.Objet d’étude : La littérature d’idées
du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Œuvre intégrale : Olympe de Gouges,
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

Parcours associé : écrire et combattre pour l’égalité.
Vous pouvez lire en ligne l’intégralité de la Déclaration des Droits de la femme sur Gallica.fr

 

Illustration : photomontage (Bruno Rigolt)
d’après : Alexandre Kucharski (attribué à), portrait d’Olympe de Gouges. Pastel sur parchemin, vers 1788 (coll. privée) ; « Exécution d’une femme place de la Révolution » © Wikimédia
(images retouchées numériquement)

Citations à connaître (pour mieux comprendre l’œuvre, et utiles si vous choisissez l’essai à l’écrit de l’EAF) :

1 ♦ « Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? ». DDFC, Préambule.

2 ♦ « Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il [l’homme] veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à égalité, pour ne rien dire de plus. » DDFC, Préambule.

3 ♦ « Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d’être constituées en Assemblée nationale ». DDFC, Préambule.

4 ♦ « La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits ». DDFC, art. 1.
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». DDHC, art. 1

5 ♦ « […] l’exercice des droits naturels de la femme n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison. » DDFC, Art. 4.
« […] l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » DDHC, art. 4.

6 ♦ « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune […] ». DDFC, Art. 10.
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». DDHC, art. 10.

7 ♦ « La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration ». DDFC, art. 15.
« La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». DDHC, art. 15

8 ♦ « Femme, réveille-toi ! Le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes droits ». DDFC, Postambule.

9 ♦ Quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir ». DDFC, Postambule.

10 ♦ Si tenter de donner à mon sexe une consistance honorable et juste est considéré dans ce moment comme un paradoxe de ma part, et comme tenter l’impossible, je laisse aux hommes à venir la gloire de traiter cette matière ; mais, en attendant, on peut la préparer par l’éducation nationale, par la restauration des mœurs et par les conventions conjugales. DDFC, Postambule.

 

La Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne :

Un plaidoyer
pour la démocratie

Rédigée le 14 août 1791, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne est non seulement un plaidoyer fondateur de la cause féministe, mais plus largement un testament emblématique de notre démocratie. Dédiée à Marie-Antoinette pour affirmer que la question des femmes dépasse les clivages sociaux et politiques, la Déclaration d’Olympe de Gouges féminise entièrement la Déclaration des Droits de l’Homme du 27 août 1789. Comme le note Nicole Pellegrin, « c’est là un moyen proprement renversant de prendre au mot les révolutionnaires et de les placer face à leurs contradictions en matière d’égalité »¹. De fait, les femmes sont les grandes perdantes de la Révolution. Avec une ironie féroce, Olympe de Gouges n’hésite pas à stigmatiser ce dénigrement du féminin : « Les femmes ont le droit de monter à l’échafaud. Elles doivent également avoir celui de monter à la tribune ».

Négligée et incomprise de ses contemporains, Olympe de Gouges combattit l’esclavage, le sexisme, les violences faites aux femmes et s’engagea pour la reconnaissance juridique et l’émancipation politique des femmes à travers une œuvre littéraire très riche, et proprement réformatrice. C’est ainsi que la quatrième partie de la Déclaration « propose un « contrat social » qui redéfinit le mariage à la manière de notre PACS actuel »². Sans doute parce qu’elle s’attaquait à tant de préjugés et d’injustices, elle fut jetée en prison par la Terreur révolutionnaire, jugée sommairement et condamnée à l’échafaud. Je vous laisse méditer ces propos tenus par un rédacteur du Moniteur universel : « Elle voulut être homme d’État et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe »³.

Illustration : © 2021, Bruno Rigolt. Photomontage d’après Alexandre Kucharski (attribué à), portrait d’Olympe de Gouges. Pastel sur parchemin, vers 1788 (coll. privée) ; J. Howard Miller, « We Can Do It! », 1942.

Ainsi que le remarque Yannick Ripa dans un ouvrage remarquable, « Olympe de Gouges est guillotinée pour avoir enfreint, par un manifeste en faveur des Girondins, la loi du 29 mars 1793 interdisant les écrits contre-révolutionnaires ; son élimination est aussi une condamnation sans appel des femmes révolutionnaires ; le procureur Chaumette la condamne en tant que « femme-homme », « virago » qui « abandonne les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes »⁴.

Portrait présumé d’Olympe de Gouges, par Madame Aubry.
Aquarelle conservée au musée Carnavalet (Paris).

Par sa force oratoire et la portée de ses idées, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne est un texte visionnaire qui se doit de figurer aujourd’hui au Panthéon des Lettres françaises.

