pour autant renoncé à exploiter inconsciemment ou à dessein certains clichés ou stéréotypes, et Jacqueline Feldman a bien raison d’affirmer à propos des Lumières que « la rationalité est avant tout le privilège de ceux qui détiennent le pouvoir » (³). C’est précisément le sens du cri de révolte lancé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa célèbre « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne« . Deux ans plus tard, elle sera guillotinée…

© Bruno Rigolt
Lycée en Forêt (Montargis, France) / Espace Pédagogique Contributif

NOTES

(1) D. J. Adams La Femme dans les contes et les romans de Voltaire, Nizet Paris 1974.
(2) On a presque envie de dire de Cunégonde « qu’elle l’a bien cherché ». J’ose à peine ici faire référence à ces sketchs bien connus intitulés « Le viol de Monique » (Coluche) ou « Le lâcher de s… » (Bigard) et qui semblent s’inscrire dans le droit fil de ce registre burlesque. En fait, il faut noter que dans cette insistance des stéréotypes les plus éculés réside une profonde discrimination qui paraît aller à l’encontre de tout humanisme et de toute modernité sociale.
(3) Jacqueline Feldman « Le savant et la sage-femme », Impact, Unesco (volume 25, n°1, 1975).

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