Bruno Rigolt

NOTES
(1) Nicole Pellegrin, Écrits féministes de Christine de Piran à Simone de Beauvoir. Coll. « Champs classiques », Flammarion, Paris 2010, page 76.
(2) ibid. page 77.
(3) Le Moniteur Universel, 29 brumaire an II (19 novembre 1793), t. XVIII, numéro 59. J’aurais pu aussi citer ces propos (sur Olympe de Gouges, Marie Antoinette et Marie-Jeanne Roland) qui vont dans le même sens : « En peu de temps, le tribunal révolutionnaire vient de donner aux femmes un grand exemple qui ne sera pas perdu pour elles : car la justice toujours impartiale, place sans cesse la leçon à côté de la sévérité ».
(4) Yannick Ripa, Les Femmes, actrices de l’histoire. France, de 1789 à nos jours. Armand Colin, collection U « Histoire », Paris 2002, page 23. Voici les propos exacts du Procureur Chaumette rapportés par Elisabeth Badinter : « Rappelez-vous cette femme hautaine d’un époux perfide, la Roland, qui se crut propre à gouverner la République, et qui concourut à sa perte. Rappelez-vous, hier cette virago, cette homme-femme, l’impudente Olympe de Gouges, qui la première, institua des assemblées de femmes, voulut politiquer et commit des crimes. Tous ces êtres immoraux ont été anéantis sous le fer vengeur des lois ». Elisabeth Badinter, Condorcet, Prudhomme, Guyomar : Paroles d’hommes (1790-1793), P.O.L. Paris 1989, pages 181-182.


Ressources :

Eliane Viennot. Les « droits humains » (sur Vimeo)
Dans cette conférence à l’Assemblée nationale, l’historienne Éliane Viennot aborde la Déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges.

  • À lire utilement : Olivier Blanc, « Celle qui voulut politiquer », Olympe de Gouges, une femme du XXIe siècle (Le Monde diplomatique, novembre 2008).
  • 4 podcasts de France Culture : « Olympe de Gouges, pionnière du féminisme » (La fabrique de l’histoire, 2013) :
  • Olympe de Gouges 1/4

  • Olympe de Gouges 2/4
  • Olympe de Gouges 3/4
  • Olympe de Gouges 4/4

Olympe de Gouges
Déclaration des Droits de la femme et de la Citoyenne

Textes présentés à l’oral du Bac

1. Préambule
2. Postambule
3. Parcours : Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, extrait (1576, posth.)

Explication de texte n°1 : Préambule

Téléchargez l’explication au format .pdf : cliquez ici.

____Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation¹, demandent d’être constituées en Assemblée nationale.
____Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de la femme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous.
____En conséquence, le sexe supérieur, en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne.

1. Comparez avec la DDHC : « Les Représentants du peuple français ». Chez O. de G. le terme « nation » désigne « la réunion de la femme et de l’homme » (DDFC, art. 3).

 

Annexe : DDHC de 1789, « Préambule »

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

En conséquence, l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen.

Explication de texte n°2 : Postambule

____Femme, réveille-toi ; le tocsin¹ de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité² a dissipé tous les nuages de la sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n’avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de l’homme. La réclamation de votre patrimoine fondée sur les sages décrets de la nature ! Qu’auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? Le bon mot du Législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison, ne vous répètent : « Femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? » —Tout, auriez-vous à répondre. S’ils s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l’énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l’Être Suprême. Quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir.

1. Tocsin : Sonnerie de cloche à coups répétés et prolongés pour donner l’alarme en cas d’alerte, de catastrophe naturelle, d’incendie, de mobilisation générale, etc. |CNRTL|. Ici, le terme désigne l’appel solennel de la raison.

2. « Le flambeau de la vérité » : cf.  Dumarsais, article « philosophe » (Encyclopédie) « Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme ; mais c’est une machine qui, par sa constitution mécanique, réfléchit sur ses mouvements. […] Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu’ils font soient précédées de la réflexion ; ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres, au lieu que le philosophe, dans ses passions même, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précédé d’un flambeau ».


Parcours de lecture : écrire et combattre pour l’égalité
Explication de texte pour l’oral du Bac :

  • 3. Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, extrait (1576, posth.)

Explication de texte n°3 : Étienne de La Boétie
Discours de la servitude volontaire, extrait (1576, posth.)

Mais certes, s’il y a bien quelque chose de clair et d’apparent dans la nature, et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est le fait que la nature, ministre de Dieu et gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et comme il semble, selon un même moule, afin que nous nous reconnaissions tous comme compagnons ou plutôt comme frères. Et si, partageant les présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps, soit en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres[1], cependant elle n’a pas pour autant eu l’intention de nous mettre en ce monde comme en un champ clos[2], et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés[3] comme des brigands armés dans une forêt pour y brutaliser les plus faibles. Au contraire, il faut plutôt croire que faisant ainsi des parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection afin qu’elle eût où s’employer[4], les uns ayant la possibilité de donner de l’aide, les autres ayant besoin d’en recevoir.

Puisque donc cette bonne mère nous a donné à tous la terre pour demeure, nous a tous logés en quelque façon dans la même maison, nous a tous façonnés selon le même patron[5] afin que chacun pût se mirer[6] et quasiment se reconnaître en l’autre, si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous rapprocher et fraterniser davantage, et faire par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées une communion de nos volontés, si elle a tâché par tous les moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société, si elle a montré en toutes choses qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns[7], il ne faut pas douter que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons. Et il ne peut venir à l’esprit de personne que la nature en ait mis certains en servitude, puisqu’elle nous a tous faits membres d’une compagnie.

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, extrait (1576, posth.)

[1] Elle a avantagé physiquement ou intellectuellement certains plus que d’autres.
[2] Référence à la pratique des duels et, plus largement, à l’idée d’enfermement.
[3] Ceux qui agissent avec le plus d’à-propos ou de réflexion.
[4] Afin que la solidarité ait les moyens de se manifester.
[5] Modèle d’après lequel un vêtement est fabriqué.
[6] S’observer, se regarder.
[7] Faisant tous partie d’une même unité, le genre humain.


Groupement de textes n°1 : 

Les femmes et le combat pour l’égalité des droits
le féminisme comme condition de l’humanisme

« Aux grandes femmes la patrie reconnaissante ». Exposition de la mairie de Paris le 8 mars 2002.
La façade du Panthéon, photographiée par Christine Bard.

 

  • Texte 1 : Christine de Pisan, l’Epistre au Dieu d’amours, 1399.
  • Texte 2 : Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme, 1792.
  • Texte 3 : George Sand, Lettres à Marcie, « Lettre six », mai 1837.
  • Texte 4 : Hubertine Auclert, Discours prononcé au Congrès ouvrier socialiste de Marseille, 1879.
  • Texte 5 : Louise Michel, Mémoires, 1886
  • Texte 6 : Colette, Claudine s’en va (dernière page), 1903.
  • Texte 7 : Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.
  • Texte 8 : Annie Leclerc, Parole de femme, 1974.
  • Texte 9 : Benoîte Groult, Ainsi soit-elle, 1975.
  • Texte 10 : Gisèle Halimi, Une farouche liberté, 2020.

Texte 1 : Christine de Pisan, l’Epistre au Dieu d’amours, 1399.

Analyse disponible sur ce site : https://brunorigolt.org/2012/03/07/la-citation-de-la-semaine-christine-de-pisan-premiere-feministe-de-loccident/

Et ainsi sont les femmes diffamées 
Par tant de gens et à grand tort blâmées
En paroles et dans plusieurs écrits,
Où qu’il soit, vrai ou non, tel est le cri. 
Mais, quoi qu’on en ait médit ou mal écrit,
Je ne trouve aucun livre ni récit […]
Aucun Evangile qui du mal des femmes témoigne 
Mais maint grand bien, mainte haute valeur,
Grande prudence, grande sagesse et grande constance, 
Parfait amour […] Grande charité, fervente volonté,
Ferme et entier courage assumé 
De servir Dieu, et vraie preuve elles en firent. […] Hormis les femmes,
Le doux Jésus fut de tous délaissé, blessé, mort et décomposé.
[…]
Quoi de mauvais donc [sur les femmes] peut être dit ? 
Par leur mérite, n’ont-elles pas droit au paradis ?
De quels crimes peut-on les accuser ?

[…]
Par ces preuves justes et véritables 
Je conclus que tous les hommes raisonnables
Doivent considérer les femmes, les chérir, les aimer,
Et ne doivent avoir à cœur de les blâmer
Elles de qui tout homme est descendu. 

Christine de Pisan, l’Epistre au Dieu d’amours (1399)
Adapté du moyen Français par Bruno Rigolt

Texte 2 : Mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme, 1792.

Épître dédicatoire

Dans ma réclamation des droits de la Femme, mon principal argument est établi sur ce principe simple, que si la Femme n’est point préparée par l’éducation à devenir la compagne de l’homme, elle arrêtera le progrès des Lumières. Car la vérité doit être commune aux deux sexes, ou nous courons le risque de la voir sans effet, par rapport à son influence dans la pratique générale ; et comment veut-on que la Femme y coopère à moins qu’elle ne sache de quelle manière elle doit être vertueuse ? […] 

Épître dédicatoire, À Monsieur Talleyrand-Périgord, ancien Évêque d’Autun.

Introduction

[…] ____On s’est plus occupé dans ces derniers temps de l’éducation des Femmes, que par le passé. Cependant on les regarde encore comme un sexe frivole ; et les écrivains qui veulent les corriger par la satyre ou l’instruction, leur prodiguent encore les sarcasmes ou la pitié. L’on n’ignore pas qu’elles continuent de perdre les premières années de leur vie à se donner une teinture de connaissances, un vernis agréable, mais léger. Pendant ce temps, la force du corps et celle du caractère, se trouvent sacrifiées aux notions peu chastes, libertines même, tranchons le mot, que les hommes ont prises de la beauté, elles-mêmes les immolent au désir d’un établissement ; — car la seule voie, pour les Femmes de s’élever, dans le monde, c’est le mariage, et ce violent désir, étouffant toutes leurs idées morales pour n’en laisser subsister que de basses, à peine sont-elles mariées, qu’elles se conduisent comme des enfants. Elles s’habillent, mettent du blanc, du rouge, et on nomme ces poupées le plus bel ouvrage du créateur. — Ces êtres faibles et dégradés ne sont bons, suivant moi, qu’à figurer dans un harem ! — Je le demande en bonne foi, de pareilles Femmes sont-elles en état de gouverner une famille, ou de prendre soin des pauvres petites créatures si intéressantes qu’elles mettent au monde ?

Mary Wollstonecraft, Défense des droits des femmes,
Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique, 1792 (Introduction, p. 1-15).

Source : Wikisource (https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9fense_des_droits_des_femmes/00a ; https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9fense_des_droits_des_femmes/00b).

Texte 3 : George Sand, Lettres à Marcie, « Lettre six », mai 1837.

Analyse disponible sur ce site : https://brunorigolt.org/2010/10/16/la-citation-de-la-semaine-george-sand/

____Je sais que certains préjugés refusent aux femmes le don d’une volonté susceptible d’être éclairée, l’exercice d’une persévérance raisonnée. Beaucoup d’hommes aujourd’hui font profession d’affirmer physiologiquement et philosophiquement que la créature mâle est d’une essence supérieure à celle de la créature femelle. Cette préoccupation me semble assez triste, et, si j’étais femme, je me résignerais difficilement à devenir la compagne ou seulement l’amie d’un homme qui s’intitulerait mon dieu […]. C’est un étrange abus de la liberté philosophique de s’aventurer dans des discussions qui ne vont à rien de moins qu’à détruire le lien social dans le fond des cœurs, et ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que ce sont les partisans fanatiques du mariage qui se servent de l’argument le plus propre à rendre le mariage odieux et impossible. […].

L’égalité, je vous le disais précédemment, n’est pas la similitude. Un mérite égal ne fait pas qu’on soit propre aux mêmes emplois, et, pour nier la supériorité de l’homme, il eût suffi de lui confier les attributions domestiques de la femme. Pour nier l’identité des facultés de la femme avec celles de l’homme, il suffirait de même de lui confier les fonctions publiques viriles […]. Dieu serait injuste s’il eût forcé la moitié du genre humain à rester associée éternellement à une moitié indigne d’elle ; autant vaudrait l’avoir accouplée à quelque race d’animaux imparfaits. À ce point de vue. il ne manquerait plus aux conceptions systématiques de l’homme que de rêver, pour suprême degré de perfectionnement, l’anéantissement complet de la race femelle et de retourner à l’état d’androgyne.

Eh quoi ! la femme aurait les mêmes passions, les mêmes besoins que l’homme, elle serait soumise aux mêmes lois physiques, et elle n’aurait pas l’intelligence nécessaire à la répression et à la direction de ses instincts ? On lui assignerait des devoirs aussi difficiles qu’à l’homme, on la soumettrait à des lois morales et sociales aussi sévères, et elle n’aurait pas un libre arbitre aussi entier, une raison aussi lucide pour s’y former ! Dieu et les hommes seraient ici en cause. Ils auraient commis un crime, car ils auraient placé et toléré sur la terre une race dont l’existence réelle et complète serait impossible. Si la femme est inférieure à l’homme, qu’on tranche donc tous ses liens, qu’on ne lui impose plus ni amour fidèle ni maternité légitime, qu’on détruise même pour elle les lois relatives à la sûreté de la vie et de la propriété, qu’on lui fasse la guerre sans autre forme de procès. Des lois dont elle n’aurait pas la faculté d’apprécier le but et l’esprit aussi bien que ceux qui les créent seraient des lois absurdes, et il n’y aurait pas de raison pour ne pas soumettre les animaux domestiques à la législation humaine.

[…] Les femmes reçoivent une déplorable éducation ; et c’est là le grand crime des hommes envers elles. Ils ont porté l’abus partout, accaparant les avantages des institutions les plus sacrées. Ils ont spéculé jusque sur les sentiments les plus naïfs et les plus légitimes. Ils ont réussi à consommer cet esclavage et cet abrutissement de la femme, qu’ils disent être aujourd’hui d’institution divine et de législation éternelle. Gouverner est plus difficile qu’obéir. Pour être le chef respectable d’une famille, le maître aimé et accepté d’une femme, il faut une force morale individuelle, les lois sont impuissantes. Le sentiment du devoir, seul frein de la femme patiente, l’élève tout à coup au-dessus de son oppresseur.

George Sand, Lettres à Marcie, « Lettre six », mai 1837

Texte 4 : Hubertine Auclert, « Discours prononcé au Congrès ouvrier socialiste de Marseille », 1879.

Ah ! nous vivons sous une façon de République qui prouve que les mots les plus sublimes deviennent de vains titres qui s’étalent aux regards, quand dans les sociétés les principes qu’ils représentent ne sont pas intégralement appliqués. Une République qui maintiendra les femmes dans une condition d’infériorité ne pourra pas faire les hommes égaux. Avant que vous, hommes, vous conquerriez le droit de vous élever jusqu’à vos maîtres, il vous est imposé le devoir d’élever vos esclaves, les femmes, jusqu’à vous.

Beaucoup n’ont jamais réfléchi à cela. Aussi bien, si dans cette imposante assemblée. je posais cette question : Êtes-vous partisans de l’égalité humaine ? Tous me répondraient : Oui. Car ils entendent en grande majorité, par égalité humaine, l’égalité des hommes entre eux. Mais si je changeais de thème, si pressant les deux termes — homme et femme —  sous lesquels l’humanité se manifeste, je vous disais : Êtes-vous partisans de l’égalité de l’homme et de la femme ? Beaucoup me répondraient : Non. Alors que parlez-vous d’égalité, vous qui étant vous-mêmes sous le joug, voulez garder des êtres au-dessous de vous. Que vous plaignez-vous des classes dirigeantes, puisque vous faites, vous dirigés, la même œuvre à l’égard des femmes que les classes dirigeantes ?

[…] On trouve bon de faire des recherches scientifiques sur tout. Chaque jour, on découvre aux animaux et aux végétaux des qualités nouvelles. On multiplie les expériences tendant à tirer des bêtes tout l’utile, des plantes tout le salutaire. Mais jamais encore on n’a songé à mettre la femme dans une situation identique à celle de l’homme, de façon à ce qu’elle puisse se mesurer avec lui et prouver l’équivalence de ses facultés. […] Jamais on n’a essayé de prendre un nombre déterminé d’enfants des deux sexes, de les soumettre à la même méthode d’éducation, aux mêmes conditions d’existence. « Qu’on renverse les conditions, dit un auteur, qu’on mette les garçons de 12 à 16 ans à la cuisine, à la couture et qu’on laisse les jeunes filles dans les écoles industrielles ; qu’on les fasse entrer en possession de tous les droits qui ont été jusqu’ici le lot exclusif des hommes ; qu’on enserre les jeunes gens dans l’étiquette et les préjugés à l’aide desquels on a garrotté les femmes ; bientôt les rapports entre la valeur des deux sexes seront totalement renversés.

Vous ne voulez pas faire cette expérience ? Savez-vous bien alors que vous nous permettez de croire, à nous femmes, que vous avez moins le doute que la crainte de notre égalité. En continuant à nous laisser dans une vie atrophiante, vous imitez, vous hommes civilisés, les barbares, possesseurs d’esclaves, qui exploitent avec grand profit !a prétendue infériorité de leurs semblables.

Hubertine Auclert, « Discours prononcé au Congrès ouvrier socialiste de Marseille », 1879.
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k753891/f1.item.texteImage

Texte 5 : Louise Michel, Mémoires, 1886.

____Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.
____En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.
____Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.
____Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde.
[…]
____Si le diable existaitil saurait que si l’homme règnemenant grand tapagec’est la femme qui  gouverne à petit bruit. Mais tout ce qui se fait dans l’ombre ne vaut rien ; ce pouvoir mystérieux, une fois  transformé en égalité, les petites vanités mesquines et les grandes tromperies disparaîtront ; alors il n’y aura plus ni la brutalité du maître, ni la perfidie de l’esclave.
[…] ____Les fillesélevées dans la niaiseriesont désarmées tout exprès pour être mieux trompées : c’est cela qu’on veut.
____
C’est absolument comme si on vous jetait à l’eau après vous avoir défendu d’apprendre à nagerou même lié les membres.
____Sous prétexte de conserver l’innocence d’une jeune filleon la laisse rêver, dans une ignorance profonde, à des choses qui ne lui feraient nulle impression, si elles lui étaient connue par de simples questions de botanique ou d’histoire naturelle.
[…] ____Quelquefois les agneaux se changent en lionnesen tigressesen pieuvres.
____C’est bien fait ! Il ne fallait pas séparer la caste des femmes de l’humanité. Estce qu’il n’y a pas des marchés  l’on vend, dans la rueaux étalages des trottoirsles belles filles du peuple, tandis que les filles des riches sont vendues pour leur dot ?
____
L’unela prend qui veut ; l’autreon la donne à qui on veut.
____La prostitution est la même. […].
____
Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire.

Louise Michel,  Mémoires de Louise Michel, écrits par elle-même,
F. Roy éd. Paris 1886, p. 115-121.
BnF Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83088k

Texte 6 : Colette, Claudine s’en va (dernière page), 1903.

Présentation du texte : https://brunorigolt.org/2009/09/23/la-citation-de-la-semaine-colette/
Analyse disponible à cette adresse : https://brunorigolt.org/2018/02/08/entrainement-a-leaf-corrige-de-commentaire-litteraire-colette-claudine-sen-va-1903-derniere-page/

 

Je viens de lire la dépêche d’Alain. Dans trente-six heures, il sera ici, et moi… Je prends ce soir le rapide de Paris-Karlsbad, qui nous conduisit jadis vers Bayreuth. De là… je ne sais encore. Alain ne parle pas allemand, c’est un petit obstacle de plus.

J’ai bien réfléchi depuis avant-hier, ma tête en est toute fatiguée. Ma femme de chambre va s’étonner autant que mon mari. Je n’emmène que mes deux petits amis noirs : Toby le chien, et Toby le revolver. Ne serai-je pas une femme bien gardée ? Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… Ce n’est pas une fuite folle, une évasion improvisée que la mienne ; il y a quatre mois que le lien, lentement rongé, s’effiloche et cède. Qu’a-t-il fallu ? Simplement que le geôlier distrait tournât les talons, pour que l’horreur de la prison apparût, pour que brillât la lumière aux fentes de la porte.

Devant moi, c’est le trouble avenir. Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne m’avertisse […]. Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre… Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ?

Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici. Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t’aime. Je n’ai que toi, hélas, à aimer.

← Colette en 1912 (détail) © Roger-Viollet. Retouche et colorisation : Bruno Rigolt

Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, une semaine durant, les tables d’hôte, dont s’éprend soudain le collégien en vacances ou l’arthritique des villes d’eaux… la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame… la dame en noir, ou la dame en bleu, dont la mélancolie distante blesse et repousse la curiosité du compatriote de rencontre… Celle aussi qu’un homme suit et assiège, parce qu’elle est jolie, inconnue, ou parce que brillent à ses doigts des perles rondes et nacrées… Celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant… Non, Claudine, je ne frémis pas. Tout cela c’est la vie, le temps qui coule, c’est le miracle espéré à chaque tournant du chemin, et sur la foi duquel je m’évade.

FIN

Colette, Claudine s’en va (dernière page), 1903

Texte 7 : Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949.

Présentation et analyse : https://brunorigolt.org/2011/10/23/la-citation-de-la-semaine-simone-de-beauvoir/

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. […]. En vérité, l’influence de l’éducation et de l’entourage est ici immense. […]

Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme « féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société.

L’immense chance du garçon, c’est que sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi. Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d’indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose.

Certes, il s’éprouve aussi comme « pour autrui », il met en question sa virilité et il s’ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c’est qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonté de s’affirmer dans des projets concrets. C’est en faisant qu’il se fait être, d’un seul mouvement.

Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son « être-autre » ; on lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet […].

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (tome 2, L’expérience vécue), Paris, Gallimard 1949

Texte 8 : Annie Leclerc, Parole de femme, 1974.

Présentation du texte : https://brunorigolt.org/2009/09/23/la-citation-de-la-semaine-colette/
Analyse disponible à cette adresse : https://brunorigolt.org/2016/03/12/annie-leclerc-parole-de-femme-texte-explique-lecture-analytique-eaf/

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. Tout est à inventer. Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir.

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste.

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire.

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? Les hommes ont la parole. Le monde est la parole de l’homme. Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre. C’est pour faire oublier qu’elles disent toutes la même chose : notre parole d’homme décide. Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde.

[…] Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. […] Et je me dis : l’Homme ? Qu’est-ce que c’est, l’Homme ? L’Homme, c’est ce dont l’homme a accouché. Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous.

[…] Toute bancale qu’elle fut, la machine fonctionna incomparablement mieux qu’aucune machine jamais conçue. Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole.

Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.

[…] Inventer, est-ce possible ?

[…] Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…

Annie Leclerc, Parole de femme, Grasset, Paris 1974
2001 pour la présente édition (« Babel » n°473, Actes Sud), page 15 et suivantes

NB : La structure des paragraphes a été modifiée, pour des raisons de mise en page.

Texte 9 : Benoîte Groult, Ainsi soit-elle, 1975.

Présentation du passage : https://brunorigolt.org/2010/09/26/la-citation-de-la-semaine-benoite-groult/

Quand suis-je devenue féministe ? Je ne m’en suis même pas aperçue. C’est arrivé beaucoup plus tard et sans doute parce que j’avais eu tant de mal à devenir féminine. Toute cette jeunesse paralysée par le trac de ne pas correspondre à la définition imposée […]. Pendant tous ces siècles, happées dans un vertige climatisé, nous vivions comme on nous enjoignait de vivre, pensions comme on nous imposait de penser […]. benoite_groult_1.1285526373.JPGIci, vous pouvez… là, c’est laid. Et notre docilité devant les lois de la société camouflées en décrets de la Providence paraissait si congénitale, on s’était si bien habitué en haut lieu à nous voir rester à notre place, que l’on est stupéfait, voire indigné aujourd’hui, devant cette soudaine agitation qui s’est emparée de tant de femmes. Harpies domestiques ou Messalines, saintes femmes ou putains, mères dévouées ou mères indignes, d’accord. Ce sont des types codifiés et admis et nous restons dans nos rôles. Mais que nous nous mêlions de repenser chaque acte de la vie selon notre optique à nous, de tout remettre en question depuis le « Tu enfanteras dans la douleur » si longtemps subi comme une volonté divine, jusqu’au schéma du bonheur humble et passif mitonné pour nous par Freud, notre Petit Père, voilà qui paraît indécent et inadmissible. Les hommes ont toujours été ravis quand nous étions capricieuses, coquettes, jalouses, possessives, vénales, frivoles… excellents défauts, soigneusement encouragés parce que rassurants pour eux. Mais que ces créatures-là se mettent à penser, à vivre en dehors des rails, c’est la fin d’un équilibre, c’est la faute inexpiable.

Benoîte Groult, Ainsi soit-elle, Grasset, Paris 1975.

Texte 10 : Gisèle Halimi, Une farouche liberté, 2020.

Enfin, n’ayez pas peur de vous dire féministes. C’est un mot magnifique, vous savez. C’est un combat valeureux qui n’a jamais versé de sang. Une philosophie qui réinvente des rapports hommes-femmes enfin fondés sur la liberté. Un idéal qui permet d’entrevoir un monde apaisé où les destins des individus ne seraient pas assignés par leur genre ; et où la libération des femmes signifierait aussi celle des hommes, désormais soulagés des diktats de la virilité. Quand on y songe, quel fardeau sur leurs épaules !

Les féministes de ma génération se sont vaillamment battues. Nous avons arraché une à une des réformes qui profitent à toute la société française : lois sur la contraception, l’avortement, le divorce, reconnaissance du harcèlement sexuel comme un délit et du viol comme un crime, mesures en faveur de la parité politique et de l’égalité professionnelle… Disons qu’on a bien déblayé le terrain. Mais il faut une relève à qui tendre le flambeau. Le combat est une dynamique. Si on arrête, on dégringole. Si on arrête, on est foutues. Car les droits des femmes sont toujours en danger. […]

Soyez dans la conquête. Gagnez de nouveaux droits sans attendre qu’on vous les « concède ». Créez des réseaux d’entraide – les hommes en bénéficient depuis des lustres – et misez sur la sororité. Désunies, les femmes sont vulnérables. Ensemble, elles possèdent une force à soulever des montagnes et convertir les hommes à ce mouvement profond. Le plus fascinant de toute l’histoire de l’humanité. […]

Il a fallu serrer les dents, s’adapter, inventer, résister. Refouler nos envies, mais pas notre imaginaire. Brider nos pulsions, pas notre volonté. Étouffer nos talents, pas notre sensibilité. Sans doute même s’est-elle développée, et nous donne-t-elle un sens de l’autre plus aigu, une indulgence pour la marge, une empathie pour les fragiles… Une nouvelle nature ? Je ne saurais trancher. Mais je sais que de ces valeurs d’opprimés – courage, endurance, résilience – peut jaillir une formidable créativité. On ne naît pas féministe, on le devient.

Gisèle Halimi, avec Annick Cojean, Une farouche liberté, © Grasset 2020.

Présentation du livre et lecture d’un extrait sur le site de l’éditeur : https://www.grasset.fr/livres/une-farouche-liberte-9782246824237


Groupement de textes n°2 : 

Les combats pour l’égalité
combattre les inégalités et l’esclavage au XVIIIème siècle

  • Texte 1 : Marivaux, L’Île des esclaves, 1725.
  • Texte 2 : Voltaire, Candide, 1759.
  • Texte 3 : Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772.
  • Texte 4 : Olympe de Gouges, Réflexion sur les hommes nègres, 1788.

 

Texte 1 : Marivaux, L’Île des esclaves (1725), scène 1 (extrait).
Pour accéder à l’intégralité de la pièce, cliquez ici. 

Scène 1

Iphicrate s’avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.

IPHICRATEaprès avoir soupiré. − Arlequin !
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture.− Mon patron !
IPHICRATE − Que deviendrons-nous dans cette île ?

ARLEQUIN − Nous deviendrons maigres, étiques [1], et puis morts de faim ; voilà mon sentiment [2] et notre histoire.
IPHICRATE − Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos amis ont péri, et j’envie maintenant leur sort.
ARLEQUIN − Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité [3].
IPHICRATE − Dis-moi ; quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée :  je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île et je suis d’avis que nous les cherchions.
ARLEQUIN − Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie. J’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers comme de raison [4], et puis je vous donnerai le reste.
IPHICRATE − Eh ! ne perdons point notre temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d’ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes seuls dans l’île des Esclaves.
ARLEQUIN − Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
IPHICRATE − Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
ARLEQUIN − Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l’ai entendu dire aussi ; mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE − Cela est vrai.
ARLEQUIN − Eh ! encore vit-on [5].
IPHICRATE − Mais je suis en danger de perdre la liberté et peut-être la vie : Arlequin, cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
ARLEQUINprenant sa bouteille pour boire. − Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
IPHICRATE − Suis-moi donc ?
ARLEQUIN siffle − Hu ! hu ! hu !
IPHICRATE − Comment donc ! que veux-tu dire ?
ARLEQUINdistrait, chante − Tala ta lara.
IPHICRATE − Parle donc ; as-tu perdu l’esprit ? À quoi penses-tu ?
ARLEQUINriant − Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! Je vous plains, par ma foi ; mais je ne saurais m’empêcher d’en rire.
IPHICRATEà part les premiers mots. − Le coquin abuse de ma situation : j’ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
ARLEQUIN − J’ai les jambes si engourdies !…
IPHICRATE − Avançons, je t’en prie.
ARLEQUIN − Je t’en prie, je t’en prie; comme vous êtes civil [6] et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela.
IPHICRATE − Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et, en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
ARLEQUINen badinant. − Badin [7], comme vous tournez cela ! (Il chante.)
L’embarquement est divin,

Quand on vogue, vogue, vogue ;
L’embarquement est divin
Quand on vogue avec Catin [8].
IPHICRATEretenant sa colère. −  Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN − Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE − Eh ne sais-tu pas que je t’aime ?
ARLEQUIN − Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s’ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s’ils sont en vie, cela se passera, et je m’en goberge.
IPHICRATEun peu ému.− Mais j’ai besoin d’eux, moi.
ARLEQUINindifféremment. − Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !
IPHICRATE − Esclave insolent !
ARLEQUINriant. −  Ah ! ah ! vous parlez la langue d’Athènes ; mauvais jargon que je n’entends plus.
IPHICRATE − Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUINse reculant d’un air sérieux. − Je l’ai été, je le confesse à ta honte, mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave ; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m’en diras ton sentiment, je t’attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maîtres.
Il s’éloigne.
IPHICRATEau désespoir, courant après lui, l’épée à la main.− Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.

ARLEQUIN − Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.

[1] Etiques : squelettiques.
[2] Sentiment : opinion, impressions.
[3] La même commodité : le même sort.
[4] Comme de raison : comme cela est juste.
[5] Encore vit-on : au moins on est en vie.
[6] Civil : plein de manières, poli.
[7] Badin : qui aime rire.
[8] Catin : ici, diminutif plaisant de Catherine.

Texte 2 : Voltaire, Candide, chapitre 19 « Le nègre de Surinam », 1759.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.

Texte 3 : Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772.
Pour accéder à l’ouvrage dans son intégralité, cliquez ici.

 

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta :

« Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.

Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières.

Texte 4 : Olympe de Gouges, Réflexion sur les hommes nègres, 1788.
Pour consulter le texte dans son intégralité, cliquez ici.

____L’espèce d’hommes nègres m’a toujours intéressée à son déplorable sort. À peine mes connaissances commençaient à se développer, et dans un âge où les enfants ne pensent pas, que l’aspect d’une Négresse que je vis pour la première fois, me porta à réfléchir, et à faire des questions sur sa couleur.

____Ceux que je pus interroger alors, ne satisfirent point ma curiosité et mon raisonnement. Ils traitaient ces gens-là de brutes, d’êtres que le Ciel avait maudits ; mais, en avançant en âge, je vis clairement que c’était la force et le préjugé qui les avaient condamnés à cet horrible esclavage, que la Nature n’y avait aucune part, et que l’injuste et puissant intérêt des Blancs avait tout fait. […]

L’homme partout est égal. Les Rois justes ne veulent point d’esclaves ; ils savent qu’ils ont des sujets soumis, et la France n’abandonnera pas des malheureux qui souffrent mille trépas pour un, depuis que l’intérêt et l’ambition ont été habiter les îles les plus inconnues. Les Européens avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l’or, ont fait changer la Nature dans ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a sacrifié son père, les frères se sont combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs au marché. Que dis-je ? c’est devenu un Commerce dans les quatre parties du monde.

____Un commerce d’hommes !… Grand Dieu ! et la Nature ne frémit pas ! S’ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux ? et en quoi les Blancs diffèrent-ils de cette espèce ? […] Tout est varié, et c’est là la beauté de la Nature. Pourquoi donc détruire son Ouvrage ? […].

N’est-il pas atroce aux Européens, qui ont acquis par leur industrie des habitations considérables, de faire rouer de coups du matin au soir les infortunés qui n’en cultiveraient pas moins leurs champs fertiles, s’ils avaient plus de liberté et de douceur ?

____Leur sort n’est-il pas des plus cruels, leurs travaux assez pénibles, sans qu’on exerce sur eux, pour la plus petite faute, les plus horribles châtiments ? On parle de changer leur sort, de proposer les moyens de l’adoucir, sans craindre que cette espèce d’hommes fasse un mauvais usage d’une liberté entière et subordonnée.

Olympe de Gouges, Réflexion sur les hommes nègres, Cailleau, libraire-éditeur, 1788.
Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A9flexions_sur_les_hommes_n%C3%A8gres